Surmonter les épreuves d’une vie : souvenirs d’une grand-mère
S’Franz-Michel’s Gretel (1856-1947) : d’Moutt’r[1]
Laissons-la se raconter elle-même.
Je suis née le 14 mars 1856 à Niederlauterbach dans le Bas-Rhin. Mon père Frànz-Mich’l, Fàtt’r[2], était maçon ; il m’a donné le prénom de Marguerite, patronne de la paroisse, diminutif Grét’l. Toute ma vie je serai donc « s’FrànzMichel’s Gret’l ». Ma mère était l’une des quatre sœurs Weigel (ou Dräjer), Marie-Anne, fille de François-Jacques Weigel et Madeleine Baumann. Marie-Anne s’est mariée avec François-Michel Ries, maçon. Sa petite sœur Catherine, ma tante, s’est mariée à Wissembourg avec un gendarme dont elle a eu un fils qui est devenu le colonel Engelhard, le jeune cousin dont j’étais si fière, qui a survécu à la Grande Guerre, a été décoré de la Légion d’Honneur, et a fini ses jours en 1931 à Angoulême où son fils a fondé une papeterie.
J’avais quatorze ans quand les Prussiens ont envahi l’Alsace avec leurs chevaux et leurs canons. Ils sont venus attaquer l’Empire de Napoléon III, le « taureau gaulois[3] », pour se venger des exactions commises chez eux par son grand-père Bonaparte. Mais ils nous ont pillés, humiliés. Nous étions français, certes pas depuis toujours. Notre belle Alsace avait séduit, il y a deux cents ans, le fameux « Roi Soleil » : ‘’quel beau jardin’’, aurait-il dit en observant le paysage du haut d’un col vosgien.
Les français, séducteurs nés, ont réussi à séduire le cœur et l’esprit des alsaciens, après des soubresauts guerriers, la guerre de succession d’Espagne, la guerre de succession d’Autriche[4]. Plus tard, les alsaciens adhérèrent aux grandes idées de la Révolution, mais quelle déception sous la Terreur ! Ils ont néanmoins pardonné, et leurs enfants, en nombre, ont servi la France, tels Kléber et Kellermann, avec Bonaparte, puis d’autres sous la Restauration, et enfin sous l’Empire de Louis-Napoléon.
En 1872, le père de mon ami Paul, Jean Drey, avec tous ses enfants, a opté pour la nationalité française, c’est dire son attachement à la France. Ils sont malheureusement revenus rapidement au village, n’ayant trouvé aucune attache « dans l’Intérieur ». En 1886 je me suis mariée avec Paul, ce beau jeune homme costaud qui a appris le métier de Fàtt’r. Sa grande sœur Barbara, avait perdu son mari Georges peu de temps après la naissance de leur premier enfant, Casimir, qui n’avait que sept mois. Comment, en ce temps-là, élever seule un garçon ? Mon beau-frère Aloyse, célibataire, a secondé sa sœur et ensemble ils ont élevé le petit Casimir.
Ma petite belle-sœur Marguerite (comme moi !) s’est mariée quatre ans après moi avec un riche cultivateur du village, Pierre Müller. Tout ce petit monde se connaissait bien, habitant le haut du village : les Drey dans le Oberdorf, tout près de l’église, les Ries dans la Hintergasse, les Müller sur le Salmbacher Weg.
Ma première fille, Marie, n’a pas survécu plus de quelques heures après sa naissance. J’ai eu la grande joie d’avoir un garçon, Jean, puis un deuxième, Joseph, joies de mes parents et de mes beaux-parents. Marie-Anne et Casimir ont suivi, en 1896 et en 1900.
Nous habitions l’Unterdorf, à la sortie Est du village, une grande maison provenant de l’héritage de la maman de Paul. Dix ans plus tard nous avons racheté une maison de ma famille Ries, dans la Hintergasse, pour nous rapprocher de notre Oberdorf natal. Mon aîné Jean s’est alors lancé dans la création d’une véritable entreprise agricole, produisant céréales et produits laitiers. Moi-même je passais mes journées à filer du lin sur mon rouet.
Suite au chagrin, mon cher époux Paul a rendu l’âme deux ans plus tard. Je restais donc seule avec ma fille de 21 ans, Marie-Anne, et mon plus jeune fils Casimir, 17 ans, que nous venions d’envoyer faire des études à Ehl chez les Frères de la Doctrine Chrétienne. Il est rentré pour nous soutenir, ma fille et moi, dans les travaux des champs.
Deux ans plus tard Casimir fut convoqué au service militaire du côté de Nancy, ce fut pour moi une nouvelle épreuve, car il a failli y laisser sa vie après avoir contracté une méningite. A son retour dans la famille, je lui ai permis, en accord avec ma fille Marie, de repartir poursuivre ses études à Maretz chez les Frères Salésiens, où il n’est pas resté très longtemps, car il ne pouvait pas nous laisser seules à la ferme.
Nouvelle épreuve en 1939 : « les Prussiens reviennent », me suis-je exclamé quand la guerre a éclaté de nouveau. Casimir a été mobilisé dans l’armée française : « mon Dieu, faites qu’il revienne ! ». Marie et moi avons été embarquées dans un train à Lupstein pour être évacuées en Haute-Vienne, loin de la frontière allemande. Nous en sommes revenus après presque un an, un armistice ayant été signé par le Maréchal Pétain. Casimir, fait prisonnier par les allemands dans la poche de Dunkerque, est revenu chez nous un an plus tard, après un séjour dans une ferme de Bavière en tant que prisonnier de guerre, jusqu’à sa libération en tant qu’alsacien redevenu allemand. Son âge lui a permis d’éviter, provisoirement, la réincorporation dans la Wehrmacht.
En 1946 mon garçon s’est marié avec une toute jeune fille de la ville, que l’administration du Reich avait affectée comme Kindergärtnerin[7] à Niederlauterbach. Et, à ma grande joie, je suis enfin devenue grand-mère en 1947, et, tenant l’enfant dans mes bras, j’ai exprimé mes dernières volontés à mon entourage : « dites bien à ce garçon qu’il avait aussi une grand-mère. »
Marguerite Ries, 29 juillet 1947
Souvenirs transmis par Tata (Marie)
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