« Tant pis si les forêts brûlent ! »

« Je ne suis pas un héros ? Je le deviendrai ! Je me ferai pousser des ailes d’aigle, et ni cet incendie ni le diable en personne ne me feront peur ! Tant pis si les forêts brûlent – j’en planterai de nouvelles ! Tant pis si l’on ne m’aime pas – j’en aimerai une autre ! » Cette tirade est tirée de la scène 9 de l’acte IV de la pièce « Le Sauvage » de Tchekhov, pièce qui est à l'origine d'Oncle Vania. Elle est placée dans la bouche de Khrouchtchev, qui deviendra Astrov dans Oncle Vania, et qui vit un double drame : un drame amoureux et la destruction, sous ses yeux, par le feu de la forêt qu'il protège.
La saison de l'été bat son plein et les feux de forêts se multiplient comme chaque année. Toujours des causes d'origine humaine, des mégots mal éteints, des départs de feux volontaires... Nous avons l'impression d'une même fatalité ! Comme le personnage de Tchekhov. Mais lequel ? Le premier, l'authentique homme des bois, à savoir Khrouchtchev, ou son avatar afadi de Oncle Vania ?
Khrouchtchev ne désespère pas : « Il m’arrive de marcher en pleine nuit, à travers la forêt. Il suffit qu’une petite lumière brille au loin, pour que mon âme se réjouisse. (…) Je lutte contre ceux qui ne comprennent pas, il m’arrive de souffrir d’une manière intolérable…Mais j’ai fini par trouver ma petite lumière ! » Tel est Khrouchtchev dans Le Sauvage. Devenu Astrov, le personnage perd cette lumière qu'il trouve au fond des forêts. Dommage ? Oui, c'est dommage parce que Khrouchtchev est un authentique amoureux des forêts, un vrai écologiste. Astrov le reste, certes, mais sans cette petite lumière et il n'a pas non plus cette réplique qui dit 'j'en planterai de nouvelles !"
Un an seulement après l'échec cuisant de « L'homme des bois », Tchekhov reprit la même intrigue en la resserrant et en supprimant des personnages ; il en fit ''Oncle Vania''. « L'homme des bois » n'eut pas de succès : trop d'optimisme, pas assez écrit dans l'âme russe qui se noie dans le désespoir, l'alcool et le drame. Pourtant, il y avait un suicide vers la fin de la pièce. Alors, l'auteur a revu sa copie et il a retiré l'espoir des forêts que l'on fait repousser ainsi que la "petite lumière au lointain". Et Oncle Vania connut le triomphe que l'on sait. Quant à moi, je préfère le personnage de Khrouchtchev à celui d'Astrov. Les deux versions de ce docteur amoureux sont les porte-paroles de Tchékhov et expriment ses préoccupations face à la dégénérescence de la nature, que n’accompagne en Russie aucun progrès social. Mais, Khrouchtchev, le prototype d'Astrov est davantage dans l'idée que l'on se fait aujourd'hui du protecteur de l'environnement.
Oncle Vania, acte I - Scène 7 : Astrov explique pourquoi il ramasse la tourbe : c'est pour ne pas utiliser les arbres comme combustible.
ASTROV : « Tu peux chauffer tes cheminées avec de la tourbe et construire tes hangars en pierre. Enfin, coupe les bois par nécessité ; mais pourquoi les détruire ? Les forêts russes craquent sous la hache. Des milliards d’arbres périssent. On détruit les retraites des bêtes et des oiseaux. Les rivières ont moins d’eau et se dessèchent. De magnifiques paysages disparaissent sans retour. Tout cela parce que l’homme paresseux n’a pas le courage de se baisser pour tirer de la terre son chauffage (1).
- Passages dans Le Sauvage : « Il faut être un barbare insensé pour brûler cette beauté dans un poêle, pour anéantir ce que nous sommes incapables de créer. » Voïnitski avant la tirade de Khroutchtev (devenu Astrov dans Oncle Vania) : « Tout ce que j’ai eu l’honneur d’entendre de votre bouche sur la protection des forêts, me paraît dépassé, peu sérieux et tendancieux. » Et il ajoute (scène 8) : « Quel esprit étroit ! Chacun a le droit de dire des bêtises, mais je n’aime pas qu’on les dise avec emphase. »
(À Elèna Andréïevna.) N’est-ce pas, madame ? Il faut être un barbare insensé pour brûler cette beauté dans sa cheminée, détruire ce que nous ne pouvons pas créer. L’homme est doué de raison et de force créatrice pour augmenter ce qui lui est donné, mais, jusqu’à présent, il n’a pas créé ; il a détruit. Il y a de moins en moins de forêts. Le gibier a disparu. Le climat est gâté, et chaque jour la terre devient de plus en plus pauvre et laide.
Le Sauvage, acte II, scène IX, Khrouchtchev se voit taxer de populisme pour oser se montrer en défenseur des forêts. Déjà à l'époque, les causes justes étaient suspectes...
C'est Sonia qui tient ces propos durs à Khrouchtchev : « Et surtout, vous extrayez vous-même de la tourbe, vous plantez des forêts…tout cela est si étrange ! En un mot, vous êtes un populiste… », et un peu plus loin : « Bref, toutes vos forêts, votre tourbe, votre blouse bordée de paysan c’est de la pose, de la comédie, des mensonges et rien de plus ! »
Khrouchtchev répond peu après : « Il faut avant tout chercher en moi l’être humain, sinon vous n’aurez jamais de rapports amicaux avec les autres. Adieu ! Et croyez-moi : avec le regard que vous avez, plein de ruse et de soupçon, vous n’aimerez jamais. »
Elena prend la défense du docteur : « …Quand il a planté un arbrisseau, extrait une dizaine de kilos de tourbe, il se demande ce que cela donnera dans mille ans, il rêve déjà du bonheur de l’humanité. De tels hommes sont rares, il faut les aimer. Que Dieu vous donne du bonheur ! Tous les deux, vous êtes purs, hardis et honnêtes. Lui est fantasque, et toi, tu es intelligente et raisonnable. Vous vous complétez parfaitement… ».
Elena se fait ainsi à peu près la porte-parole de nos contemporains inquiets par la dégradation de la nature et le peu de souci que l'on met à la renouveler. Historiquement, on peut dire que c'est Khrouchtchev finalement qui l'emporte sur Astrov.
Il faut sauver la nature et se fiche du regard "plein de ruse et de soupçon" qui se moque de l'attitude spontanée de l'homme qui anticipe les siècles futurs et veut préserver ce capital.
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