Début avril, Michel Sapin et Wolfgang Schäuble, ministres des Finances français et allemand, tombaient d'accord. La taxe sur les transactions financières (TTF), ou taxe Tobin (faites rimer avec "guillotine") sera en partie mise en oeuvre avant les élections européennes. Un premier paquet de mesures passera, une deuxième tranche suivra. La raison d'une telle hâte ? La TTF serait une "nécessité". En quoi ? Difficile à dire. Il semblerait que la seule évocation du mot "taxe" agisse comme un stimulus irrépressible auprès d'une partie de la classe politique.
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En 1889, le physiologiste Petrovitch Pavlov se livre à une expérience alors inédite. Elle consiste à siffler avant de servir son écuelle à un chien, systématiquement, tant et si bien que l'animal finit par associer ce son à l'ingurgitation imminente de son repas. La suite montrera qu'un simple sifflement suffira à le faire saliver, même si aucune nourriture ne vient. La taxe Tobin, c'est un peu cela. Tout indique qu'elle contribuera au redressement des finances publiques, pourtant rien de tel ne se passera. Au contraire.
Onze pays de l'UE souhaitent mettre en place une coopération renforcée, visant à instaurer la TTF. Parmi eux, la France, l'Allemagne, l'Italie, la Belgique, l'Espagne ou encore le Portugal. Si les contours de cette taxe restent flous, ses grandes lignes sont connues : prélever 0,1 % de toutes les actions et obligations, 0,01 % de tous les produits dérivés impliquant un citoyen, une société ou une institution financière possédant la nationalité d'un des pays ayant adopté le dispositif.
On pourrait comprendre l'engouement de ces Etats membres pour la brillante idée de James Tobin si son application ne s'était pas déjà avérée calamiteuse par le passé. Au Japon par exemple. Mais aussi en Suède où, radicale, la mise en place du mécanisme en 1984 a entraîné une déviation de la moitié des transactions vers La City, avant de faire chuter de 85 % le volume de transactions après application aux obligations, en 1989. Dévastateur autant qu'édifiant.
En France, une telle taxe existe déjà. Là encore, elle s'avère décevante. 1,6 milliard d'euros étaient escomptés en 2013. Las, seuls 690 millions d'euros seront effectivement collectés. Plus grave, la Fédération bancaire française (FBF) estime que « son impact sur les transactions s’est traduit par une baisse significative de l’ordre de 15 à 20 % sur le volume des transactions depuis août 2012 ». Des chiffres à peine nuancés par l'Autorité des marchés financiers (AMF), selon laquelle la taxe Tobin serait à l'origine d'une baisse de 9,5 % des volumes échangés.
Rien de bien méchant, murmurent déjà certains, ceux dont l'antienne consiste à affirmer que financiarisation et économie réelle seraient déconnectées, vivant chacune sa petite vie autonome aux antipodes. Rien n'est moins vrai. La TTF, officiellement prévue pour faire payer aux traders les pots cassés par le krach boursier de 2008, sera en fait supportée par tout un chacun, de façon bien réelle.
Déjà, parce que les traders ne sont pas les seuls à avoir recours à des placements financiers, loin s'en faut. Tous les produits d'épargne font intervenir des transactions financières, qu'il s'agisse des assurances vie, automobile, habitation, prévoyance, des complémentaires santé... Augmenter le coût de ces transactions, c'est diminuer d'autant les rendements finaux dont profitent les assurés.
Ensuite parce que la TTF, en entraînant un détournement massif des transactions vers les pays qui ne l'auront pas adoptée (logique), risque de provoquer un assèchement de la liquidité des marchés européens. Moins de liquidité, donc moins de financement pour les entreprises, moins de compétitivité, moins d'emplois. Les petites structures seront particulièrement exposées, alors qu'à en croire François Pérol, président de la Banque populaire-Caisse d'Epargne (BPCE), elles ont de plus en plus recours aux marchés pour se financer.
Même si, sous un joug fantasmagorique, la TTF était appliquée dans tous les pays, elle resterait une mauvaise chose. Bien sûr, cela permettrait d'éviter tout phénomène de distorsion de concurrence, et donc de pénaliser certains pays par rapport à d'autres. Mais les effets sur les épargnants et les entreprises seraient tout aussi nocifs. Les premiers seraient toujours mis à contribution pour le paiement de cette taxe. Les secondes pâtiraient toujours de la diminution du nombre de transactions, phénomène inévitable si l'on revoit à la baisse les marges des financiers.
L'idée sous-jacente, en instaurant une TTF, est de dresser les traders de ce monde, en mettant en place un garde-fou contre la prolifération à tout crin des transactions. Mais depuis quand une taxe tient-elle lieu d'amende ? Surtout, quel sens y'a-t-il à vouloir à tout prix infléchir à la baisse le nombre de transactions, dans la mesure où ces dernières sont le résultat de la confrontation d'une offre et d'une demande qui trouvent leur équilibre ? On l'a vu, cela irait directement à l'encontre de la compétitivité des entreprises.
Le propos n'est pas ici de dire que les financiers de tout poil doivent avoir carte blanche, faire ce qu'ils veulent sans aucune forme de contrôle. La crise des subprimes a assez montré la nécessité d'encadrer plus strictement l'industrie financière. Mais l'encadrer ne veut pas forcément dire l'annihiler. Les marchés financiers ont une fonction vitale dans l'économie libérale. Ils représentent une source de financement de l'économie, des entreprises, des états, des retraites, permettent de se protéger contre des risques d'évolution des taux d'intérêts et de changes. Veiller à entretenir une transparence maximale, oui, entraver l'un des poumons de notre économie, à quoi bon ?
Pour finir, un seul argument permet de réduire à néant les prétentions affichées par la TTF. Selon la Commission européenne, elle pourrait être à l'origine d'une baisse de PIB de 0,28 %. Un chiffre bien supérieur pour Oxera, qui évoque 2,42 % de réduction du PIB. Dans la première hypothèse, les recettes attendues seraient déjà bien inférieures à son impact sur le PIB. Dans la seconde, l'effet sur la croissance européenne serait tout bonnement dramatique. Dans les deux cas, la TTF est une idée à jeter aux oubliettes et à recouvrir d'une chape de béton.