Temps cévenol
...Les schistes d'argent qui étincellent sous la flotte qui dégringole en cascades- n'ayez aucune inquiétude, c'est de la luxuriance- et vient grossir la rivière d'une eau claire où l'on rêve de plonger, mais on ne le fait pas car on sait que cette eau est glacée. Quand on s'y baigne l'été, ce n'est plus la même ambiance ; les cascadous nous massent et les trous d'eau suffisent à quelques brasses mais la beauté n'est pas tant sauvage. L'hiver les troncs de châtaigniers sont roses et luisants, de véritables bêtes tapies qui l'été revenu se métamorphosent en arbres littéralement africains. Surtout s'ils sont en fleurs. L'exaltation est insatiable, d'un virage à un serre, elle vous transporte.
Ça coupe le souffle tant de beauté chez soi. Et ça se paye.
Mais sans amour que fait-on bien ?
L'hiver il y a l'argent, le rose le transparent, tout est net et tranchant. Parfois tout se fond se confond sous le blanc. Mais l'été, c'est vert, vert ou vert, c'est selon, c'est frais c'est bon, c'est en volutes en ombrages, en fuseaux en herbages, ça conspire ça s'étoffe ; ah ! l'odeur des châtaigniers … quelle passion, quelle passion forcée pour s'y vivre.
C'est comme la force de la mer sur une île d'Atlantique, qui ne vous lâche pas. Aucun répit d'odeurs-l'entêtement des genêts- de couleurs- le violet des callunes- de reliefs de lumières ; vous êtes pris parce qu'épris.
Un coup de foudre ? Je ne crois pas : les villages sont laids qui s'étirent sans joie le long d'une voie unique ; pas la place de s'épandre, pas le luxe de s'étager ; les maisons sont laides aussi comme une punition. L'humain y est rude, sans transports et sa cuisine est pauvre, comme il l'est . Le passé est lourd, de cette lutte sans merci, de ces massacres, de ces trahisons, camisards, vous ne pouvez pas savoir à quel point ce passé est présent ; l'avenir fut lugubre, après les vers malades, l'arrivée de la chimie, relayé par de petits ateliers de fringues vite barrés, puis empêché par l'exil en masse. Des velléités sans lendemains.
Un amour se mérite et se conquiert. Les cévenols, surtout de cœur, ne sont pas éphémères.
Et la vie n'y coule guère ; certains dépérissent d'y s'être laissés piéger ; d'autres partent, arguant d'affaires. Imaginez un lieu où l'on ne peut rien faire sans monter sans descendre, ahaner, s'agripper, se défendre, glisser, grimper et en bas, tout près de la rivière, esquiché, étriqué, un sentier pour toute issue.
Mais en haut ! Du col de l'Asclier et tout au long de la draille, vous n'atterrissez pas. À perte de vue à l'est, à l'ouest, un enchevêtrement de vallées étroites et profondes comme des vagins de femmes fécondes, des ombres devinées juste sous une canopée bruissante, indistincte, à l'infini. Pas d'humain en vue … En juin les genêts vous entêtent, en été les bruyères, en automne les fougères et l'hiver, là, les châtaigniers de l'ubac se sont arrêtés en dessous de vous ; vous les matez. Sur l'adret les chênes sont toujours verts et ça et là des alignements de pins noirs : rien à faire ici qu'à nourrir les chenilles processionnaires ! Dans la vallée de Sext en juin, vous marcherez sur des tapis de pensées sauvages et les alisiers blancs vous feront un discret ombrage. Plus on va vers l'est plus les vallées s'égayent ; les forêts de grands châtaigniers greffés sont praticables, moins abruptes, moins envahies de bartasses ; elles sont entretenues et récoltées. Dans la vallée Française – qui doit son nom à l'allégeance de ses habitants au roi, contre les camisards- l'ambiance est plus méridionale grâce aux pins plus nombreux et à la largeur des berges d'un gardon aux eaux bleues qui fait de la place aux prés. À l'ouest, au delà de la ligne de partage des eaux, les vallées sont perpendiculaires à la crête et donnent les ruisseaux qui grossiront le Tarn, le Lot, beaucoup plus loin. Il suffit de descendre pour se dépayser ou monter pour vibrer de sentiments qui confinent à la spiritualité.
Quand on y vit, on sait cela, ça fait tenir ; on s'y ressource régulièrement, par tous les temps car tous les temps sont beaux.
Tout dépend où l'on est ; certains bénéficient d'un semblant de pré plat, ou d'une vue dégagée sur le valat sur la vallée ; le soleil d'hiver y perce et l'abri du vent fait le reste ; c'est un paradis. D'autres sont plus encaissés, les plus malchanceux, passent des mois sans soleil, au bord de l'eau, dans d'anciens moulins. Le feu de bois est la seule chanson d'amour pendant ces moments-là.
Le bistrot du village n'est pas à vrai dire un lieu de convivialité mais on s'en accommode, on n'y va pas souvent. Une fois par mois, nous descendions en ville pour faire les commissions ; c'était chacun son tour et il fallait la journée entière ! Pas de supermarchés à l'époque sauf un petit leclerc à la périphérie ! Les outils, les graines, le vin, le petit fond de nécessaire dans une maison... deux, trois, quatre listes ! on distribuait tout le lendemain. C'était l'occasion d'un repas sans tintouin. Le clincton abreuvait nos sillons et la gnôle du bouilleur emportait la raison ! Mais on dessaoulait vite à descendre à pied les raidillons ! On rencontrait des blaireaux, des belettes, des genettes ou des martres, au début du printemps des centaines de crapauds attendaient la mort sur la route ! L'hécatombe ; il y a là aussi des importants peu soucieux de les éviter. À l'époque les sangliers étaient sauvages et rares, on prenait pour un signe d'en croiser un : on les voyait en hardes, plus haut sur les causses. Ça et là des lapins ou des lièvres mais les biches et les cerfs n'habitaient pas chez nous. On devinait le renard mais quand on le voyait, c'est qu'il était mort, disposé accroupi, ou assis, appuyé sur un pieu invisible, il semblait veiller ; le chasseur et le renard ne font pas bon ménage, l'un est beau rapide et rusé, et l'autre a un fusil.
Les vieux nous racontaient le passé ; les ruchers troncs : regardez, disait Solange : en dessous du hameau les ruches étaient alignées, des troncs de mûriers évidés avec leur lauze en guise de toit ; désertées depuis des lustres. Elles racontait les fêtes : tard dans la nuit, André devait rentrer, mon mari l'accompagnait pour la moitié du chemin, mais celui-ci faisant, il arrivait chez l'autre et ils buvaient un coup ; pour le retour, c'est André qui accompagnait.. ça se finissait tôt le matin. Mais c'était rare, les fêtes ; seulement après la moisson ou la récolte des châtaignes. Ils les faisaient sécher dans les clèdes pour en faire du bajana, cette soupe aux marrons séchés et au lait de chèvre ; il y en a un peu partout dans les bois, nous les avons connues en ruines et inutilisées ; certaines sont devenues le mazet de marseillais qui s'y mettent à la fraîche, l'été.
Elle nous montrait l'aire ou on battait le blé ; au rez-de-chaussée, toutes les maisons avaient leur bergerie ; au premier l'habitation des hommes, au second – rez-de chaussée du bancel d'au dessus, le pailler. Comme partout, les bêtes isolaient. Là, chez Solange, il n'y avait plus de bêtes, plus d'abeilles et même plus de mari.
Le village accrochait ses dix maisons et bergeries, son temple et son école aux flancs abrupts d'un coteau qui masquait, plus haut encore, un petit causse. Jeanne une vieille veuve gardait au bord du ruisseau ses six ou sept chèvres ; les murs de sa bergerie ne voyait guère de grezil et elle alimentait en mouches tout le village ; Camille, son immédiat voisin, avec lequel elle était fâchée depuis si longtemps que ni l'un ni l'autre ne savait plus pourquoi, ce qui ne les empêchait pas de ne pas se dire bonjour alors qu'ils étaient aussi proches que des voisins de pallier dans un immeuble, était un petit homme trapu, comme tout cévenol ayant bandé ses muscles très tôt aux travaux des champs : tout en haut de ce coteau, il y avait un semblant de plat de peut-être cinq ares où on faisait le foin depuis toujours ; les gamins étaient mis tôt à la tâche et Camille descendait les paillardes – ce treillis de cordes attaché à deux montants qui auraient pu être du micocoulier tant le bois était beau, solide et léger, mais il n'y a aucun micocoulier qui pousse là-haut, peut-être l'achetaient-ils en plaine, comme ils achetaient les fourches fabriquées à partir d'une taille précise des branches de l'arbre qui, en poussant fait grandir la fourche que l'on a coupe à la taille voulue- on y enserrait au moins trente kilos de foin, on le refermait comme un bagage noué avec de solides cordes et on le balançait sur son dos comme un baluchon, les montants dépassant la ligne inclinée de la colonne vertébrale, en bas au dessus des fesses, en haut au dessus de la tête ! Le gamin montait et descendait ainsi chargé peut-être dix fois par jour et plus de quarante ans plus tard, Camille en parlait encore comme d'un rude travail ! Son ton n'était pas dénué de rancune et l'on comprend bien pourquoi tout le monde a foutu le camp quand la ville a ouvert ses mirages. Mais on comprend tout autant pourquoi des dizaines de jeunes venus de ces mêmes villes eurent le goût d'y déployer leurs ardents idéaux.
Il avait un troupeau d'une vingtaines de biques, des chamoisées, entretenait ses locaux et était demandé dans tout le département parce qu'il guérissait avec ses mains, les mammites, les métrites et tout ce que pouvait bien attraper une chèvre. Il faisait le facteur, avec sa vieille 2cv, ça l'occupait jusqu'au début de l'après-midi, le reste de la journée était réservé aux bêtes, au bois, au potager. Un peu plus loin, au bout de ce qu'on peut peut-être appeler « rue », un couple de vieillards vivait dans sa maison et sortait peu ; on les voyait aux beaux jours, attendant sur la petite place, le fourgon du boulanger-épicier qui descendait le vendredi du causse pour nous livrer le meilleur pain que j'aie jamais mangé ; on y parlait patois, ce qui agaçait Jeanne : « Vous avez pas honte de parler comme ça devant eux ? Ils ne vous comprennent pas !C'est pas poli. » ; c'est que nous étions une interrogation pour eux et nous nous doutions bien qu'on se gaussait de nous !
Les maisons étaient belles ici, à la mode montagnarde, les murs montés, non pas en schistes comme plus bas mais en beaux granits taillés ; des toits de lauzes- les lauzes sont empilées au deux tiers de la surface du rang précédent ! Plusieurs tonnes de pierres pèsent ainsi sur la charpente de troncs de châtaigniers, et cette charpente assez pentue donne, à l'extérieur l'effet d'un toit presque plat ! On disait que ces toits ne craignaient pas deux mètres de neige tant le poids de l'eau rajouté au reste n'était que peu de chose !
Jeanne n'était pas descendue au bourg depuis plus de trente ans et n'était jamais allée à Nîmes ! Elle était venue nous dire à quel point elle était chagrinée que notre fils ne portât pas un prénom biblique ; nous l'avions rassurée en disant que celui-ci existait dans les écritures apocryphes.Nous avions droit à ses fromages, malheureusement elle avait la main lourde en présure et en sel et ceux-ci étaient à peine mangeables ; mais nous l'aimions bien et elle nous aimait bien aussi.
Camille était plus réservé qui disait à la cantonade combien c'était malheureux que des filles qui ont fait tant d'études ne sachent pas tenir leur maison ; Marinette ne disait rien, un bonjour timide du haut de son perron et s'ils offraient le café, c'était dans leur cuisine, ils présentaient tout à tour le sucrier plusieurs fois en insistant « sucrez-vous, sucrez-vous », et dans ce luxe offert, la revanche sur d'injustes et éternelles restrictions ! Leur salle-à-manger contiguë ne servait que pour les grandes occasions ; c'était une pièce comme un musée épousseté et briqué tous les jours, avec des meubles ordinaires et un buffet aux sculptures un peu lourdes , un napperon de dentelle au milieu de la table et dessus, un vase vide. Comme partout. Quelles pensées habitaient donc Marinette quand avec son chiffon, elle caressait le bois ciré ou les dalles du sol avec son balai ?
Les chèvres vaquaient ça et là, aussi dans le pré en pente raide d'où sortait une résurgence de la source qui alimentait le village, petit geyser qui gelait tous les jours de Pâques, sans trahir ! Les stalagmites brillaient dans le soleil et dans cette sculpture de glace tenaient, tout entières, les promesses de la douceur qui venait. Mais on attendait juin pour couper les foins !
Pourtant il avait l'oeil car il n'était pas question que l'une ou l'autre de ses bêtes broute une touffe d'herbe qui ne lui appartînt pas ! C'était peut-être bien ça au fond qui les avait fâchés, Camille et Jeanne !
Un pays forge ceux qui l'habitent ; les nouveaux venus, les marginaux, les hippies, les babas ou tous les noms qu'on a pu leur donner, ceux qui y sont restés, possédaient ce tempérament endurant, fruste, sans crainte de l'isolement, et ils se prêtaient à cette fusion, à cette soumission même, que la nature impose avec ses débordements et avec ses douceurs dans un contraste permanent qui ne lasse jamais. Aucune autre ambition que l'harmonie difficile, mais cette rudesse et ce combat quotidien étaient, en réalité, le sel de leur vie.
Les histoires d'amour finissent mal souvent, et je n'ai pas d'exemple de destins sereins.
Car le capitalisme qui n'avait pas lieu d'être dans ces lieux qui lui étaient en tout opposés, a réussi néanmoins à disperser, intégrer, gâter la résurrection inespérée de ces contrées anachroniques.
Dans ses profondeurs, loin des folies contemporaines pourtant, c'est un pays qu'on ne pourra pas détruire ; rude refuge des désespérés ou des illuminés de l'histoire, ses maigres appâts touristiques, je l'espère, le laisseront en paix.
(Je refuse l'idée de déboisement pour « faire de l'énergie », trouer le sol pour « faire de l'énergie », si les hommes n'ont d'énergie qu'à détruire, alors la fin sera rapide.)
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