Tête de litote
A chaque époque sa pudibonderie. Sous le règne de Victoria, montrer ses chevilles relevait de l’exhibitionnisme, mais on n’hésitait pas à traiter un escroc de fripouille. Aujourd’hui on enlève le bas aussi facilement qu’on ôte le haut, mais on hésite à qualifier les traders de margoulins et les intégristes de fanatiques. Les modernes Apollons ne cachent plus leurs attributs derrière une feuille de vigne, l’Origine du monde a quitté le boudoir où la cachait son premier propriétaire, pour une salle du Musée d’Orsay, mais nos clochards sont devenus des SDF et les vieux, des seniors. Je ne serais pas surpris si, un de ces jours, on proposait d’expurger les évangiles de certains termes aussi inappropriés que scandaleux. Est-il admissible d’entendre répéter chaque dimanche, que Jésus a guéri les aveugles, les sourds, les boiteux et les paralytiques ? Ne vaudrait-il pas mieux qu’il ait rendu la vue aux non-voyants, l’ouïe aux mal-entendants et qu’il ait débarrassé les PMR (1) de leurs béquilles ou de leurs fauteuils ?
Tout se passe, comme si, aucune société ne pouvant faire l’économie d’une certaine dose d’hypocrisie, la pruderie était passée du domaine du corps à celui du langage. La contagion est générale. Elle n’épargne aucun des aspects de l’activité humaine. La parole politique en est, naturellement, affligée. Oublié le temps où Guizot conseillait bonnement aux capitalistes Louis-philippards « Enrichissez vous ! » Maintenant, nos ministres susurrent aux patrons du CAC 40 « Adaptez votre mode de gestion aux exigences de la compétition mondialisée. » Mais c’est ailleurs, du côté des discours sur la pauvreté et ses plaies, qu’on peut admirer les plus belles trouvailles. Plus de taudis mais des Zones Urbaines Sensibles, effacés les voyous au profit des jeunes-de-banlieue. Par la grâce de la litote, la femme de ménage est muée en technicienne de surface et le balayeur paré du titre d’agent de propreté.
La litote et son jumeau, l’euphémisme, sont devenus des rouages essentiels de la moderne machine à produire de la langue de bois et les dirigeants des partis dits de gouvernement en usent et même en abusent ce qui n’est pas sans risque.
En effet, ces artifices rhétoriques n’ont pas que des avantages. Leur premier défaut est l’imprécision. Le terme populiste par exemple ! Il est employé indifféremment pour stigmatiser tout ce qui à droite ou à gauche ne pense pas exactement comme ces maîtres de la de la litote que sont Alain Duhamel, Yvan Levaï ou les éditorialistes du Monde et du Point. Ce n’est pas seulement injuste, c’est inutile et même contreproductif. Mettre dans le même sac populiste Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, c’est dire aux camarades du premier que leur révolte contre les injustices sociales n’est pas différente du chauvinisme rancunier des partisans de la seconde. Moyennant quoi on justifie par avance des changements de camp dont on fera mine, plus tard, de s’attrister avant, peut-être, de s’en effrayer, mais alors il sera trop tard. Curieuse façon de combattre une idéologie que de faire tout ce qu’il faut pour la renforcer en la banalisant.
Second et grave défaut de cette manie du tout euphémisme : comme la pornographie ne se porte jamais mieux que lorsque, au nom de la pudeur, on veut enfermer la littérature et les arts dans des limites trop étroites, la police tatillonne et bornée du langage menée, au nom de l’humanisme par nos têtes de litotes, ouvre un boulevard à ceux qui en contestent les valeurs. Il ne faut pas chercher plus loin la raison du succès d’Eric Zemmour et de ses épigones. Leur seul mérite est de donner l’impression qu’ils osent, parfois, appeler les choses par leur nom. Dans les torrents d’eau tiédasse dont sont abreuvés les citoyens, leurs minces audaces donnent l’impression de la fraîcheur et de l’indépendance d’esprit. Certains croient pouvoir les réduire au silence en les traînant devant les tribunaux. Vaine espérance ! Il s’agit d’idées et il est illusoire de penser qu’on peut faire taire un pamphlétaire par les voies du droit. Un procès est, pour un polémiste, ce qu’un délit d’initié (passé inaperçu) est pour un trader : la promesse d’un bonus inespéré.
Dans le passé, il s’est trouvé des hommes d’état qui ont su expliquer la complexité d’un monde qui n’était pas plus facile à comprendre que le nôtre. Sans euphémismes ni litotes, ils n’ont pas craint de parler net et vrai pour exposer les solutions qu’ils proposaient aux problèmes de leur temps lesquels étaient tout aussi ardus que ceux que nous affrontons. J’espère que, dans l’année électorale qui s’ouvre, c’est ce que feront tous les candidats. On peut toujours rêver.
(1) Sigle devenu d’usage courant, en novlangue administrative, pour désigner les Personnes à Mobilité Réduite, elles-mêmes membres des PSH (Personnes en Situation de Handicap).
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