« The Coming Insurrection », ou le vertige américain
Il y a quelques jours, le site internet lexpress.fr,
publiait une brève fort alléchante puisqu’il y était question du succès
improbable que rencontre la version nord-américaine du désormais
célèbre petit ouvrage, L’insurrection qui vient [1], dont la rédaction
est officiellement attribuée à un mystérieux Comité invisible. Publié
en terre américaine par la très alternative maison d’édition Semiotext(e),
cette dernière ne serait plus en mesure de faire face à une demande
croissante alors que l’ouvrage a fait son entrée depuis le début du
mois de février dans les cents meilleures ventes du site internet amazon.com
- excusez du peu - où il apparaît classé en 58e position, et toujours
dans une dynamique à la hausse. Si ce succès ne doit rien au hasard,
les raisons sont éminemment plus complexes que ne pourraient le laisser
entendre certains commentaires demeurés très superficiels.

Si tout cela est franchement désopilant - hilarious, selon le site anarchistnews.org - il faut toutefois reconnaître que la surprise d’un tel succès n’en demeure pas moins intéressante, et gageons que les acquéreurs du petit livre parfaitement subversif n’appartiennent pas à la portion politique de la population la plus effrayée par pareille publication. En effet, difficile d’imaginer, à titre d’exemple, qu’un sudiste perdu au fin fond de son Texas natal se soit rué sur son clavier d’ordinateur pour passer commande de pareil brûlot. Il faut en convenir. Dès lors, s’il y a succès d’édition, il convient à l’évidence de reconnaître que l’opuscule rédigé par The Invisible Committee a eu le mérite d’interroger la curiosité d’un certain public au pays de l’oncle Sam. Sans prendre de grands risques, il y a fort à parier que les lecteurs américains de L’insurrection qui vient proviennent à la fois de la gauche militante et/ou intellectuelle, ainsi que des forces syndicales, franges historiquement toujours mobilisées aux côtés de cette Working Class Hero - selon l’expression consacrée - largement ébranlée par la récente crise financière. Les gens de gauche, voire de l’ultra-gauche, représentent une constante au pays du libre marché, il n’est donc pas si étonnant que l’ouvrage en question trouve un public intéressé aux thèses qu’il contient [4].
Plus largement, ne doit-on pas accepter l’idée que l’époque est propice à la diffusion d’un pareil message, si politiquement incandescent qu’il entre en résonance avec tout ce que notre société peut contenir comme sentiment de révolte ? Les États-Unis ne faisant pas exception à cela tant les béances sociales y sont profondes, car au pays de l’abondance la foule des exclus prospère toujours.
De fait, il y a bien un grondement social qui vient, une sorte de tectonique de l’injustice qui parcourt l’épine dorsale d’un monde dominé par un capitalisme extrême, animé par une avidité sans fin, où le cynisme le dispute allègrement à l’égoïsme. C’est donc dans ce sol instable que s’enracinent les idées subversives, que fleurissent les mouvements protestataires, et qu’au final peuvent s’ébrouer les révolutions [5].
Outre ses qualités littéraires pures et indiscutables, le succès rencontré par le maudit ouvrage s’explique parce qu’il opère une critique radicalement indispensable, aussi fine que fulgurante, d’un système devenu si absurde qu’il met en péril sa propre existence. S’il y a matière à révolte, il y a fort logiquement matière à la mettre en mots, à l’organiser de manière cohérente et pertinente - beaucoup moins, il faut le reconnaître, quant aux moyens d’action proposés que nous qualifierons volontiers de romantico-naïfs. Mais, c’est parce qu’il fait sens que ce puissant écrit atteint ses objectifs, récoltant ainsi les fruits d’un succès absolument naturel.
Pour tout dire, il y a quelque chose de sain et de rassurant dans le fait que pareille production intellectuelle puisse éclore, puis prolonger tel un écho vertueux, les luttes sociales passées sans lesquelles notre monde présent serait depuis bien longtemps contenu dans sa totalité par une sorte de coalition de dictatures dont nous aurions le plus grand mal à nous défaire. N’est-elle pas suffisante l’étreinte pesante que réalise cette machine capitaliste ? Alors, il faut bien que certains se soient opposés, en mots et en actes, aux velléités coercitives des classes dominantes et possédantes toujours prompt à placer à la tête des peuples quelques uns de leurs meilleurs représentants. On doit se réjouir, sans pour autant faire relâche d’un esprit vigilant, qu’il y ait encore quelques convictions militantes, de part ce monde, qui n’ont de cesse de proposer une alternative à ce modèle crépusculaire. Il y a bien « une géopolitique de l’effervescence » fort prometteuse [6], et il ne faut pas se priver de faire « l’éloge des révolutions » [7], alors que « l’indestructible rêve d’un monde meilleur » [8], tel une chrysalide, finira bien par se faire papillon. Tout du moins, c’est ce que nous avons la faiblesse de penser encore.
[1] Comité invisible, L’insurrection qui vient, éditions La fabrique, 2007.
[2] The Coming Insurrection : panique à Fox News, Le Monde diplomatique
[3] Lire l’article du New York Time
[4] Michael C. Behrendt, Saul Alinsky, la campagne présidentielle et l’histoire de la gauche américaine, La vie des idées, 2008.
Alexander Cockburn*, Cinquante ans après Greensboro. La gauche américaine a oublié ses victoires, Le Monde diplomatique, février 2009. *Codirecteur du bimensuel CounterPunch, et counterpunch.org.
[5] Comment naissent les révolutions ? Dossier, Le Monde diplomatique
[6] Michael T.Klare, Géoplotique de l’effervescence, op. cit.
[7] Serge Halimi, Éloge des révolutions, op. cit.
[8] Alain Gresh, Indestructible rêve d’un monde meilleur, op. cit.
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