Thomas Piketty à la lumière des travaux de Nicos Poulantzas (1936-1979)
Chez Thomas Piketty, il parait que l’impérialisme n’existe pas. Mieux : voilà ce qu’en cette occasion, il trouve bon de nous déclarer :
« En principe, ce mécanisme par lequel les pays riches possèdent une partie des pays pauvres peut avoir des effets vertueux en termes de convergence. » (Idem, page 119.)
L’impérialisme est donc bon à quelque chose… Pourquoi pas, dira-t-on.
Mais, dans un tout autre langage, et à une tout autre époque (c’était il y a plus de quarante ans), le philosophe Nicos Poulantzas voyait, dans cette part proportionnellement plus importante de l’investissement étranger dans l’industrie, la marque d’une évolution déterminante de l’impérialisme lui-même. Lisons-le :
« Une part croissante des investissements étrangers des pays développés revient aux industries de transformation (produits manufacturés) par rapport aux industries extractives (matières premières) et aux secteurs "services", commerce, etc. » (Nicos Poulantzas, Les classes sociales dans le capitalisme aujour-d’hui, Seuil 1974, page 50.)
Pour quelle raison ? Parce qu’il s’agit là du capital directement productif… de plus-value, c’est-à-dire de ce que vise précisément… l’exploitation du travail.
Sans transition, revenons à l’angélique Thomas Piketty… qui pousse très fort du côté de la probable "convergence" avec un "si" gros comme une maison :
« Si les pays riches regorgent d’épargne et de capital, à tel point qu’il ne sert plus à grand-chose de construire un immeuble supplémentaire ou d’installer une machine de plus dans leurs usines (on dit alors que la "productivité marginale" du capital - c’est-à-dire la production supplémentaire apportée par une nouvelle unité de capital, "à la marge" - est très faible), alors il peut être collectivement efficace qu’ils aillent investir une partie de leur épargne dans les pays pauvres. » (Thomas Piketty, op. cit., page 119.)
Or, dans le langage de Nicos Poulantzas, nous trouvons plutôt ceci à propos de ce que lui-même appelle les "formations dominées" :
« Le mode de production capitaliste domine désormais ces formations non pas simplement de l’"extérieur" et par la re-production du rapport de dépendance, mais établit sa dominance directe en leur propre sein : le mode de production des métropoles se reproduit, sous forme spécifique, à l’intérieur même des formations dominées et dépendantes. » (Nicos Poulantzas, op. cit., page 43.)
Or, à l’intérieur de chacun des pays concernés par l’impérialisme…
« Les formations sociales sont bel et bien les lieux du procès de reproduction en tant que nœuds du développement inégal dans les rapports des modes et formes de production au sein de la lutte des classes. C’est dire par là que le lieu de reproduction du mode capitaliste de production en impérialisme, c’est la chaîne impérialiste et ses maillons. » (Idem, page 46.)
Quarante ans après, voyons où nous en sommes avec Thomas Piketty, économiste parmi quelques milliers d’autres en Occident tout pareils à lui qui prétendent donner toutes ses chances à la "convergence" qu’induirait, selon eux, l’investissement des "riches" chez les "pauvres" :
« De cette façon, les pays riches - ou tout au moins ceux en leur sein qui possèdent du capital - obtiendront un meil-leur taux de rendement pour leur placement, et les pays pauvres pourront rattraper leur retard de productivité. » (Thomas Piketty, op. cit., pages 119-120.)
Productivité dont les fruits seront immédiatement aux mains de l’étranger… Cela, Thomas Piketty ne nous le dit pas. Il se contente de nous ressortir à bon compte une… supposition que voici :
« Ce mécanisme, basé sur la libre circulation des capitaux et l’égalisation de productivité marginale du capital au niveau mondial, est supposé être selon la théorie économique classique au fondement du processus de convergence entre pays et de réduction tendancielle des inégalités au cours de l’histoire, grâce aux forces du marché et de la concurrence. » (Idem, page 120.)
C’est ce qui s’appelle - dans la réalité même de l’impérialisme : la concurrence les armes à la main, tout simplement comme Thomas Piketty l’illustre à partir des "actionnaires londoniens de la mine de platine de Marikana dont il était question au début de ce chapitre"…
Soit à la page 71 de son livre…
Très préoccupé par la "convergence" entre pays "riches" et pays "pauvres", Thomas Piketty nous avait tout d’abord orienté(e)s vers la solution de "principe" : les forces du marché et la concurrence. Mais, un peu plus loin, le voici qui se ravise :
« Cette théorie optimiste a cependant deux défauts majeurs. » (Idem, page 120.)
Non pas d’être le fer de lance de tout impérialisme qui se respecte. Thomas Piketty ne reconnaît rien de semblable ici, mais…
« D’abord, d’un point de vue strictement logique, ce mécanisme ne garantit en rien la convergence des revenus par habitant au niveau mondial. » (Idem, page 120.)
Inutilisable, selon une "logique" que nous ne connaissons pas encore - en dehors de celle de l’impérialisme, si c’en est une - pour atteindre le but que Thomas Piketty vise, ce mécanisme a tout de même une vertu qui n’est pas rien, puisque :
« Au mieux, il peut conduire à la convergence des productions par habitant - à condition toutefois de supposer une parfaite mobilité du capital, et surtout une égalisation des niveaux de qualification de la main-d’œuvre et de capital humain entre pays, ce qui n’est pas rien. » (Idem, page 120.)
Il y a ici un petit signal… Nous voyons que les forces du marché et de la concurrence devraient tout de même jouer sur les "niveaux de qualification de la main-d’œuvre". Thomas Piketty tient là un élément qui est, dans le système d’organisation dont il se fait le promoteur, un élément primordial, sur lequel il n’insiste pas, tout d’abord…
N’empêche : le libéralisme économique plein pot est inutilisable, nous dit-on, pour peu qu’il y ait une volonté d’obtenir une convergence des revenus au niveau mondial. C’est seulement pour cette dernière raison qu’il faudrait le rejeter.
Quant à la production elle-même, la suite nous montre qu’elle n’est toujours, chez Thomas Piketty, qu’un phénomène relativement accessoire - une sorte de mal nécessaire. C’est ce qu’il nous redit immédiatement :
« Mais, dans tous les cas, cette éventuelle convergence des productions n’implique aucunement celle des revenus. » (Idem, page 120.)
En effet, selon lui, la loi du marché concurrentiel pourrait tout de même solidifier la situation respective des pays "riches" et des pays "pauvres" :
« […] si bien que le revenu national des premiers est éternellement plus élevé que celui des seconds, qui continuent de verser à tout jamais une part importante de ce qu’ils produisent (à l’image de l’Afrique depuis des décennies). » (Idem, page 120.)
Voilà l’impérialisme… Mais c’est ce que Thomas Piketty ne nous dit surtout pas. Pourquoi donc agit-il ainsi ? Serait-ce qu’il aurait sa petite idée ?... Lisons tout simplement la phrase qui vient immédiatement à la suite de celle que je viens de donner :
« Pour déterminer avec quelle ampleur ce type de situation est susceptible de se produire, nous verrons qu’il faut notamment comparer le taux de rendement du capital que les pays pauvres doivent rembourser aux pays riches et les taux de croissance des uns et des autres. » (Idem, page 120.)
Voilà bien le coquin ! Il peut même offrir, à qui a des yeux pour lire, le "mécanisme" qui va vous pérenniser la domination qu’il faut évidemment appeler : impérialiste. Ce sera plus loin, parce que…
« Pour avancer dans cette voie, il nous faudra tout d’abord bien comprendre la dynamique du rapport capital / revenu au niveau d’un pays particulier. » (Idem, page 120.)
Venons-en, alors, au second des reproches que Thomas Piketty adresse à ce qu’il appelle maintenant le "mécanisme à base de mobilité du capital"… C’est que ce n’est pas lui qui a assuré cette convergence que notre économiste a cru voir à l’œuvre pour la période 1990-2012 entre l’Europe-Amérique et l’Asie-Afrique. Ainsi, constate-t-il :
« Aucun des pays asiatiques qui ont connu une trajectoire de rattrapage par rapport aux pays développés, qu’il s’agisse hier du Japon, de la Corée ou de Taïwan, ou aujourd’hui de la Chine, n’a bénéficié d’investissements étrangers massifs. » (Idem, pages 120-121.)
La liste des pays nous montre qu’une nouvelle fois notre auteur y va à la louche… Or, ici comme ailleurs, Thomas Piketty en profite pour glisser tout doucettement un nouvel argument d’autorité. Qu’on en juge :
« Pour l’essentiel, tous ces pays ont financé eux-mêmes les investissements en capital physique dont ils avaient besoin, et surtout les investissements en capital humain - l’élévation générale du niveau d’éducation et de formation -, dont toutes les recherches contemporaines ont démontré qu’ils expliquaient l’essentiel de la croissance économique à long terme. » (Idem, page 121.)
Argument d’autorité ("toutes les…") puisque, au surplus, la note correspondante cloue immédiatement le bec à qui voudrait émettre le moindre doute ou formuler la moindre question :
« Le fait que l’accumulation de capital physique n’explique qu’une petite partie de la croissance de la productivité à long terme, et que l’essentiel provienne de l’accumulation de capital humain et de nouvelles connaissances, est bien connu depuis les années 1950-1960). » (Idem, page 121, bas de page.)
Comment pourrions-nous aujourd’hui le méconnaître ?
Mais surtout : comment pourrions-nous reconnaître, à propos de cette question précise, la distinction essentielle, initiée par Karl Marx, qu’il y a à faire entre le capital constant et le capital variable, le second étant la seule source de la plus-value ?
Encore faudrait-il avoir lu cet auteur-là, et pas qu’en passant…
Michel J. Cuny
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON