Thomas Piketty : le poids écrasant de l’impérialisme... et sans jamais le dire...
Alors qu’un graphique (page 107 du Capital au XXIe siècle) nous montre que, depuis 1700 et jusqu’en 1990, l’écart entre les PIB par habitant de l’Europe-Amérique et celui de l’Asie-Afrique, n’a jamais cessé de croître, nous découvrons qu’il n’en va pas de même en 2012 : soudainement le PIB par habitant des deux premiers continents s’est affaissé, tandis que celui des deux autres croissait tout aussi brusquement. Serait-ce l’effet, sur l’Europe-Amérique de l’implosion de l’URSS et de ses satellites ? Et sur l’Asie-Afrique, de la montée en puissance de la Chine ?
Thomas Piketty ne nous le dit pas.
Mais les conclusions qu’il tire de ce phénomène laissent à penser qu’il veut y voir l’annonce d’une période entièrement nouvelle, et sans doute de longue durée :
« Tout laisse à penser que cette phase de divergence des productions par habitant au niveau mondial est terminée, et que nous sommes entrés dans une phase de convergence. » (Idem, page 107.)
Il s’agirait donc carrément d’un basculement de la "divergence" vers la "convergence".
Or, à cet endroit précis, et puisqu’il utilise les différents PIB par habitant, Thomas Piketty se situe sur le terrain de la production… De fait, cela ne va guère durer. C’est ce que nous découvrons dès la page suivante, où, si nous pouvons lire cette phrase :
« Au niveau mondial, la population avoisine les 7 milliards d’habitants en 2012, et le PIB dépasse légèrement les 70.000 milliards d’euros, d’où un PIB par habitant presque exactement égal à 10.000 euros », nous constatons que vient, immédiatement après, celle-ci qui nous renvoie de la production à la répartition, et ceci par soustraction du capital fixe :
« Si l’on retire 10 % au titre de la dépréciation du capital et si l’on divise par douze, on constate que ce chiffre est équivalent à un revenu mensuel moyen de 760 euros par habitant, ce qui est peut-être plus parlant. » (Idem, page 108.)
Décidément, Thomas Piketty reste en dehors de ce capital qui figure pourtant dans le titre de son ouvrage. Ainsi, évoquant ce qu’il appelle "l’inégalité mondiale", ne le fait-il d’a-bord qu’en termes de revenu :
« Pour résumer, l’inégalité au niveau mondial oppose des pays où le revenu moyen par habitant est de l’ordre de 150-250 euros par mois (l’Afrique subsaharienne, l’Inde) à des pays où le revenu par habitant atteint 2.500-3.000 euros par mois (l’Europe occidentale, l’Amérique du Nord, le Japon), soit entre dix et vingt fois plus. La moyenne mondiale, qui correspond approximativement au niveau de la Chine, se situe autour de 600-800 euros par mois. » (Idem, page 111.)
Ensuite, éprouvant le besoin de rappeler que tout ceci ne peut guère être évalué qu’à la louche, il déclare, sans autre forme de procès, que, du point de vue des revenus toujours…
« […] la part des pays riches (Union européenne, USA, Canada, Japon) diminue régulièrement depuis les années 1970-1980. Quelle que soit la mesure utilisée, le monde semble bel et bien entré dans une phase de convergence entre pays riches et pauvres. » (Idem, page 116.)
Va donc, pour la convergence, mais aussi pour un renouvellement de l’aveu de bidouillage par lequel il est si facile à Thomas Piketty et à l’essentiel de ses collègues économistes de se défaire du… capital fixe :
« Pour simplifier l’exposition, nous avons supposé jusqu’ici que le revenu national et la production intérieure coïncidaient au sein de chaque bloc continental ou régional : les revenus mensuels indiqués dans le tableau 1.1 ont simplement été obtenus en diminuant les PIB de 10 % - pour tenir compte de la dépréciation du capital - et en les divisant par douze. » (Idem, page 116.)
Or, même obtenus dans de telles conditions, plus ou moins barbares, les deux morceaux production-revenu ne parviennent décidément pas à s’ajuster :
« De façon générale, la répartition mondiale du revenu est plus inégale que celle de la production, car les pays qui ont la production par habitant la plus élevée ont également tendance à détenir une partie du capital des autres pays, et donc à recevoir un flux positif de revenus du capital en provenance des pays dont la production par habitant est la plus faible. » (Idem, pages 116-117.)
Rien qu’une "tendance à détenir"… Thomas Piketty ne nous dira certainement pas que c’est là tout simplement l’effet de l’impérialisme… Non, c’est plutôt la faute à pas de chance :
« Autrement dit, les pays riches le sont doublement, à la fois en production intérieure et en capital investi à l’extérieur, ce qui leur permet de disposer d’un revenu national supérieur à leur production - et inversement pour les pays pauvres. » (Idem, page 117.)
Notre économiste n’aurait-il décidément rien de plus à nous dire de l’articulation qui doit peut-être exister entre production et revenu ? Ne serait-ce pas, tout simplement, ce qui s’appelle l’exploitation…
Le capital investi par les "pays riches" dans les "pays pauvres" ne paraît pas tout d’abord induire, selon Thomas Piketty, une modification substantielle dans les systèmes de revenu respectifs :
« […] les revenus nets en provenance de l’étranger ne sont que très légèrement positifs et ne modifient pas radicalement le niveau de vie de ces pays : ils représentent un ajout compris entre 1 % et 2 % de la production intérieure aux États-Unis, en France et au Royaume-Uni, entre 2 % et 3 % au Japon et en Allemagne. » (Idem, page 117.)
D’où l’auteur tire-t-il ces chiffres ? Nous ne le savons pas encore… En tout cas, ils se réfèrent à des revenus de capitaux... Or, dès la phrase suivante, Thomas Piketty les mélange avec les soldes cumulés de la balance commerciale :
« Il s’agit tout de même d’un complément de revenu non négligeable, surtout pour ces deux derniers pays, qui grâce à leurs excédents commerciaux ont accumulé des réserves importantes vis-à-vis du reste du monde au cours des dernières décennies, ce qui leur rapporte aujourd’hui un rendement appréciable. » (Idem, page 118.)
Ce ne sont encore que des affirmations gratuites… qui nous sont agréables dans la mesure où elles confortent une impression très nette que nous avions déjà de les avoir apprises auprès des journaux télévisés.
Mais la page suivante va tout de même nous fournir un choc assez brutal :
« La seule situation de déséquilibre continental caractérisé concerne l’Afrique, qui est structurellement possédée par les autres continents. » (Idem, page 118.)
"Structurellement"… Sans doute cela signifie-t-il qu’il s’agit d’un phénomène immémorial…, et peut-être même consubstantiel au développement de la richesse occidentale… Mais, rassurons-nous : ce ne peut être qu’un "déséquilibre", et nullement un effet à rattacher à quelque impérialisme guerrier que ce soit… Nous en restons donc à des chiffres… qui commencent tout de même à nous dire quelque chose :
« […] le revenu national dont disposent les habitants du continent africain est systématiquement inférieur d’environ 5 % à leur production intérieure (l’écart dépasse 10 % dans certains pays). » (Idem, page 118.)
Arrivé(e)s là, nous sommes renvoyé(e)s à une note de bas de page où nous lisons ceci :
« Ce chiffre moyen de 5 % pour le continent africain apparaît relativement stable sur l’ensemble de la période 1970-2012. » (Idem, page 118.)
Pour nous, Occidentaux, cette stabilité est tout ce qu’il y a de plus rassurant. C’est décidément un déséquilibre "structurel"… dont on ne voit pas la fin… Car il est très bien entretenu par ce processus que décrit la seconde phrase de la même note :
« Il est intéressant de noter que ce flux sortant de revenus du capital est de l’ordre de trois fois plus élevé que le flux entrant d’aide internationale (dont la mesure prête par ailleurs à discussion). » (Idem, page 118.)
On leur en met un, ils en rendent trois… À la bonne heure !
Mais le véritable choc vient immédiatement après :
« Avec une part du capital dans la production de l’ordre de 30 %, cela signifie que près de 20 % du capital africain est actuellement possédé par des propriétaires étrangers […]. » (Idem, page 118.)
Or, tout en prenant bien garde de ne pas tirer, en termes économiques, les leçons de ce qu’elle a manifesté de la cruauté des pratiques impérialistes, la partie terminale que j’ai d’abord coupée dans cette dernière citation nous renvoie tout de même à…
« […] l’image des actionnaires londoniens de la mine de platine de Marikana dont il était question au début de ce chapitre ». (Idem, page 118.)
Comme à son habitude, de cette cruauté, l’économie s’en lave les mains. Cela ne la regarde pas… Alors que, tout de même, sur son propre terrain, les résultats sont tout ce qu’il y a de plus fracassants. Constatons-le tout de suite, grâce à Thomas Piketty :
« Compte tenu du fait que certains éléments de patrimoines (par exemple l’immobilier d’habitation, ou le capital agricole) ne sont qu’assez peu possédés par les investisseurs étrangers, cela signifie que la part du capital domestique détenu par le reste du monde peut dépasser 40 %-50 % dans l’industrie manufacturière, voire davantage dans certains secteurs. » (Idem, page 118.)
Évidemment, tout ceci n’est formulé que de façon très vague… "peut dépasser", "voire davantage"… Nous ne trouvons aucune référence précise qui justifierait cette mathéma-tisation un peu simplette. N’empêche qu’après les 1 à 2 %, et les 2 à 3 % évoqués dès la première citation de la présente rubrique, une petite remontée dans le temps va nous permettre de ressentir, à nouveau, une certaine émotion :
« À la veille de la Première Guerre mondiale, le revenu national du Royaume-Uni, premier investisseur mondial, était de l’ordre de 10 % plus élevé que sa production intérieure. » (Idem, pages 118-119.)
Inutile d’être Lénine pour lire, sous "premier investisseur mondial", premier pays impérialiste au monde… Quant à la suite, elle n’est, chez Thomas Piketty, qu’affaire d’"accumulation de créances"…, bien sûr :
« L’écart dépassait les 5 % en France, deuxième puissance coloniale et investisseur mondial, et s’en approchait en Allemagne, dont l’empire colonial était insignifiant, mais dont le développement industriel permettait une forte accumulation de créances sur le reste du monde. » (Idem, page 119.)
Alors… Tant de sang pour si peu ? Lénine ne se serait-il pas fourvoyé ?
C’est que nous n’en sommes encore qu’à l’effet "revenu", et dans une dimension étalée à l’échelle de la nation. Autrement dit : s’agissant de l’époque de la Première Guerre mondiale, nous nous trouvons immergés dans la conscience du poilu de base, au fond de sa tranchée, et pour autant qu’il se prend pour le Français moyen.
Mais, à l’échelle des propriétaires des moyens de production - que Thomas Piketty se garde bien de désigner ainsi -, la bonne affaire est d’une tout autre dimension. C’est lui-même qui l’affirme :
« Au total, on peut estimer que les puissances européennes possédaient en 1913 entre le tiers et la moitié du capital domestique asiatique et africain, et plus des trois quarts du capital industriel. » (Idem, page 119.)
Et subrepticement, l’Asie (Hô Chi Minh et Mao, par exemple) est venue s’immiscer dans les belles opérations réalisées par… l’impérialisme, bien sûr. Mais chut ! Thomas Piketty ne nous en dira rien.
Michel J. Cuny
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