Tombeau pour Vladimir Dimitrijevic, mon frère d’âme mort à l’âge d’homme
« Nous tendons à la mort, comme la flèche au but et nous ne le manquons jamais, la mort est notre unique certitude et nous savons toujours que nous allons mourir, n’importe quand et n’importe où, n’importe la manière. (…). Chacun de nous meurt seul et meurt entier (…). C’est pour la mort que nous vivons, c’est pour la mort que nous aimons et c’est pour elle que nous engendrons et que nous besognons, nos travaux et nos jours se suivent désormais à l’ombre de la mort, la discipline que nous observons, les valeurs que nous maintenons et les projets que nous formons répondent tous dans une seule issue : la mort ».
Ces mots implacables, sans possibilité d’appel et comme frappés au coin de tout nihilisme, à faire trembler Schopenhauer même et jusqu’au grand Cioran, c’est Albert Caraco, l’un des penseurs les plus injustement méconnus du XXe siècle, qui, semblant défier là jusqu’à la mort, les écrivit, du fin fond de son immense solitude, en son très lucide, tranchant comme un couperet, « Bréviaire du Chaos ».
Mais, surtout, ce petit livre dont la flamboyante noirceur des idées n’a d’égale que la sombre beauté de son style, c’est mon ami Vladimir Dimitrijevic, qu’un terrible accident de la route vient de mener à la mort précisément, qui me l’offrit un de ces jours de particulière complicité où, cloîtrés dans les sous-sols de sa librairie parisienne, là même où se tramait, dans une quasi clandestinité, la meilleure partie de ses Editions de « L’Âge d’Homme » (ce nom béni qu’il emprunta au génial Michel Leiris et sous lequel furent publiés des écrivains aussi gigantesques qu’Ivo Andritch, Vassili Grossman, Ossip Mandelstam, Czeslaw Milosz ou Alexandre Zinoviev), nous dissertions, l’âme emplie d’une indicible nostalgie littéraire mais l’esprit grisé par quelque bon vin slave, sur le déplorable état, tant intellectuel que moral, du monde actuel.
Et, de fait : « pour Daniel, ce livre qui m’accompagne depuis si longtemps. Ton frère Vladimir », me griffonna-t-il alors sur la couverture même, tout en me le tendant d’un geste aussi fiévreux que généreux, de son exemplaire personnel de ce livre qu’il aimait tant, qu’il lut et relut au point de le triturer jusqu’à l’usure, et qui porte encore ça et là, au bas de ses pages froissées, dans ses marges jaunies et ses interlignes défraîchis, la très humaine mais indélébile marque, tel un signe d’éternité, de ses annotations, étonnamment précises malgré leur évidente fébrilité.
A l’heure où Vladimir vient de disparaître aussi brutalement, c’est comme d’une voix encore plus familière, tant ses accents semblent, a posteriori et certes paradoxalement, prémonitoires, que résonne aujourd’hui, étrangement, ce petit livre aux allures, désormais, de relique pour moi.
Car Vladimir, hommage lui soit ici rendu, ne fut pas seulement mon premier éditeur francophone*, ni même un de mes plus fidèles amis, par-delà les dissensions qui nous divisaient parfois, notamment dans l’approche qu’il avait du conflit yougoslave, où il m’arriva, plus d’une fois, de lui reprocher, malgré mon propre attachement à la cause serbe, son nationalisme politico-religieux, que je jugeais extrémiste. Non, Vladimir fut d’abord, pour moi, un « frère d’âme » bien plus qu’un frère d’armes. Nietzsche appelle cela, d’une formule aussi magistrale qu’émouvante, la « fraternité sidérale » (ou « stellaire »), cet autre nom, quoique ceint d’un écho plus métaphysique encore, de ce que Goethe nomme, quant à lui, les « affinités électives ».
Mais, maintenant qu’il s’en est allé rejoindre le ciel des lettrés, ses chers pairs, confirmant par là combien l’homme est bien cet inexorable et tragique « être-pour-la-mort » que Heidegger inscrivit au dramatique cœur de son ontologie la plus fatale, puisse donc, à présent, Vladimir Dimitrijevic, mon « frère » comme il me qualifia donc lui-même un jour, reposer en paix, en son très orthodoxe tombeau, pour le siècle des siècles !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER
* Trois de mes ouvrages furent publiés chez « L’Âge d’Homme » : « Le Temps du Réveil - Lettre ouverte aux intellectuels d’Europe » (1992) ; « Requiem pour l’Europe - Zagreb, Belgrade, Sarajevo » (1993) ; « Les Intellos ou la dérive d’une caste - De Dreyfus à Sarajevo » (1995).
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