Torture et sécurité d’État : les meilleurs ennemis de l’État de droit
« L’avenir du rock, c’est Justin Bieber » peut-on lire sur les dernières affiches de campagne d’Amnesty International contre la torture montrant le chanteur Iggy Pop avec le visage tuméfié. « Torturez un homme et vous lui ferez dire n’importe quoi », conclut l’ONG. D’une durée de deux ans, cette campagne vise à mettre fin à cette pratique dans 5 pays et/ou régions du monde dans lesquels l’ONG espère obtenir des résultats tangibles (Mexique, Philippines, Maroc, Sahara occidental, Nigeria, Ouzbékistan). Mais dans de nombreux autres États d’Asie et d’Afrique, les actes tortionnaires sont monnaie courante et trouvent leur justification dans la sécurité d’État. Les aveux extorqués par le biais de méthodes dégradantes paraissent acceptables s’ils sont présentés comme un moyen de protéger la population.
La Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants a été adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU le 10 décembre 1984. Les États l’ayant ratifiée sont tenus de mettre en place les mesures propres à empêcher et réprimer les actes de torture et protéger les personnes privées de leur liberté contre des atteintes à leur intégrité physique et morale. Un texte dont la lettre ouvre la voie à l’interdiction universelle de la torture, mais dont l’esprit connaît toujours plus d’une entorse.
Ces cinq dernières années, Amnesty International a signalé des cas de torture dans au moins les trois quarts des pays du monde, soit 141 pays de toutes les régions de la planète. Parmi eux, 79 des 155 États ont souscrit à la Convention des Nations unies. Et dans la plupart des cas, la pratique de la torture est loin d’être une exception ou le fait de comportements isolés.
La torture, pour le maintien de l’ordre public et la sécurité d’État ?
L’ONG affirme en effet que la torture « fait partie de la vie » dans l’ensemble de l’Asie. 74 % des Chinois et des Indiens sont d’accord avec l’affirmation « la torture est parfois nécessaire et acceptable pour obtenir des informations qui protégeraient la population ».
Loretta Ann P. Rosales a été torturée par le régime de Marcos aux Philippines en 1976 et préside aujourd’hui une institution de défense des droits de l’homme dans le pays. Selon elle, la pratique de la torture persévère parce que « la nécessité d’une sécurité d’État » prévaut sur « la sécurité des individus ».
Basil Fernando, directeur du développement des politiques et des programmes de la Commission asiatique des droits de l’homme (Asian Human Rights Commission-AHRC), fournit une analyse similaire : « L’une des caractéristiques des systèmes dysfonctionnels favorisant le développement du phénomène tortionnaire est le passage de l’« État de droit » à celui du « maintien de l’ordre public ». Le terme de « maintien de l’ordre public » est invoqué pour décrire tout moyen arbitraire susceptible d’être utilisé pour maintenir l’ordre tel qu’il est conçu par le régime en place. Sur cette base, tout acte illégal peut être considéré comme légitime si le gouvernement estime qu’il est nécessaire pour maintenir l’ordre », explique-t-il dans un rapport intitulé « Analyse du phénomène tortionnaire » (2013) et dans lequel il livre quelques observations générales sur la pratique de la torture en Asie.
Un système pénal défaillant
Ainsi, inscrite formellement dans les Constitutions des anciennes colonies britanniques ou américaines, l’interdiction absolue de recourir à la torture s’émousse franchement quand elle se frotte à la réalité du terrain. Son usage est endémique dans certains pays, du fait des défaillances dans les systèmes d’enquête pénale. Le manque de ressources permet souvent à la police de justifier des pratiques de collecte de preuves sous la contrainte.
Quant à des pays comme le Cambodge, la Birmanie et la Chine, ils n’accordent pas les garanties habituellement présentes dans un État de droit. La recevabilité des aveux ou des déclarations faites par l’accusé n’est pas vérifiée avant leur production devant un procès à titre de preuve, ce qui conduit les juges à s’appuyer dans les faits sur des aveux obtenus sous la torture.
Une question délaissée par les législations locales en Afrique que l’OIF veut remettre au centre des préoccupations
L’extorsion des aveux par la torture n’est pas un tropisme asiatique. Comme le souligne le document de synthèse à destination des médias sur la torture d’Amnesty International, la torture et les autres formes de mauvais traitements sont aussi très répandues en Afrique. Cette question n’a pas été traitée correctement par les législations locales selon l’ONG. Dans plus de 30 pays, parmi lesquels l’Angola, le Gabon, le Tchad et la Sierra Leone, la loi ne prévoit même pas de sanctions pour ces pratiques.
C’est également une méthode répandue en Éthiopie, en Gambie, au Kenya, au Mali, en Mauritanie, au Nigeria, au Sénégal, au Soudan et au Zimbabwe, dans le cadre de la rétention, car elle est inscrite dans la culture des forces de police. Pourtant, il existe bien une Charte africaine des droits de l’homme et des peuples qui interdit la torture. Mais seuls 10 États en ont explicitement énoncé l’interdiction dans les textes législatifs.
Certains pays se distinguent néanmoins, à l’exemple de la Tunisie. À l’occasion de la Journée nationale de la lutte contre la torture, le 8 mai 2014, au Palais Dhiafa, à Carthage, le président de la République tunisien Moncef Marzouki avait appelé la société civile à veiller à ce que l’État ne trouve pas les moyens de légitimer les actes portant atteinte à la dignité humaine. « Soyez sûrs que l’État s’emploiera à combattre la torture et à réhabiliter les victimes de ce fléau », a-t-il déclaré, ajoutant que « la protection de l’intégrité physique et la sécurité des citoyens sont parmi les priorités de l’État ».
Le rapporteur des Nations Unies sur la torture, Juan Mendez, avait alors salué lors de la cérémonie les progrès réalisés par le pays en matière de lutte contre la torture, notamment via l’adoption du protocole facultatif à la convention de lutte contre la torture, la mise en place d’un mécanisme de prévention de la torture et la création d’une Instance de la Vérité et de la Dignité.
Alertée sur la question, l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) se préoccupe elle aussi de mettre en place des moyens concrets pour lutter contre ce fléau. Aux côtés du Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme, elle organisera le 23 et 24 juin un séminaire international consacré à la prévention de la torture en Afrique francophone, en guise d’introduction à la Journée mondiale contre la torture qui aura lieu le 26 juin. Il s’agira notamment d’encourager la création de mécanismes nationaux de prévention de la torture et d’être force de proposition via l’élaboration de solutions concrètes pour lutter efficacement contre la torture.
La lutte contre la torture est particulièrement importante aux yeux du président Abdou Diouf. C’est un « combat humaniste, abolitionniste comparable, à cet égard, au combat contre la peine de mort qui relève elle aussi des traitements cruels, inhumains et dégradants. Un combat de longue haleine qui nous appelle tout à la fois à la lucidité, à la vigilance et au courage », avait-il déclaré à l’occasion du Forum global de l’Association pour la prévention de la torture sur le Protocole facultatif à la Convention des Nations Unies contre la torture (OPCAT) en 2011. Un engagement qu’il avait également illustré par les nombreuses actions menées par l’OIF : « La Francophonie participe, elle aussi, depuis plusieurs années aux efforts de prévention, par le biais de sa Délégation à la paix, à la démocratie et aux droits de l’Homme, en finançant, par exemple, des projets pour améliorer les conditions de détention et pour favoriser la création de mécanismes nationaux de prévention de la torture ».
La torture, aussi légitimée dans le pays chantre de la liberté
L’Asie et l’Afrique n’ont pas le monopole en la matière. 45 % des Américains approuvent également la torture si elle permet d’obtenir des informations destinées à protéger la population.
Selon Salil Shetty, secrétaire général d’Amnesty International, « C’est (la torture NDLR) presque normalisé, c’est devenu une routine, et bien sûr ces dix dernières ou quatorze dernières années depuis la soi-disant guerre contre le terrorisme, l’utilisation de la torture en particulier dans le contexte des États-Unis et de leur sphère d’influence est devenue de plus en plus normalisée dans le cadre des attentes de la sécurité nationale ».
La sécurité nationale a donc bon dos quand il s’agit de faire subir des traitements inhumains et dégradants. Ce ne sera que par le biais de réformes institutionnelles de grande envergure et de mécanismes de lutte concrets que la Convention contre la torture aura des chances d’atteindre ses objectifs.
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