Traité d’amitié franco-algérien
L’année 2005 s’est achevée, et le traité d’amitié franco-algérien, qui devait inaugurer une ère nouvelle entre les deux pays, n’a pas été signé. Les nostalgiques des temps révolus ont encore sévi.

Ils ont empêché que se nouent des liens solides entre deux peuples que l’histoire a rapprochés dans et par la violence, et auxquels l’avenir recommande de coopérer. Alors que des bonnes volontés et des esprits ouverts tentent de débroussailler le chemin qui conduit à une coopération mutuellement fructueuse pour les deux peuples, voilà que des aigris resurgissent, et parsèment le chemin de crevasses qui vont retarder l’arrivée du train de l’histoire. Retarder seulement, car le souffle puissant de cette même histoire, hier comme aujourd’hui, finira par balayer les réticences ou les oppositions au noble et commun projet des deux peuples. Hier, ces mêmes nostalgiques avaient cantonné la population européenne dans une position figée, en lui faisant croire à l’éternité de sa prédominance sur les autochtones. Leur aveuglement politique avait empêché cette communauté d’analyser sa présence en Algérie comme le résultat d’un rapport colonial, avec toutes les conséquences que ce rapport implique. L’absence d’une conscience historique spécifique de cette communauté l’a empêchée de prendre une position politique même timide quant à la résistance des autochtones à la colonisation. Des individualités, qui avaient pris fait et cause pour l’indépendance de l’Algérie, avaient émergé ici et là, parmi les "pieds noirs", mais elles avaient été vite mises à l’index et plus tard, certains d’entre elles ont été assassinées par les commandos de l’OAS.
Aujourd’hui que l’Histoire a rendu son verdict, il serait dommage que les intérêts de la France à long terme et son rayonnement à l’extérieur dépendent de la cuisine domestique de politiciens en quête de suffrages d’un certain électorat.
Un peuple est grand quand il juge son histoire sans complaisance, quand il regarde l’avenir en tenant compte de cette histoire, quand il sait reconnaître chez son ennemi d’hier, dont il respecte la culture et la dignité, son droit à la résistance, quand enfin il fait un effort sur lui-même pour surmonter ses rancunes et ses aigreurs, fruits du chauvinisme, ce cancer des faibles d’esprit.
L’Algérie aussi a ses chauvins, qui, du reste, font d’abord du mal à leur propre pays. Mais l’immense majorité de son peuple a jeté, en dépit de souffrances inouïes, les rancunes aux oubliettes de l’histoire, et respecte la culture du peuple français, celle de Diderot et de Voltaire, de Rimbaud, d’Aragon et de Pasteur. C’est du reste la partie la plus lumineuse de cette culture, celle qui fait l’éloge de l’universalité de l’humanité, qui offre les armes de la critique contre le colonialisme, expression à la fois de la domination politique et de l’avidité des hommes à posséder la richesse en dépossédant le sujet dominé.
Et parmi les Lumières de la France, sa langue, que notre plus grand écrivain Kateb Yacine a qualifiée de ‘’butin de guerre’’, a droit de cité en Algérie. Nos plus grands écrivains connus en dehors des frontières du pays écrivent encore dans la langue de Molière. Ce ne sont donc pas les quelques routes et ports construits pendant la colonisation pour le bénéfice essentiel des grandes villes habitées par les Européens, des infrastructures tant vantées par nos nostalgiques de l’Algérie de papa, qui sont le plus bel héritage laissé par la France. Ces nostalgiques veulent faire croire que la France a colonisé un désert que les autochtones étaient incapables de cultiver. Ils oublient que Napoléon en route vers l’Egypte a nourri ses troupes grâce au blé algérien, jamais payé, d’où le coup d’éventail du Bey d’Alger au consul de France. Faut-il rappeler que 15 milliards ont été volés au trésor d’Alger, d’après Pierre Péan ? Faut-il dire encore et encore que le pays été ‘’pacifié’’ après dix-sept ans de résistance acharnée sous la direction de l’Emir Abdelkader, philosophe, poète et grand stratège militaire, face à un Bugeaud tout juste capable de reprendre et d’appliquer la formule de Napoléon, la "terre brûlée" ? Du reste, faut-il aussi rappeler que l’Algérie indépendante achemine vers la France gaz et pétrole exploités par ses seuls ingénieurs et cadres, qu’elle a multiplié par dix routes et ponts, et qu’elle est en train de construire une autoroute qui traverse le pays d’Est en Ouest ? Ou encore faut-il insister sur l’analphabétisme dans lequel étaient plongés les autochtones, parmi lesquels seuls cinq cents fréquentaient l’université, alors qu’aujourd’hui ils sont des centaines de milliers ? Faut-il le dire et le redire, que condamner le colonialisme ne veut pas dire clouer au pilori l’homme "blanc" ?
Mais arrêtons cette comptabilité quelque peu fatigante et presque infantile, pour nous pencher sur les futurs rapports d’échanges et d’égalité, grâce au "butin de guerre", selon l’expression imagée et tellement juste de Kateb Yacine. A mon sens, le futur traité franco-algérien ne devrait pas négliger la langue française que les Algériens pratiquent sans complexe, puisqu’elle est le fruit d’un butin de guerre, c’est-à-dire quelque chose qu’on a payé au prix fort. Cette langue, à travers les productions artistiques (littérature, cinéma, théâtre), peut à la fois faciliter les échanges économiques, et aussi et surtout être la garante des rapports de respect mutuel entre les deux pays, pour bannir à tout jamais toute arrogance ou suffisance.
Moi-même, je dois beaucoup à cette langue, puisque c’est mon outil de travail, mais pas seulement. En effet, jeune étudiant débarquant à Paris et ne pouvant plus utiliser la langue de ma mère pour communiquer avec elle, je fis appel à la langue française. J’aurais aimé pourtant entendre ma mère au bout du fil, pour lui parler du monde nouveau que je découvrais. Mais en ce temps-là, le téléphone était un outil rare. Il me restait la voie épistolaire. Mais en alignant les mots, je mesurais la distance entre leur point de départ et le lieu de leur destination. Je savais que mes sentiments allaient perdre de leur saveur sous la traduction de quelque enfant du quartier de ma mère. Je n’en voulais évidemment pas au traducteur. Je pestais contre ce sort funeste qui avait fait de moi un orphelin de la langue de ma mère, et de ma mère une analphabète de la langue de Molière. Aujourd’hui, je recours à cette langue pour regarder devant moi, et pour entretenir ma mémoire où sont stockées les joies et les souffrances de l’enfance. Les événements de cette enfance, comme le lieu de ma première respiration et les caresses de la première lumière sur mon corps sortant de l’origine du monde, ces événements-là, ce lieu et ces sensations, je ne peux plus, hélas, ni les relater ni les exprimer avec les énigmatiques et arabesques signes de la langue de ma mère. Je le fais avec la langue dans laquelle je me suis enfermé, une sorte de prison, mais une prison ouverte sur les chemins de la liberté.
Je fais ce petit détour par la langue française en Algérie, pour dire la place éminente qu’elle peut encore occuper dans le développement des relations économiques, à une époque où la mondialisation standardise et les modes de production et les modes de vie, par le biais de la langue anglaise devenue impériale, pour ne pas dire impérialiste, par la grâce des USA. Mon plaidoyer en faveur du traité d’amitié franco-algérien a pour modeste objectif de dire que les deux pays peuvent affronter l’avenir sans haine ni complexe, pourvu que les revanchards soient neutralisés par le génie de leur peuple, qui fleurit des deux côtés de la Méditerranée.
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