Tranches de vies
Une simple matinée avec des mômes et des éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse et le débat entre nos présidentiables sur l’insécurité devient encore plus indécent...
9h20, vendredi dernier. Je suis en avance chez Agnès. Il pleut et il fait froid. 4° dit l’ordinateur de la voiture.
Je suis venu la chercher.
Agnès, une amie, éducatrice à la Protection Judiciaire de la Jeunesse, m’a demandé, il y a quelques semaines, si je suis d’accord pour venir parler avec « ses mômes ». Profil des dits mômes, mineurs, délinquants, parfois récidivistes et pas en prison « grâce » à leur minorité (certains auraient quand même tâté de la tôle, d’après Agnès).
Je l’avais déjà accompagnée. Il y a trop longtemps.
Nous arrivons.
Un cube de brique orangée en face du Campanile local.
Une sorte de no man’s land après un rond-point : ni la ville, ni la banlieue, ni la campagne.
Loin, loin à l’ouest de Paris.
Le but du jour est de tenter de les sensibiliser à la politique, à la présidentielle. Après un café - américain... - avec les éducateurs et une petite partie de billard américain avec trois gamins du centre, nous commençons la séance.
Deux heures. Intenses. Denses. Pleines. Un dialogue. Surtout pas un cours. Ni une leçon.
À la grande surprise de la plupart des éducateurs, la petite dizaine de
gamins rassemblés vont rester assis et bientôt entamer avec moi une
discussion qui va devenir rapidement vertigineuse. Je veux dire pour
moi. Je regrette de n’avoir pu filmer ce long moment mais, bien sûr, le
ministère de la Justice ne saurait tolérer cela. Et il aurait fallu
flouter les visages des mômes. Je suis venu pour leur parler. Leur
apprendre des choses. Et c’est évidemment eux qui vont m’apporter le
plus. La leçon c’est bibi qui la reçoit.
Première énorme surprise - même étonnement pour Agnès - : sans aucune sollicitation de ma part, le seul politique qui trouve grâce à leurs yeux, d’entrée, parmi les présidentiables (parmi ceux qu’ils connaissent plutôt) se nomme... Bayrou. Soit ils sont indifférents aux autres, soit ils espèrent uniquement en l’ancien ministre de l’Éducation.
Attention ! Pas de raccourci facile.
Aucun d’entre eux ne regarde les émissions politiques à la télévision (« sauf pendant les pubs des autres chaînes m’sieur ! »).
Ils ne lisent pas de journaux. Quelques livres seulement. N’écoutent
que Skyrock. Ils ignorent donc tout du combat de Bayrou contre les
médias. Et aucun n’est au courant de la visite plutôt réussie de Bayrou
en banlieue. Non. C’est en lisant les éléments rassemblés par leurs
éducateurs qu’ils plébiscitent le Béarnais. Et puis parce qu’il est au
centre. « Il est neutre lui » explique A.
Et puis aussi par défaut.
Par défaut ? Oui. Parce qu’il y a un candidat qui n’a aucune chance de recevoir leur soutien.
Nicolas Sarkozy.
Je pense en analysant cette réunion a posteriori que l’ex-ministre de l’Intérieur ne mesure pas du tout la blessure qu’il a occasionnée à ces mômes, lorsqu’il en « a traité » certains de racailles et les a menacés du Kärcher©... Et nous ne le mesurons pas vraiment non plus. Pour nous, ce ne sont que des mots malheureux. Une simple maladresse. Un fâcheux dérapage. Pour eux c’est une humiliation. Mais même en écrivant ce mot ici - H-U-M-I-L-I-A-T-I-O-N -, cette humiliation n’a pas le poids de ce qu’ils ressentent.
Et Ségolène Royal ? « Mais elle sourit tout le temps ! » lâche, génial, mon voisin. Les critiques qui lui sont faites par certains sont étonnantes, car elles pourraient tout aussi bien venir de militants chevronnés de gauche. Mais la candidate socialiste ne les passionne pas. Un peu de misogynie en passant chez ma voisine. Je le lui fais remarquer. Elle ne s’en défend pas.
Retour à Sarkozy. « C’est un raciste comme Le Pen ».
La droite ? « Tous des racistes ».
Au passage, je teste de Villiers. « Connais pas »...
Pendre du temps alors pour expliquer le racisme. Les dernières
enquêtes. 30% des Français qui "se disent" racistes. Une tare présente
à droite comme à gauche. Pas le monopole des gens de droite. Je veux
prendre l’exemple de Georges Frêche qui critique les blacks de l’équipe
de France de foot, pour montrer qu’à gauche aussi...
« C’est qui ? »
...
Ok. Raté Guy.
Ça calme.
Très vite de là, la conversation va dériver sur leurs problèmes quotidiens avec « les bleus », la police.
À cause de Sarkozy.
Je demandé à l’un d’entre eux qui s’en plaignait de me raconter les contrôles - « des fois, cinq fois par jour »
- , les raisons de ces contrôles, comment il réagit lorsque cela arrive.
J’ai voulu qu’il m’explique vraiment, tout simplement parce que, moi,
je ne me fais jamais arrêter. Et donc, je ne comprends pas. Je ne peux
pas comprendre. Il a pris la parole doucement, après une hésitation, en
me regardant droit dans les yeux. Ce que j’ai alors entendu m’a laissé
assez minable.
« Les CRS venus du sud qui se la racontent ». L’arrogance de certains policiers (« pas de tous »), l’humiliation quotidienne : « Y me demandent : qu’est-ce que t’as à me regarder dans les yeux ?. J’ai d’abord répondu. Et puis à force, j’ai compris qu’il ne fallait pas leur répondre ».
Se faire contrôler ? Juste une sale routine. Pour tous.
D’après Agnès, c’est peut-être bien la première fois qu’il parlait à un tiers de ce genre de choses. Mais qui lui a déjà demandé de raconter ? Même sentiment chez son voisin. Rien de pire que les flics.
Après avoir écouté leurs récriminations sur les « bleus », autrement appelés « schmitts », je tente d’expliquer aux mômes qu’ils ont certes raison sur les mots de Sarkozy, sur les flics, mais qu’ils ont eux aussi, leur part de torts. Que peut-être, ils font peur aux flics. D’où leur agressivité. Un réflexe de défense. De peur. Qu’il m’arrive, lorsque je traverse Saint-Denis, Villetaneuse ou une autre banlieue, d’avoir peur lorsque je croise quatre ou cinq capuches qui me défient du regard. Que je baisse alors les yeux. Même s’ils me traitent de « pédé » si je change de trottoir. Je leur parle de la barre en face de chez moi. Du petit voisin d’en face qui me salue tous les jours et de son pitt. Du jour où l’un de ses copains m’a gueulé « Ta mère la pute ! » parce que je lui ai demandé de ne plus tripoter l’Austin. De la honte de mon petit voisin. On ne peut pas insulter comme ça. Ils sont d’accord.
Je leur dis, aussi simplement que je le peux, leur racisme à eux. Je leur ai fait remarquer qu’ils se « traitent » entre eux. De « racailles » comme Sarkozy l’a dit après tout, de « youpins ». « C’est quoi youpin monsieur ?! ». Encore raté... Ah ! pardon, de Feujs !« Ah ! oui, les Feujs... Mais c’est notre façon de nous parler ».
Je tente de leur montrer que cela peut aussi être considéré comme du racisme. Pas de contestation.
Mais rien n’y fera.
Sarkozy est pour eux l’abomination absolue.
Presque davantage que Le Pen.
Et sa police est l’ennemi.
Leur pire angoisse ? Sarkozy président.
J’ai alors tenté de savoir en qui ils avaient encore confiance.
Le tour de table va être... Comment dire...
« Mes potes »
« Ma daronne et mon daron » Ambiance Gabin dans "Le Baron de l’Écluse" !
« Les médecins » se lance A. J’apprends ensuite que cet incroyable visage pâle de 15 ans, à la maturité étonnante, est suivie en HP...
Et vos profs ? « Oui y a deux profs que j’aime bien » lâche la petite blonde silencieuse en anorak.
Dans l’ensemble, seuls leurs « potes » trouvent encore grâce à leurs yeux.
Et les éducateurs. Quoique.
Mon voisin, lui, n’a confiance en personne. « Et en toi ? Tu as confiance en toi ? » « Oui, j’ai confiance en moi » chuchote-t-il presque en regardant le sol. Je n’accroche pas ses yeux.
Je démarre alors sur leurs projets et leurs problèmes. La boule à l’estomac en se levant le matin. Les emmerdes.
Silence.
M. le petit qui ne me regarde pas et qui dit que « rien ne l’intéresse » n’a « pas de problème » .
« C’est indiscret » me dit A. Elle a un peu raison. Je la rassure : rien de personnel.
Elle veut faire du droit. Mais comment s’en sortir ?
Discussion sur la drogue. Les candidats qui veulent légaliser le cannabis. Je leur fais comprendre que ça n’arrivera pas. L’alcool et la drogue. L’alcool pire que la drogue ou pas. Si on légalise, « on trouvera des trucs plus durs dans la rue » pense l’un d’entre eux.
On en repasse par la case politique.
Les politiques...
Dès l’ouverture de la séance, ils m’avaient bien expliqué comment, de toute façon, leurs promesses n’étaient pas sérieuses.
« On peut pas payer une caissière comme un pompier quand même ! »
Magnifique comparaison et longues explications sur la différence entre
la droite et la gauche en termes économiques : taxer davantage les
particuliers ou les entreprises. Les impôts.
Augmenter les impôts mais pour augmenter les salaires de tout le monde.
Pas seulement les plus pauvres.
Et si on n’augmente pas les impôts, on le prend où l’argent ?
« Faut prendre la tune dans le 16 ! » tranche ma voisine.
Éclat de rire général.
On a moins ri quand, la même, plus tard, s’est lancée sur la peine de mort. « Si on tue mon enfant, je veux qu’on attache le coupable et qu’on le bastonne tous ! ».
Comprendre à mort. Son voisin n’est pas d’accord. Ils se sont déjà pris
la tête sur le sujet en préparant notre rencontre. Discussion sur la
différence entre la société, les hommes et les animaux. Le pardon. La
croyance. Je lui explique doucement qu’elle réagit en animal. J’essaie
un détour par le Rwanda pour lui faire comprendre comment la peine de
mort (désormais impossible en France) et la vengeance personnelle
donnent la guerre civile. Les machettes. Radio Mille collines. Touché.
Je fais - dans un raccourci - du Président le seul vrai garant de cette organisation sociale.
S’ils savaient nos candidats qu’aux Mureaux, à Trappes, à Houilles, il y a des gamins qui croient désormais ça... Au moins je l’espère.
Je suis fatigué. Eux aussi sûrement. Je pense à tenter de conclure. Je me lance sur ce qui apparaît évident en sortant d’un tel moment. Ils ont besoin de nous. De nous tous. Le problème - je cite Coluche - c’est qu’ils sont moins égaux que moi, que nous. Il faut impérativement rétablir, et par la force si nécessaire, cette égalité. Que tous aient la même chance après le départ inégal. J’évoque Ségolène Royal et le soutien scolaire gratuit pour tous.
Un portable sonne deux fois sur ma droite. Une musique bien bien naze.
Mon adversaire de billard répond au deuxième appel.
Je continue sur l’égalité.
Il raccroche.
Je lui fais alors remarquer que ça ne se fait pas.
Et puis je m’adresse aux deux plus petits qui sont restés assis deux heures, qui ont écouté, mais qui ont passé leur temps à se chercher, se pincer, se pousser.
Je demande à M. de ne plus se cacher derrière sa main. De me regarder dans les yeux quand je lui parle.
Il lui faut accepter qu’on l’aide. Ne pas mordre la main qui se tend...
Sourire.
Nous allons rentrer vers la capitale. La capitale... Eux vers la merde.
Je sais déjà que je vais revenir bientôt. Qu’il ne m’est plus possible de faire autrement. Que nous devons tous nous occuper d’eux. C’est essentiel. Mais ça on ne le sait pas à distance.
La présidentielle ? À des années-lumière.
L’identité nationale, le drapeau... les sondages ! Mais quel est donc le rapport entre nos préoccupations et les leurs ?
Il faut multiplier par dix, par vingt, le nombre des éducateurs - des modèles, des héros, ceux-là.
Continuer à protéger ces enfants, loin de la prison.
Nous qui avons réussi, nous avons le devoir moral, la responsabilité
impérieuse de les accompagner, de les soutenir. De ne pas les laisser.
Et pas une fois, comme ça ; comme je viens de le faire tranquillement,
en passant...
A. vient vers moi.
« Vous connaissez Frédéric Taddeï ? »
« Oui, comme ça. » .
« J’adore Paris Dernière » .
Un blanc.
« C’est comme ça que j’ai connu Schopenhauer ».
Oui. C’est sûr que je vais revenir.
Merci.
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