Trump, un prince de l’empire du mensonge
Un phénomène étrange s'est manifesté lors des deux précédentes élections présidentielles aux États-Unis. On a vu de nombreux commentateurs français participer activement à la campagne électorale, majoritairement en faveur de Trump, quand bien même il ne peuvent pas participer à l'élection, pas plus que leurs auditeurs. C'est particulièrement savoureux de les entendre conspuer le "mondialisme", tout en le faisant vivre. Ceci est un puissant symbole de la colonisation des esprits par le soft-power américain.
Nous nous heurtons ici au phénomène des influenceurs dans ce qu'il a de pire. Que des personnalités charismatiques diffusent des messages, des idées, c'est bien normal. Mais l'influenceur évolue dans un système de marché, où règne une concurrence féroce. Ceci entraîne notamment la nécessité d'une production de contenus permanente, et d'autre part suscite la tentation d'adapter les contenus pour maximiser l'audience, y compris au prix de concessions envers la vérité. Ces pratiques n'ont que peu de conséquences lorsque l'influenceur est spécialisé dans le maquillage ou les jeux vidéo, mais lorsqu'il s'agit de politique, donc aussi d'histoire et de philosophie, les enjeux et les conséquences de ces pratiques de marché sont plus graves, nous y reviendrons.
Contrairement à l'intuition qu'on pourrait avoir, attirer la clientèle ne nécessite absolument pas de produire des contenus originaux. Au contraire, une grosse partie du public adore entendre répéter toujours la même chose. C'est une façon de s'intoxiquer avec l'illusion de la cohérence et de la validité par la répétition. D'autre part, les cadences infernales de la production de contenu, nécessaires pour occuper le terrain, font que le plagiat est la règle plutôt que l'exception. Dans les domaines "triviaux", il est de notoriété publique que les YouTubeurs français à succès se contentent d'observer et de plagier ce qui marche aux États-Unis. C'est le phénomène "Gad Elmaleh" si j'ose dire. Mais ceci est malheureusement aussi pratiqué dans le cadre de contenus politiques.
Aussi, l'immense majorité des commentaires relayés en France à propos de Trump sont des recopies d'influenceurs américains. Ceux-ci ont adopté des techniques marketing très efficaces, qui ont réussi à dépoussiérer l'image du parti républicain, à l'écarter du reaganisme devenu ringard et de la bigoterie émolliente des évangélistes. Typiquement, on trouve quantité d'hommes assez jeunes, qui ont l'air "cool", qui déblatèrent façon "ASMR" tous les lieux communs du conservatisme américain, avec un débit de parole et une intonation littéralement hypnotiques, dans un gros micro style années 1930, devant un mur en brique façon "Brooklyn", orné d'un néon représentant le logo de leur chaîne… Ils produisent la synthèse du "cool" et du réactionnaire, sortent la droite de la ringardise. Chez le pauvre indigène français, l'effet est garanti, il s'empressera de singer son maître américain, à l'image du chef nègre Tamango dans la nouvelle éponyme de Mérimée. C'est ainsi que le public français a été et est encore abreuvé de propagande électorale républicaine régurgitée, sans remise en contexte dans la perspective française, sans distanciation vis-à-vis de la culture politique des États-Unis.
"Copy-politics" : Ben Shapiro, Steven Crowder, Dave Rubin, Matt Walsh, Michael Knowles, Charlie Kirk, Tim Pool, Jesse Kelly, Dan Bongino, ou comment être réactionnaire n'est plus ringard.
Mais pire encore, la concurrence qui règne dans ces milieux médiatiques alternatifs a entraîné un phénomène d'hybridation entre information et divertissement, entre réalité et fiction, toujours dans une optique de captation d'audience. Dans le phénomène Trump, la fiction a très largement pris le dessus sur la réalité, par la seule force d'un narratif qui s'est autonomisé, qui a été coconstruit par un certain nombre d'influenceurs, chacun tentant de poursuivre l'écriture d'un récit dont la cohérence est purement interne, sans aucun rapport avec la réalité concrète. L'apogée de ce phénomène fut l'extraordinaire succès de la rumeur d'une vaste opération "secrète" [sic] de l'armée, prévue début 2020, afin de mettre en état d'arrestation tous les membres corrompus du fameux « État profond », satanistes et compagnie, et de remettre Trump sur son trône... Le succès d'une telle absurdité n'aurait pas été possible sans tout le narratif qui l'a précédé, tout l'univers de fiction, digne d'une série télé de bonne facture, qui a été patiemment fabriqué pendant des années, co-écrit par une foule d'influenceurs.
Ce phénomène, cristallisé autour d'une mouvance nommée "QAnon", nous raconte une histoire finalement très banale, extrêmement manichéenne, qui, en substance, est l'expression de la vision du monde du plouc américain moyen. On reconnait dans ces scénarios tous les préjugés, toutes les incompréhensions, les fantasmes et les obsessions du citoyen lambda, qui ne comprend strictement rien aux mécanismes du pouvoir, à la psychologie et à l'organisation des classes dirigeantes. J'imagine qu'un phénomène de cette ampleur a très certainement été piloté par les "services", les précédents historiques avérés montrent qu'en effet, tout mouvement à teneur même vaguement politique est systématiquement pris en charge, encadré, infiltré, manipulé par les services compétents. C'est assez remarquable également pour l'organisation "miroir" à QAnon, les fameux "anti-fa", qui sont au parti démocrate ce que QAnon est au parti républicain.
Notons que Trump ne pilote pas directement le "culte" de sa personnalité. Celui-ci s'est fabriqué de manière autonome, quand bien même la "méthode Trump" l'a favorisé. Fondamentalement, il n'a rien inventé, mais va beaucoup plus loin dans une technique vieille comme la politique, dont le nom a été progressivement retiré de l'espace médiatique : il s'agit tout simplement de la démagogie. On doit lui reconnaître un talent et une intuition très développés pour embobiner le public, il en a fait la démonstration durant les 15 ans où il a animé une émission de télé-réalité, "The Apprentice". Cependant, le travail de fond, pour tout politicien à notre époque, est grandement simplifié grâce aux réseaux sociaux. En effet, un des business principaux de ces plateformes est de fournir des rapports précis sur ce qui occupe et préoccupe les gens, avec une segmentation très précise des populations, ce qui permet de fabriquer des discours "sur-mesure" quand on cible un électorat.
And again, and again, and again....
Trump est allé un cran plus loin dans la démagogie que ce que la décence autorise traditionnellement dans les milieux politiques, c'est la base de son succès. Il s'est notamment approprié les "théories du complot" les plus courantes, le 11 septembre en tête. C'est là-dessus qu'il a construit son image "d'ami du peuple", de dissident voire d'ennemi du "système". Où plutôt, d'après ce que j'écrivais plus haut, c'est là-dessus que les influenceurs ont construit son image de personnage "anti-système". Le fait qu'un personnage de cette stature, qui parvient à devenir président, rallie l'opinion populaire concernant un complot des élites, a produit un effet extrêmement puissant sur la population concernée. C'était, et c'est sans doute toujours, "leur candidat", tant l'adhésion, ou non, à la théorie du complot est devenue un marqueur, social, politique, psychologique, philosophique, beaucoup plus significatif que le positionnement sur les questions politiques plus courantes. Cette vague d'enthousiasme s'avère funeste, précisément tant elle est puissante : elle a suscité un aveuglement généralisé, car il s'agit dans les faits d'une arnaque de plus, un étage supplémentaire à l'édifice de manipulation qui a été construit ces dernières décennies.
Le fond du problème est là : la chose mériterait une série d'articles à part, mais en résumé, le complotisme est un pur produit du système. C'est un travail qu'il faudrait que je formalise un jour, mais l'étude attentive du 11 septembre montre que le pouvoir américain a objectivement fabriqué le courant complotiste en parallèle de sa version officielle. Je ne vais pas développer ici et maintenant, mais disons que le pouvoir en a tiré de nombreux avantages, en dépolitisant l'opposition potentielle, en la mettant systématiquement sur la défensive, et plus généralement en profitant de l'effet psychologique déstabilisant de théories qui vont toujours plus loin dans la remise en question de la réalité. Depuis le 11 septembre, on assiste à une véritable course à l'échalote dans tous les domaines possibles. Désormais, n'importe quel événement de n'importe quelle nature donne lieu instantanément à une théorie du complot. Et parallèlement, on reconnait l'arbre à ses fruits, je mets au défi quiconque de trouver quoi-que-ce-soit dans la paternité du complotisme qui ait pu inquiéter le pouvoir une seule seconde...
Je passe rapidement sur "Trump, colombe de la paix", autre hallucination collective. Entre le coup d'État au Venezuela, l'assassinat de Soleimani, la validation de l'annexion du Golan, qui promet des décennies d'affrontements, et les accords sur l'entraînement et de fournitures d'armes à l'armée ukrainienne, le mandat de Trump fut du "business as usual". Nos chers influenceurs, eux, n'ont soit rien vu, soit ont tout oublié. Comme ils ont oublié que c'est la parti républicain qui était au pouvoir lors du 11 septembre, et qui a déclenché toutes les guerres qui ont suivi.
Mais plus hilarant encore, l'affaire Epstein, où là, on atteint des sommets dans l'inversion des faits. En effet, chez nombre de commentateurs, Trump est décrit comme le grand sauveur des enfants, contre les exploiteurs et trafiquants, dont Epstein. Trump a été très évasif sur ce dossier. Une fois encore, ce sont ses hagiographes bénévoles qui lui ont tressé toutes sortes de couronnes de vertu. Très évasif, et pour cause, contrairement à ce qu'il avait laissé entendre, ils se connaissaient très bien avec Epstein, et depuis de nombreuses années, et en fait il est certain que Trump était son client. En effet, Epstein n'était qu'un proxénète de luxe, tandis que Trump travaille dans l’hôtellerie. Vous le savez peut-être, dans un hôtel de standing, la prostitution fait partie des prestations "à la carte". En France, la tradition consiste à demander "un oreiller supplémentaire" à la conciergerie. Trump lui-même est connu comme consommateur de prostituées, ces récents ennuis judiciaires sont d'ailleurs les conséquences de ses batifolages avec une actrice de films X, le conservatisme américain est tombé bien bas, bref... Il est donc tout à fait naturel que Trump ait fait du business avec ce macro. Si Epstein recrutait de jeunes candidates, ceci n'a rien d'exceptionnel : dans ces milieux, beaucoup de prostituées commencent -volontairement- leur carrière à 13 ou 14 ans, par appât du gain et narcissisme. D'autre part, contrairement a ce que raconte la mythologie imbécile autour de cette affaire, Epstein s'est retrouvé en prison, pas pour la première fois d'ailleurs, suite à une procédure démarrée en 2014, bien avant l'élection de Trump. Cerise sur le gâteau, son assassinat -sous le mandat Trump- a été la liquidation de l'affaire, la justice perdant les principaux témoins. Les zélateurs du personnage en ont tiré les conclusions inverses à la logique élémentaire, phénomène qui relève littéralement de l'emprise sectaire.
Trump et Epstein font la fête en 1992, en compagnie d'un autre proxénète bien connu. On aperçoit furtivement Ghislaine Maxwell en arrière plan. De quoi faire rentrer en dissonance cognitive les lobotomisés du Trumpisme : oui, vous êtes des pigeons et des cocus.
Finalement, et pour conclure cette première partie, il faut rendre justice aux influenceurs : ils portent effectivement bien leur nom. Ces gens sont symptomatiques de l'extension de la société du spectacle à des domaines qu'on croyait trop arides et trop sérieux pour sombrer dans la bouffonnerie. Autant, l'enthousiasme suscité par Trump était excusable aux États-Unis, mais sa transposition en France est la preuve de la colonisation mentale achevée du soft-power américain. Je rappelle au lecteur qu'il y a 20 ans, Chirac et Villepin s'opposaient au cow-boy républicain G.W. Bush, unanimement reconnu comme un crétin, que Fox-News était considéré à juste titre comme l'archétype de la télé-poubelle, et que le conservatisme américain était pris pour ce qu'il est : un lamentable spectacle de faux-culs, grossiers, incultes et fiers de l'être. Les mêmes sont désormais célébrés par de nombreux indigènes français comme les sauveurs de l'humanité…
Dans la prochaine partie, nous analyserons le concept "d'État profond" et la structure du pouvoir aux États-Unis.
A suivre…
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