Tsunami : pourtant prévenus
Les poètes l’avaient pourtant versifiée, les illustrateurs l’avaient dessinée, les cinéastes l’avaient filmée, les calculateurs l’avaient calculée, les enseignants l’avaient enseignée, tous avaient imaginé, cauchemardé, anticipé, annoncé la catastrophe. Les financiers n’ont rien vu venir et ont tenu la dragée haute à toutes ces cassandres, jusqu’au bout. Le bout, c’est évidemment le jour où la catastrophe est arrivée.
Donc, nous ne leur prêterons pas l’idée qu’ils n’ont rien vu venir. Ils l’ont calculé. Ils ont mesuré combien leur rapporterait le fait de ne rien prévoir et combien leur coûterait le fait de prévenir un tsunami majeur, pesé le pour, pesé le contre, mesuré la hauteur d’eau, estimé la probabilité, la résistance des matériaux, leurs coûts, la résilience des marchés. Eux savent ce qu’il faut mettre derrière ces mots-là parce que les mots, c’est la vraie force des financiers. Ils savent, ils ont appris, ils ont mesuré la force des mots et c’est avec la force des mots qu’ils gouvernent contre la nature qui n’a qu’à bien se tenir parce qu’elle ne parle pas, la nature, elle se tait.
Alors les dirigeants de Tepco ont acheté une centrale US conçue pour les plaines du Middle West et l’ont installée au bord de l’eau, au Japon, face au Pacifique, croisant les doigts pour que rien de méchant ne surgisse dorénavant du Pacifique
Mais si elle se tait, la nature agit. Elle a même cette fâcheuse habitude d’agir là où on l’attend.Les montagnards tombent dans les crevasses, les marins sont emportés par des vagues scélérates, mais on n’a jamais vu de vague scélérate parcourir un glacier ni un pont de neige céder sous la coque d’un navire. La nature est prévisible. Il n’y a pas que les financiers qui savent calculer. Les géologues le font très bien aussi et leurs calculs montrent que la plaque pacifique se planque sous la plaque asiatique aussi vite que dix centimètres par an. C’est plus rapide que partout ailleurs sur la planète. Bon, c’est une histoire entre plaques, on ne s’en mêlera pas, on est juste là pour en subir les conséquences mais ce que l’on sait c’est que si un tremblement de terre majeur devait arriver il pouvait se produire là, justement, du côté du Japon, sur la côte Pacifique et ce n’est pas le précédent de Kobé, à peine plus loin, qui pourrait le démentir, un précédent ne détourne pas de l’avenir, il l’annonce. Ce n’est pas un financier qui pourra affirmer le contraire.
La seule chose qu’ignoraient les financiers, il faut leur concéder cela aussi parce qu’il faut tout leur concéder, c’est la date de la catastrophe. Allait-elle survenir avant ou après la mort des financiers ? Après, on n’en aurait pas fait une affaire, mais avant, il faut bien dire que ça fait désordre.
Ils ont fait un pari à beaucoup de dizaines de milliards de dollars, c’est ce que coûterait au Japon la fusion métallique des réacteurs de Fukushima. Les Japonais vivent une immense menace de santé publique, mais puisqu’il est si moderne de partager le point de vue des financiers, je me dois de dire que, de ce point de vue, ce n’est pas cela qui m’ennuie le plus dans cette affaire de centrale nucléaire. Ce qui m’ennuie le plus, c’est la dizaine de mètres de hauteur de digue qui ont manqué pour protéger cette centrale exposée à un risque majeur de tsunami. Que l’on ne protège pas la populace, c’est bien normal, un tsunami c’est du PIB à venir qu’il faut garder sous le coude, OK, d’accord, faut bien que nos financiers bouffent et comme ils n’ont que nous à bouffer, faut les comprendre. Mais qu’il manque dix mètres de digue pour protéger un investissement aussi imposant que six réacteurs nucléaires, ça fait tache. Pour tout dire, perdre six réacteurs nucléaires sur un coup aussi prévisible, ça fait même très très très amateur. Vous vous rappelez la dernière fois que votre patron vous a traité de faignasse parce que vous n’avez pas atteint vos objectifs ? Vous avez tenté de lui expliquer que c’est un coup de malchance mais il vous a répondu qu’en affaires la malchance n’existe pas. « C’est une question de volonté ! » Oh, il était fâché, le monsieur et vous a vraiment pris pour un idiot d’avoir osé un argument aussi creux.Ben là, c’est pareil.
La malchance n’existe pas. C’est une question de volonté.
Dans le monde de la finance, pour gagner beaucoup, il faut être capable d’investir beaucoup. Sinon on vend des merguez au coin de la rue. C’est le discours que n’a cessé d’asséner à ses actionnaires le créateur du site Amazon, avec le succès que l’on sait. Ils ont investi beaucoup et emporté le marché. C’est un exemple. Mais avec Tepco, les Japonais sont tombés sur des bras cassés. Écoutez-moi ça : « Alors, Mr Tepco, c’est quand qu’il rentre le pognon ? Ça vient ces factures d’électricité ?– C’est à dire que nous avons un petit coup de malchance, monsieur, il y a eu un tsunami. – J’entends bien mon vieux, mais ce n’est pas ce petit tsunami ridicule à vingt-cinq mille morts qui va empêcher le pognon de rentrer. Trois, quatre jours pour remettre les lignes je veux bien, mais là ça fait une semaine qu’on peut plus facturer la production de ces centrales. Il est où le courant ?– Il n’y aura plus de courant, m’sieur. (Gros silence). Les six réacteurs, eh bien, comment dire... ils sont foutus, cassés, perdus... »
Ce n’est pas en France que nous risquons de tomber sur des singes pareils, ah ça non. Nous sommes, nous, de vraies lumières, c’est à se demander pourquoi nous avons besoins de tant d’électricité pour nous éclairer la nuit. Enfin, on verra bien. La bourse, elle, – seul juge et suprême arbitre de la finance – ne s’y est pas trompée : elle a ramené l’action de Tepco au tiers de sa valeur d’avant l’accident. Pour dix mètres de digue qui ont manqué, c’est pire qu’une claque, c’est une vraie raclée. Pas contente, la bourse, mais alors pas contente du tout : perdre sa mise, dans ce métier, c’est l’incompétence ultime. Dix mètres ! Les cons.
Les nuages d’explosion des bâtiments de la centrale nucléaire passés en boucle depuis une semaine sur toutes les chaînes de télé du monde renvoient à la charge d’émotion des attentats du 11 septembre, pour les mêmes raisons : ils signent la vulnérabilité du système.Parce qu’il est vulnérable, le système. Très vulnérable.
Bien sûr, les assurances paieront mais ne pourront jamais tout rembourser. Et qui paye les assurances ? Aïe aïe aïe aïe aïe. Faites bien attention en avançant par là. Si vous êtes financier et que vous poursuivez la lecture de ces lignes, vous le faites à vos risques et périls. Vous ne pourrez en aucun cas poursuivre l’auteur pour les incidents de santé qui en résulteront : même vos avocats devront reconnaître que vous avez été prévenus d’un grave danger imminent.
Toujours là ? Prenez quand-même quelques gouttes, là, pour le cœur.
L’argent qui permettra de faire face aux conséquences de la digue trop basse proviendra de la solidarité des populations. De la solidarité privée pour la part qu’elle a pu prévoir, de la solidarité publique pour tout ce que les assurances auront écarté.
Solidarité !
Le mot est lâché. Cela ne va pas bien fort, hein ? Vous étiez prévenus ! Composez vite le 15 ou le 911 suivant l’endroit où vous lisez ces lignes : faites vite, vous êtes en danger de disparaître.Votre système, messieurs les libéraux, vous les zommes libres qui n’ont peur de rien parce que vous êtes responsables et courageux, vous qui vous levez tôt le matin et travaillez dur pour créer de la valeur, de la vraie, celle qui permet de regarder l’avenir en face, de surmonter tous les Everest de l’adversité, votre système, messieurs, il est trop bas de dix mètres.
C’est con, hein ?
Mais c’est définitif.
Vous êtes trop bas. Vous serez toujours trop bas. Votre imprévoyance est un élément constitutif du contrat que vous avez passé avec le corps social qui vous accueille et vous protège. Vous aurez tous besoin qu’un jour quelqu’un se penche sur vous pour vous ramasser. Face aux ressources de la solidarité, vous resterez toujours aussi impécunieux.
Vous pensez que l’argent peut tout acheter, les hommes, le pouvoir et la nature. Vous avez raison. A dix mètres près. Dans ce futur merveilleux que vous promettez grâce à la pertinence de votre jugement et la finesse de vos analyses, vous serez toujours trop court de dix mètres pour atteindre vos objectifs et vous aurez toujours besoin d’un arsouille pour vous porter sur la distance qui vous restera à parcourir. Vous le savez.Nous autres, qui sommes vos arsouilles, nous le savons aussi. Le système ne se poursuit que parce que l’on fait semblant d’ignorer celà.
Les nuages d’hydrogène qui se sont élevés des enceintes éventrées de Fukujima sont venus pour nous le rappeler. Non sans une certaine ironie : l’hydrogène, étymologiquement, est le gaz qui crée l’eau. Celle qui a submergé la digue trop basse. Celle qui manque pour refroidir les centrales. Cette eau sans laquelle toute vie serait impossible.
Tout comme la vie serait impossible sans cette solidarité qui suppléera, encore une fois, aux carences des financiers.
2 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON