Tunisie sur le qui vive
Les télés et les radios locales ne cessent de diffuser des conseils de vigilance. Même les muezzins se sont mis de la partie. Dans chacun de leurs appels à la prière ils invitent inlassablement à la prudence et l’obéissance scrupuleuse du couvre feu. Pour sa première journée de Liberté, la Tunisie semble être sur le qui vive, samedi.
Ici et là dans la ville de Kélibia, cité qui jusque là avait dormi paisiblement le long d’une mer turquoise, dans une zone rurale, à l’abri du tourisme international, et où policiers et soldats ont repris place, rares encore sont ceux qui savent ce qui va changer. Au fil des rues et des portes, on s’interroge, on s’inquiète même. Les femmes mères de famille, chargées de tant de traditions, sont proches du désarroi. Elles ne savent pas. Elles ont presque peur. Les hommes, ruraux pour la plupart, ne se livrent pas aisément. Il leur est peut-être difficile de se défaire de l’habitude du silence qui leur a été imposé depuis si longtemps. Ils ignorent toujours la signification des mots démocratie et partis politiques.
Dans la nuit, des inconnus, en bandes agressives, ont sillonné les rues de la bourgade cassant et brûlant sauvagement, en toute impunité dit-on, locaux et magasins. Il est vrai que la police était absente alors. Tout comme l’armée. Des jeunes gens et quelques adultes, mieux informés peut-être, essaient de les rassurer. Ceux qu’on nomme « voyous » n’ont saccagé que le commissariat de police, semant aux quatre vents des centaines de fiches signalétiques, puis ils ont incendié la permanence du RCD (le parti unique du pays), les symboles du régime défunt. Ils ont pillé les grands magasins dont l’enseigne commune est celle d’une société (Mabrouk) propriété d’un proche de Leila Trabelsi épouse Ben Ali.
Partout alentour, à Menzel Temime, Korba ou Nabeul, également à Bizerte cette même enseigne aurait subi un sort identique. Un local dépendant du Ministère de l’Agriculture a été également brûlé. Mais là, les incendiaires avaient prévenu les locataires et les avaient invités à déménager…les dossiers. En écoutant leurs propos, moi qui suis sur le point d’aborder les quatre vingt balais, soudain, je me suis souvenu.
Voilà près de soixante-dix ans, à Tunis où j’étais né et vivait, j’avais fait de même avec une bande de minots. Sans manier le feu nous avions défoncé et pillé des entrepôts d’alimentation et mis à sac des bureaux qui avaient été occupés par « l’intruse », l’armée allemande de Rommel. L’opération nettoyage s’était accomplie le jour où les troupes alliées (une vraie tour de Babel) étaient entrées dans la capitale du pays. Nos mères alors tremblaient et nos pères faisaient la moue sans comprendre. Et je me suis dit qu’il en avait toujours été ainsi lorsqu’une nation changeait de repères.
Partout, confusément, on ne semble pas encore débarrassé de ce magma servile dont on les a recouverts pendant plus de vingt ans. On se demande qui va prendre la suite, à la tête du pays, d’autant qu’un ami dit avoir reçu une confidence d’un député, c’est à dire qu’il « … ne sera pas question de revenir sur la notion de parti unique ». On s’inquiète de savoir si les patrons – ils ne sont ici qu’une tourte petite poignée, croulant de richesses – vont continuer à les payer, les femmes surtout, l’équivalent de deux cents euros par mois. S’ils vont pouvoir avec épouse et enfants quitter enfin le logement paternel qui les abrite depuis tant d’années.
On se demande si d’une manière ou une autre il faudra continuer à « graisser la patte » d’un fonctionnaire, pour détourner la loi en matière de permis de construire, sur le domaine maritime par exemple, ou sur la route à un policier pour un défaut d’assurance automobile. On s’interroge enfin sur la suite qui sera donnée à la construction d’un monstrueux hôtel touristique de sept cents chambres sur l’une des plus belles plages de sable immaculé de la localité. Un investissement dont la plus grande part viendrait d’une association entre « la coiffeuse » (quolibet attribué à l’épouse du Président en fuite) et une actionnaire française d’origine italienne. On s’interroge également sur la destinée des milliers de mètres carrés de terrains agricoles brodant la mer arrachés à des paysans pour un prix dérisoire par la « grande famille », entre Kélibia et Kerkouane hameau qui abrite le fameux site d’une ville punique de l’antiquité.
Cette frange du peuple tunisien mettra peut-être des mois à prendre de nouvelles habitudes citoyennes. Et pourtant, partout dans le monde arabo-musulman elle a commencé aujourd’hui à faire bon nombre d’envieux. Tout d’un coup je me sens fier d’être revenu au pays natal, voilà une dizaine d’années
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