Turquie-Arménie : un Nobel qui sucite admiration et espoirs... et des députés français qui désolent et inquiètent...
Hasard du calendrier ? Une Académie, celle de Suède, affiche un esprit de justice, une pertinence, une compétence et un sens de l’opportunité qui donnent chaud au cœur. Et une Assemblée nationale, celle de France, expose une médiocrité, une irresponsabilité, un électoralisme de bas étage, un mélange des genres qui font froid dans le dos...

A Stockholm : le sacre d’un écrivain de talent et d’un esprit libre, qui se bat avec intelligence, courage et lucidité ! Orhan Pamuk, Prix Nobel de littérature. Qui aurait pu aussi avoir celui de la paix, par la force de ses engagements.
A Paris, des législateurs se prennent pour des historiens sans se rendre compte de la portée et des conséquences possibles de leur acte : « on » décrète une pénalisation de la « négation » du génocide arménien...
Point commun entre les deux événements : Pamuk, comme les 125 députés qui ont voté la proposition française de loi socialiste, voudrait une reconnaissance officielle du « génocide arménien » de 1915.
Différence de taille : Pamuk est un Turc qui se bat contre « la vérité officielle » d’Ankara, et le Palais Bourbon, bien vide, voudrait imposer une « vérité officielle » dans une affaire qui concerne certes les quelque 500 000 électeurs français d’origine arménienne, mais qui est complètement étrangère à cette « mémoire nationale » si invoquée et si maltraitée...
Commençons par la bonne nouvelle : le sacre de Pamuk.
Il se trouve que je l’ai lu (en partie) et que je le connais (un peu). Excellente nouvelle, sa consécration ! Et un encouragement pour tous ceux (et celles) qui, en Turquie, se battent, au péril de leur vie ou de leur liberté, contre les nationalistes, antidémocrates et autres « fascislamistes » qui ne cessent de progresser dans cette patrie d’Atatürk le laïque.
Oui, un excellent choix. Littéraire, moral et politique... Pour la littérature européenne et pour les valeurs sur lesquelles a été fondé le Conseil de l’Europe. Droits de l’homme et dignité. Liberté et responsabilité.
Qui pourrait ne pas applaudir à ce sacre d’un écrivain encore jeune mais très fécond qui, en enfant cultivé d’Istanbul, incarne si bien ce pont du Bosphore entre l’Orient et l’Occident, entre l’Europe et l’Asie, entre des cultures qui doivent tant s’enrichir mutuellement, entre des religions condamnées à se respecter réciproquement, avec ce sens de la laïcité que la Turquie a su si bien représenter ?
Ce romancier « qui, à la recherche de l’âme mélancolique de sa ville natale, a trouvé de nouvelles images spirituelles pour le combat et l’entrelacement des cultures » est une vraie conscience et un militant authentique de la liberté d’expression, de la recherche de la vérité, de ce personnalisme fondé sur le respect. Et cette quête de démocratie authentique qui est si difficile.
Un esprit libre, Orhan ! D’abord et surtout. Et cela ne lui vaut pas que des amis. Il a affiché son soutien à Salman Rushdie quand celui-ci a été menacé de mort après l’écriture des Versets sataniques. Il combat pour la reconnaissance du génocide arménien et pour les mauvais sorts qu’ont subis (et subissent) les Kurdes. Cela qui lui a valu des menaces de mort et des poursuites judiciaires. Il a échappé de peu à la prison, sous la pression d’une opinion internationale (que les élus français n’ont guère soutenue). Son statut de Nobel va accroître son autorité, littéraire et morale. Tant mieux. Pour la Turquie, pour l’Arménie, pour les Kurdes. Et pour l’Europe.
Jacques Chirac a bien fait de lui écrire pour le féliciter, de se réjouir « particulièrement » de sa nomination et de saluer « le premier Prix Nobel turc de littérature et l’écrivain qui fait revivre la magie, les tragédies et les bonheurs de son beau et immense pays ». « En distinguant votre oeuvre, a écrit le chef de l’ Etat, le prix Nobel récompense aussi la grande tradition de culture de la Turquie, une civilisation qui rayonne en Europe et en Asie tout autant [...]. Mieux que personne, par votre interrogation sur l’histoire, votre immense culture, vous nous ouvrez à l’identité complexe de la Turquie d’aujourd’hui, mariant tradition et modernité dans une alchimie dont vous seul avez le secret. »
Le commissaire européen chargé de l’élargissement de l’Union Olli Rehn est allé dans le même sens : « En tant qu’ami et admirateur, j’aimerais féliciter chaleureusement Orhan Pamuk pour son prix Nobel de littérature bien mérité [...] Le prix Nobel d’aujourd’hui est une bonne nouvelle pour la littérature mondiale, mais aussi une bonne nouvelle pour la liberté artistique et pour la liberté d’expression en particulier [...] C’est une bonne nouvelle pour tous ceux qui veulent parler, chercher, apprendre la vérité, poursuivre le dialogue, échanger des pensées et des connaissances - pas seulement en Turquie, mais partout ailleurs, en Europe et dans le monde. »
Dialogue. C’est mot-clef. Un mot que ne veulent guère entendre les promoteurs et les « voteurs » de la proposition de loi adoptée aujourd’hui au Palais Bourbon, malgré les mises en garde de Chirac, de de Villepin, du quai d’Orsay, de Bruxelles, de quelques bons esprits de gauche et de nombreux éditorialistes qui ont conscience de la complexité d’un dossier qui remonte à 1915...
Oui, il y eu un génocide contre les Arméniens en 1915... Oui, il faut absolument que les Turcs le reconnaissent, surtout s’ils veulent toujours entrer dans l’Union européenne. Oui, on peut et on doit avoir plus que la sympathie, de l’empathie et de la solidarité, pour les quelque 500 000 Français d’origine arménienne qui vivent en France. Oui, l’Europe en général et la France en particulier doivent aider l’Arménie...
Mais à quoi les auteurs de la proposition de loi (socialistes) qui a été votée ce jeudi par l’Assemblée nationale ont-ils pensé ?
Quand les législateurs jouent les historiens, ça doit faire peur... Terrible, cette tentation du mélange des genres... Et effrayante, cette pénalisation généralisée qui touche tous les domaines ou presque.
Au nom de qui et de quoi, déjà, la même Assemblée nationale avait-elle décrété, que le mot génocide devait s’appliquer aux événements tragiques de 1915... Si au moins, la France avait appartenu à l’Empire ottoman, les Français d’aujourd’hui pourraient plaider la cause de la « mémoire commune »... Mais après cela, comment pouvons-nous déplorer que ce mot soit « banalisé » par les autorités algériennes ou par ceux qui supportent mal une partie de l’histoire de France qui s’est déroulée dans un outremer, si proche... et si lointain ?
Le texte adopté par l’Assemblée nationale prévoit jusqu’à un an de prison et 45 000 euros (57 000 dollars) pour quiconque remettra en cause la réalité du génocide arménien. En France, qui est, sur ce terrain-là, négationniste ? Que les dirigeants turcs se tiennent bien et ne viennent surtout pas sur le territoire français... Ils risqueraient de finir en prison... On comprend qu’ils soient inquiets et n’aient plus envie de faire des affaires avec la France, ni de tourisme.
« Plus qu’une erreur, une faute », avait prévenu Le Figaro... avant le vote de ce jeudi. La faute a été commise. Comme on pouvait le craindre. Législation rime parfois (souvent ?) avec régression. Et législateur avec erreur... Qui disait : « Trop de lois tue la loi » ? Allo, Montesquieu ! Comme aime à dire Tomi Ungerer : « Avant, on avait les Lumières, maintenant, on a l’électricité. » Et de jolis courts-circuits. Ou des pannes de secteurs...
Reste à espérer que le Sénat montrera moins de souci électoraliste, davantage d’esprit de responsabilité, et un sens plus aigu de la complexité des choses.
Reste à espérer aussi que les efforts déployés par le quai d’Orsay et l’Elysée réussiront à limiter les dégâts. Car dégâts il y aura, y compris dans le dialogue si indispensable entre les Arméniens et les Turcs.
Quelques Arméniens de Paris et d’Erevan ont salué le vote de l’Assemblée nationale française. Mais les Arméniens de Turquie dénoncent ce texte comme une « imbécillité contre-productive »...
Consolation : seuls 125 députés sur 577 élus ont voté ce texte... « Ceux qui nuisent à la liberté d’expression en Turquie et ceux qui cherchent à lui nuire en France ont la même mentalité », souligne l’un de ses plus réputés intellectuels cités par Le Figaro...
On attend la première réaction de Pamuk, qui dénonce à la fois « l’amnésie » nationale turque face aux terreurs subies par les Arméniens et les Kurdes, et le « mythe » du « choc des civilisations ».
Je ne suis pas un fanatique supporter des prix (y compris Nobel) et je suis un fervent partisan d’une démocratie représentative. Mais dans ce cas précis, on en revient à souhaiter des gouvernements de Sages... ce qui ne serait en rien raisonnable. Descartes s’est trompé : c’est la bêtise, et non le bon sens, qui est la chose du monde la mieux partagée. Mais ce n’est pas nouveau ...
Documents joints à cet article


56 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON