Turquie/Génocide arménien : « Assassinat aux yeux de l’humanité » - I
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Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Ahmet İnsel, enseignant à l’université Galatasaray et à Paris I, éditeur du mensuel Birikim, et l’un des quatre intellectuels turcs initiateurs de la pétition d’excuses aux Arméniens, a signé le 20 février 2009 un article en turc dans lequel il rend hommage à l’historien turc Taner Akçam, précurseur du processus amenant la société turque à « faire face au négationnisme systématique de l’histoire officielle ». Ahmet İnsel revient sur le tabou de 1915 et fait référence au procès mené en Turquie en 1919 contre les responsables du génocide arménien. Il rapporte les accusations portées à l’encontre des dirigeants turcs du Comité Union et Progrès : « Massacres, pillage de biens et d’argent, incendies de maisons et de cadavres, incendies de villages, viols, tortures et le fait d’infliger des souffrances obscènes ». Il précise que l’accusation attirait l’attention sur « la destruction et l’élimination d’un peuple de cette manière en même temps que le vol et la spoliation de leurs biens » et attendait « une justice digne des droits universels civilisés ».
Si Ahmet İnsel détaille, avec précision et courage, le génocide arménien, le négationnisme et le nationalisme turcs, il persiste à ne pas utiliser le ‘mot en G’, en se retranchant derrière celui de « Crime contre l’humanité ». Malgré des propos très forts, où il reprend, entre autres, le témoignage de l’historien turc Ahmet Refik, qui avait écrit le 20 Septembre 1915 : « Aucun gouvernement, en aucun moment de l’histoire, n’a commis de crimes aussi cruels » et à l’instar de son collègue Cengiz Aktar, Ahmet Insel aimerait bien convaincre ses interlocuteurs arméniens d’adopter l’expression ‘Grande Catastrophe’ en lieu et place de génocide. Or un séisme, une éruption volcanique, une épidémie de peste noire, sont également des grandes catastrophes.
En fait, Ahmet Insel semble tout simplement remplacer le mot génocide… par sa définition ou sa description !
Exemples :
- « ’Grande catastrophe’ décrivait parfaitement l’anéantissement total d’un peuple »
- « la présence physique d’un des peuples les plus anciens et les plus importants d’Anatolie a été délibérément détruite, les traces culturelles de son existence ont été de la même façon encore délibérément effacées. »
- « Cette entreprise d’anéantissement planifié. »
On peut aussi être gêné, surtout dans le contexte haineux qui prévaut en Turquie, par l’affirmation "Probablement que les chefs des bandes arméniennes qui ont massacré les populations musulmanes en Anatolie sont également considérés comme des héros nationaux en Arménie." C’est le genre d’accusation grave qui mérite une vérification, et non la qualification de "probabilité".
Certes, la pétition d’excuses, dont on ne sait plus à qui elle s’adresse, surtout après la lecture de cet article, a interpellé - après une amnésie de 93 ans - la société civile turque. Et le courage des signataires, lorsqu’ils sont sincères, est une leçon de civisme et d’humanité pour le reste de la population turque (quoique l’impact de cette pétition - avec 30 000 signataires pour 72 millions d’habitants – ait surtout été ‘publicitaire’). Mais on voit bien que les efforts de plus en plus importants et courageux pour reconnaître la réalité sans la nommer commencent à ressembler à des acrobaties qui laissent pantois et songeurs : quel est leur but ultime ? Quel sens donner à ces progrès remarquables, lorsqu’ils sont combinés à une volonté farouche de ne surtout pas appeler la chose par son nom – jamais ? Pourquoi louer Taner Akçam, surtout connu pour avoir conclu que c’était bien un génocide, si l’on refuse absolument de le suivre sur ce point ? Le Collectif VAN vous propose la traduction de cet article en turc, scindé en 2 parties. Voici la première d’entre elles.
Birikim (mensuel)
N°238
Février 2009
« Cet acte était un assassinat aux yeux de l’humanité » analyse de l’initiative de la campagne d’excuses auprès des Arméniens*
Ahmet İnsel
« Ma conscience ne peut accepter que l’on reste indifférent à la Grande Catastrophe que les Arméniens ottomans ont subie en 1915, et qu’on la nie. Je rejette cette injustice et, pour ma part, je partage les sentiments et les peines de mes sœurs et frères arméniens et je leur demande pardon. »
Au 21 Janvier 2009, 28 000 citoyens de la République turque avaient signé ce texte. Par leur initiative personnelle, en écoutant la voix de leur propre conscience, en analysant eux-mêmes la situation, les gens ont signé sous le texte « d’excuses » et ils continuent à signer. Cette campagne de signatures constitue un pas important dans un processus visant à affronter la question arménienne, commencé en Turquie depuis dix ans. Cette initiative d’excuses représente une réaction contre les efforts fournis, non seulement pour nier le drame humain de 1915 qui a consisté à déporter et à punir les Arméniens ottomans, mais plus encore contre les efforts fournis pour minimiser cet événement si grave, voire même retourner la situation.
Dans la période précédant la campagne d’excuses, une voie opposée, capable de faire face au négationnisme systématique de l’histoire officielle s’est renforcée en Turquie ; les œuvres de Taner Akçam ont ouvert la voie en premier, de nombreux historiens se sont interrogés dans leurs œuvres sur notre passé proche, les Editions Belge ont traduit et édité avec obstination de nombreuses œuvres écrites à l’étranger, en 2005 à l’Université Bilgi, la conférence organisée sur le sujet a publié un communiqué. Durant les 25 dernières années, plusieurs précieuses études analysant les raisons du nationalisme [turc] avaient préparé le terrain [Nota CVAN : 1983 ? Ahmet İnsel reconnaît donc implicitement qu’il aura fallu les actions désespérées des jeunes arméniens de l’ASALA dans les décennies 70/80 pour que les intellectuels turcs – visiblement plongés dans un coma profond - s’interrogent sur le passé de leur pays]. Le nombre des travaux démontrant les conditions de vie en Turquie des communautés minoritaires avaient augmenté. Des œuvres qui montraient qu’il s’agissait d’une discrimination perpétuelle et ce que cela signifiait de vivre dans une crainte permanente. Les événements historiques dont les citoyens moyens en Turquie ignoraient même l’existence jusqu’alors, ont été portés à l’ordre du jour, des documents ont été édités. Malgré des limitations [Nota CVAN : censure], ces sujets ont été débattus. Les exemples flagrants d’un nationalisme turc, prenant une forme haineuse et raciste et dépassant les bornes d’un nationalisme banal, ont commencé à être déchiffrés ouvertement.
Par dessus tout, lorsque le journal Agos a affirmé que Sabiha Gökçen [Nota CVAN : fille adoptive de Mustapha Kemal, fondateur vénéré de la République turque] était d’origine arménienne, le guet-apens de la mort a été inévitablement déclenché contre Hrant Dink [Nota CVAN : journaliste arménien de Turquie, fondateur de l’hebdomadaire Agos à Istanbul]. Le 19 Janvier 2007, ce guet-apens a atteint son but [Nota CVAN : le rédacteur en chef de Agos a été abattu de 3 balles dans la tête devant les locaux de son hebdomadaire, à Istanbul]. Au même moment, contrairement à ce que les instigateurs du guet-apens espéraient, une réaction de la société civile a rejailli contre eux. Ceux qui pensaient que l’assassinat d’un journaliste arménien allait provoquer les lamentations d’une poignée de gens et que, comme dans le cas de l’assassinat du père Santoro [Nota CVAN : le 5 février 2006, le père Andrea Santoro a été assassiné dans son église de Trabzon, au nord-est de la Turquie], l’affaire allait être abandonnée sous prétexte qu’il existait « une forte provocation », s’étaient trompés. Cette grande foule dans les rues d’Istanbul - des milliers de personnes marchant derrière son cercueil - a montré que certaines choses avaient changé en Turquie [Nota CVAN : entre 100 000 et 200 000 personnes ont assisté aux funérailles de Hrant Dink].
Hrant’ın.
Ces foules criant « Nous sommes tous arméniens, nous sommes tous Hrant », ces jeunes, ces personnes âgées, portant des rosettes avec les mêmes slogans, tout cela était une évolution inattendue pour les nationalistes Turcs enragés. Peut-être, est-ce cette réaction qui a modifié le sort des poursuites de cet assassinat et les choses ne se sont pas déroulées comme planifiées préalablement.
En somme, derrière cette initiative individuelle [Nota CVAN : la pétition d’excuses] entreprise fin 2008 par les citoyens de Turquie, se trouvent les citoyens de Turquie qui n’admettent pas l’indifférence devant ces pratiques de déportation, voire même la négation de ces événements constituant un crime contre humanité, commis il y a un siècle.
Bien sûr, les gens ont signé ce texte en écoutant la voix de leur propre conscience. De ce fait, il faut admettre que les signataires avaient chacun leur propre raison. Il ne faut peut-être pas en déduire qu’il y avait un dénominateur commun : les raisons qui poussent à signer sont nombreuses et de natures diverses mais cela représente en même temps un besoin qui se fait ressentir en Turquie. C’est le besoin de faire face à notre propre histoire, malgré les interdits, malgré les tabous, malgré les oppressions. Même ceux qui ont refusé de signer à cause du mot ‘pardon’ et ont dit que ‘le fait de partager les souffrances’ serait suffisant, ressentent aussi le même besoin de s’y confronter. Ou bien, ceux qui ont affirmé que les excuses pour ce crime contre l’humanité ne devaient pas être présentées par des individus mais par l’Etat - qui a complété le nettoyage ethnique avec le nettoyage culturel en revendiquant la responsabilité de ce crime et en défendant les coupables -, eux aussi veulent la même chose…
La campagne d’excuses a réveillé, par la même occasion, une énorme peur et une haine nourrie par cette peur en Turquie. Une des raisons des réactions montrées contre cette initiative individuelle est l’ignorance des événements vécus ou une connaissance limitée à la version officielle des faits. On espère qu’avec le temps, ces gens-là vont pouvoir être mieux informés par des sources multipliées et diversifiées, ainsi vont-ils pouvoir remplacer leur réaction épidermique actuelle par une écoute sereine. Ce qui est inespéré, c’est l’attitude de ceux qui falsifient le contenu du texte en visant à provoquer une réaction contre la campagne. Ceux qui présentent le texte comme ‘une excuse et une reconnaissance du génocide’, et ceux qui accusent les signataires de traîtrise à la patrie, font office de gardiens inconditionnels des tabous.
Le mot « génocide » a été employé la première fois en 1944, il ne pouvait pas être employé par ceux qui ont vécu la déportation de 1915 et les massacres qui l’ont suivie. Ceux qui ont subi la déportation l’ont nommée « déportation », l’ont nommée « convoi », l’ont nommée « extermination ». Par la suite l’expression « Grande Catastrophe » s’est imposée. L’expression « Grande Catastrophe » décrivait parfaitement l’anéantissement total de l’un des éléments anatoliens les plus anciens sur ces terres : celui des Arméniens.
Aux derniers jours de la Première Guerre mondiale, qui s’est achevée par une grande défaite, la grande majorité des intellectuels ottomans, à l’exception de ceux qui avaient été mêlés aux crimes, était unanimement convaincue que le Comité Union et Progrès avait réalisé un énorme nettoyage ethnique [Nota CVAN : Les Jeunes-Turcs étaient un parti politique nationaliste révolutionnaire et réformateur ottoman, officiellement connu sous le nom de Comité Union et Progrès (CUP) [en turc Ittihat ve Terakki Cemiyeti], dont les chefs (les Unionistes) ont mené une rébellion contre le Sultan Abdülhamid II (renversé et exilé en 1909), planifié le génocide arménien et mis en œuvre la turquification – ou turcisation - de l’Anatolie.].
La déportation était un « taktil-i nüfus », c’est-à-dire un massacre de masse. Le Maréchal İzzet Fuat Pacha a dit : « Aujourd’hui le devoir le plus urgent est de reconnaître avec dignité les crimes contre humanité commis par les Unionistes et d’agir ainsi comme une nation honorable, car il n’y a pas d’autre solution ». Pour Halide Edip, la situation était limpide en 1918 : « Nous avons massacré le peuple arménien innocent ... Avec des méthodes moyenâgeuses, nous avons essayé d’anéantir les Arméniens. » Pour de nombreux écrivains et journalistes « Les bandes d’Union et Progrès avaient détruit les éléments fondateurs ». L’historien Ahmet Refik a écrit le 20 Septembre 1915 depuis Eskisehir où il avait observé le déroulement des déportations : « On a dit que la pire des catastrophes s’était produite à Bursa, les maisons ont été encerclées, certaines des familles arméniennes ont été entassées dans des charriots et déversées dans les fleuves. Face aux assassinats horribles, des femmes ont perdu la raison. Les Arméniens aisés ont été forcés de vendre leurs maisons et lorsqu’ils recevaient l’argent, on leur arrachait cet argent par la force et la torture… Aux yeux de l’humanité, cet acte était un assassinat. Aucun gouvernement, en aucun moment de l’histoire, n’a commis de crimes aussi cruels. » 1
En octobre 1918, au Sénat, Ahmed Rıza a dit que les Arméniens ont été détruits par une politique mise en application par la main de l’Etat. Le ministre de l’intérieur Mustafa Arif a dit en décembre 1918, que les leaders de la période de guerre s’étaient comportés comme des bandits, qu’ils avaient réalisé la déportation d’une façon atroce, pire que celle des bandits les plus cruels. Il a dit que les unionistes « avaient décidé de détruire les Arméniens » et qu’ils les avaient « anéantis ».
En deux mots, le Comité Central Union et Progrès a organisé cette action méprisable à l’aide des fonctionnaires d’Etat, de certains soldats et d’une partie de la population civile, « un massacre qui a commencé comme une déportation » dans le but de déraciner un des éléments fondateurs [Nota CVAN : de l’Empire ottoman] . Les accusations portées à l’encontre des dirigeants d’Union et Progrès lors du procès militaire, ont été très claires : « Massacres, pillage de biens et d’argent, incendies de maisons et de cadavres, incendies de villages, viols, tortures et le fait d’infliger des souffrances obscènes ». L’accusation attirait l’attention sur « la destruction et l’élimination d’un peuple de cette manière en même temps que le vol et la spoliation de leurs biens » et disait que ce qui était attendu du tribunal était « une justice digne des droits universels civilisés ». 2
Entre novembre 1918 et mars 1919 le climat régnant en Turquie était de reconnaître comme crime de massacres, ce qui avait été infligé aux Arméniens, de maudire les coupables et d’exiger la punition des responsables de ces lourds crimes. Pour décrire ces crimes, les politiciens musulmans ottomans de l’époque, les juristes et les journalistes utilisaient les terminologies de « crimes commis contre l’humanité », « assassinat de masses », « massacre et destruction », « assassinat aux yeux de l’humanité » et des expressions semblables qui équivalaient au terme utilisé dans le texte d’excuses « la Grande Catastrophe ». Lorsque les Ottomans musulmans utilisaient ces terminologies pour désigner cette politique de destruction et d’élimination, ils faisaient particulièrement attention à ne pas accuser l’Etat ottoman ni le peuple turc et ils accusaient principalement le Comité Central Union et Progrès, ses dirigeant locaux et l’organisation Te kilat-ı Mahsusa.
En avril 1919, le préfet de Bogazlıyan, Mehmed Kemal a été exécuté par pendaison (c’était la première fois qu’un homme d’Etat turc et musulman était pendu pour l’assassinat d’un non-musulman) ; ensuite le 15 mai, les territoires entre Izmir et Ayvalık et la péninsule de Cesme ont été occupés par l’Armée grecque. Et les Etats de l’Entente se sont transformés en forces d’occupation [Nota CVAN : La Triple Entente était composée de la France, de la Grande-Bretagne, de la Russie et des empires qu’elles contrôlaient en tant que grandes puissances coloniales. Plusieurs États se joignirent à cette coalition, dont le Japon en août 1914, l’Italie en avril 1915 et les États-Unis en avril 1917]. Dans ce contexte, le massacre des Arméniens a été utilisé comme prétexte pour partager les territoires. Pour toutes ces raisons, les réactions nationalistes ont augmenté et le sentiment général d’injustice de la population s’est fait sentir. Toutes ces raisons ont fait que les demandes de châtiment des criminels ont été laissées au deuxième plan. Malgré cela, le 24 Avril 1920, Mustafa Kemal a défini tout ce que les Arméniens avaient subi durant les déportations comme étant “ lâcheté, bassesse ”. 3
Pourtant, six mois après cette déclaration, en décembre 1920, Mustafa Kemal n’allait pas se contenter d’accorder des rentes aux familles des criminels pendus suite aux condamnations, Mehmed Kemal et Mehmed Nusret, mais il allait aussi déclarer ces deux fonctionnaires « martyrs nationaux ». Entre ces deux dates, en août 1920, le traité de Sèvres avait été signé. Le traité de Sèvres a joué un rôle de consolidation dans la transformation de la question arménienne en tabou national.4 Après que l’identité turque se soit formée en opposition aux non musulmans et plus particulièrement contre les Arméniens, l’approche des dirigeants et des leaders de la société a complètement changé.
Traduction du turc : S .C. pour le Collectif VAN - 07 avril 2009 - 09:50 - http://collectifvan.org/
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Turquie/Génocide arménien : « Assassinat aux yeux de l’humanité » - I
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