Ukraine, Apprentis sorciers et marionnettistes
L’information qui nous est fournie par les principaux média sur les événements d’Ukraine présente un certain nombre de caractéristiques d’une propagande de guerre qui contribue à créer une opinion belliqueuse. Or il convient sans doute, au-delà des commentaires émotionnels et des informations filtrées, de se demander quels intérêts analysables sont en jeu dans l’organisation de cette mobilisation des esprits.
La belle idée de faire défendre la démocratie occidentale par le peuple ukrainien se heurte de toute évidence à la doctrine de la dissuasion nucléaire, qui freine les élans d’engagement direct.
Cependant, la visibilité accordée aux appels au secours émouvants du président ukrainien remet au premier plan une question centrale dans les choix des démocraties : Au nom de quelles valeurs et jusqu’où peut-on raisonnablement flirter avec le risque d’une guerre mondiale ?

Les information de guerre : beaucoup de doutes et quelques faits consensuels
Nous sommes aujourd'hui dans une bulle informationnelle jouxtant la propagande la plus caricaturale.
Nous sommes aujourd'hui dans une atmosphère qui ressemble à s'y méprendre aux pires heures de préparation des opinions à la guerre.
Le comportement des média « mainstream1 », tous supports confondus est humiliant de conformisme ; humiliant pour eux, humiliant pour la démocratie, humiliant pour les auditeurs et lecteurs. Il concourt à une information unique, centrée sur un point de vue unique, reposant sur des postulats contestables et non dits, et esquivant soigneusement tous les points délicats ou litigieux. C’est déjà une information de guerre, avec communiqués radieux et dénonciation des horreurs commises par les seuls ennemis.
Or, en gommant une partie des faits ou en les rejetant en arrière plan2, on se retrouve incapables d'expliquer la situation autrement que par la folie de Poutine.
Cette posture participe à la décrédibilisation des média (ce dont ils feignent parfois de se préoccuper), et à l’affaiblissement de la confiance dans la démocratie dont ils sont l’un des piliers.
A vrai dire, ce n'est pas d’aujourd'hui, puisque cette atmosphère de guerre était déjà en gestation, et que le mot même avait déjà été prononcé plusieurs fois – lâché, devrait-on dire – par les détenteurs du pouvoir.
Manuel Valls s’y était essayé le premier, insistant pesamment sur la « guerre contre le terrorisme », puis Macron avait enchaîné avec la « guerre contre le Covid ». Ces mots tranchaient soudain avec la sérénité de la « langue du libre marché », dont les effets bienfaisants étaient supposés éloigner la guerre comme les tresses d’ail écartaient les vampires…
Il avait d’ailleurs été amplement démontré que le mot n'était pas adapté à ces situations ; l'obstination à nous plonger dans une atmosphère de guerre a donc probablement une raison d'être du point de vue des classes dirigeantes (relevant de la « Stratégie du choc », ou de l' « Effet drapeau ») ; Elle est en tous cas très inquiétante, si l'on veut bien se souvenir du poncif bien ancré dans le bon sens populaire, qui affirme que la dernière carte d'un pouvoir en difficulté est une « bonne guerre », ce qui suppose un bon ennemi.
Il semble tout à fait évident que le discours qui nous est tenu par M. Macron et les équipes au pouvoir est principalement construit comme un discours à usage interne. Il serait en effet difficile de croire que notre président pense impressionner le dictateur sans foi ni loi, belliqueux et retors que l’on dénonce.
Cette communication, peut au demeurant sembler une stratégie électorale comme une autre ; mais à ceci-près que les déclarations va-t-en-guerre peuvent provoquer des situations périlleuses.
Quoi qu'il en soit, l'empressement de ces moyens de presse à entretenir cet état d'esprit conduit à une pensée myope dans une unanimité louche, où se ressassent d'heure en heure les méfaits d'un ennemi honni et la la franchise indiscutable de la position officielle, sans que jamais le moindre doute puisse percer.
Jusqu'à ce que notre démocratie de la libre expression se félicite d'avoir fait taire les voix extérieures, ce qui ne fait que renforcer la bulle informationnelle supposée être une bulle de vérité et de pureté, et marque un pas de plus dans l’escalade guerrière.
Au point même qu’on a vu naître des postures extrêmes, suggérant de faire taire tout ce qui s’apparentait de près ou de loin au dictateur honni, puis au pays honni et à ses habitants : littérature, musique, spectacles… Au point de laisser s’installer la confusion entre détestation de Poutine, haine de la Russie, et exécration des russes. Et tout cela sans soulever immédiatement une réprobation unanime. Cette propagande ressemble à toutes les prémisses de guerre, il n’y manque que la certitude que Dieu soit avec nous3.
Il reste bien sûr, pour s’informer, l'Internet et ses paroles indépendantes ; mais aussi, nous prévient-on, ses « complotistes », ses « négationnistes » et autres « confusionnistes », termes dont la définition précise n’est jamais fournie, et qui ont une forte tendance à s’appliquer à tout ce qui s’éloigne des doxas en cours, et à jeter l’anathème sur les lecteurs indisciplinés ne croyant pas sur parole les divers « décodex ».
Il faut d’ailleurs bien reconnaître que cette jungle laisse très perplexe le citoyen désireux d'explorer les opinions et analyses échappant aux majors de l'information, aux dépêches de l'AFP, et aux impératifs du direct et de l'Audimat. Car on peut y être plongé dans des points de vue d'une ineptie atterrante, d'une malhonnêteté affligeante, ou de partis-pris insupportables.
Mais on peut aussi y découvrir des grandes voix, de journalistes, d'analystes, d'intellectuels, démontrant qu'à partir de la même situation et d’une pondération différente des mêmes faits, peuvent être tirées des leçons et des conclusions diamétralement opposées.
Le citoyen curieux et honnête se retrouve donc bien démuni, et en grande difficulté pour se faire une opinion, entre l'affirmation de l'inébranlable volonté démocratique du peuple ukrainien uni derrière son héroïque président, et celle de l'existence de forces d'extrême droite au sein de ce pays et de l’aventurisme amateur et irresponsable de son leader. Doit-il croire à la haine inextinguible et justifiée de la Russie, ou aux accusations de harcèlement contre les minorité russes ?
Il est beaucoup plus probable que l’Ukraine soit portée par un sentiment patriotique qui, pour être sympathique et légitime, n’est pas nécessairement confondu avec une aspiration démocratique.
Et de lectures en lectures, de discussions en discussions, il ne reste guère de certitudes, et beaucoup de perplexité.
Restent pourtant quelques points qui sans doute sont indiscutables et pourraient permettre de raisonner sainement
1. Tout d’abord, il est clair que la Russie a contrevenu au « droit international », et envahi un pays souverain, y créant d’importants dégâts matériels et humains et mettant en danger les fragiles équilibres entre nations.
Et à ce titre elle doit être condamnée, et des moyens de la faire reculer doivent être recherchés.
Mais ce conflit n'est pas apparu brusquement dans un ciel sans nuages où tout allait mieux dans le meilleur des mondes avec la meilleure bonne volonté des parties concernées4, et sans la moindre arrière pensée. Pas davantage que n’était survenu le bombardement de Pearl-Harbour, habilement mais périlleusement évoqué par M. Zelensky devant le sénat des E.U.
On peut en effet trouver aisément la description de l'enchaînement des événements depuis la « chute de l'empire soviétique » honni, et se convaincre que tout ne fut pas mis en œuvre par l’occident démocratique, qui eût pu en toute sérénité travailler à ouvrir une ère plus paisible.
Et puis, si la Russie est incontestablement l’agresseur, il est absolument évident que les concepts de « droit international » et de « criminel de guerre », comme le notent de nombreuses voix, (mais on n'a pas besoin d'elles pour le comprendre) se vide de sens s'il n'est utilisé qu'à l'endroit de certains et non pas systématiquement5. Ce qui là encore ne manque pas d'être largement documenté. Inutile de lister une fois de plus les manquements occidentaux à ce principe, toujours justifiés par de beaux principes qui ne résistent guère à l’analyse.
« Ce n’est pas une raison » diront certains de mauvaise foi. Certes, mais celui qui méprise les règles n’est plus en position de donner des leçons, et sa crédibilité, en tous cas, est nulle.
2. Le déroulement de l'offensive Russe crée des dommages importants et insupportables.
Cela est certain, car il s’agit bien d’une guerre. Mais elle semble cependant fort loin de la guerre dévastatrice que l'on pouvait craindre, et que les média s’efforcent de nous décrire ; les événements dramatiques qu’ils relatent jour après jour ne sont pas à l’échelle d’une guerre totale, de celle que pourrait mener un dictateur déboussolé à la tête d’un pays militarisé et abruti de propagande.
Il y a un contraste incompréhensible entre les annonces de guerre impitoyable d’une puissance mondiale maléfique, de commandos tchétchènes sanguinaires, et les images de malheureux ukrainiens cherchant à fuir les lieux de combats mais attendant des trains dans une gare apparemment intacte, et sans panique perceptible. On regarde avec stupeur une envoyée spéciale à Kiev parler de la sauvagerie des bombardements, puis préciser : « Fort heureusement, l’Autoroute permet encore de s’approvisionner et de fuir les combats ». Sur fond d’images où l’on voit en effet rouler voitures individuelles, camions et autocars dans les deux sens de l’autoroute intacte… Les avions russes ne la verraient-ils pas ?
Ce qui ne peut signifier que deux choses.
Soit l'armée Russe menaçante que l'on nous décrivait, surarmée et détentrice de la maîtrise du ciel et de missiles ultra-performants, préparant son forfait depuis de longs mois, est une fiction qui s'effondre devant un petit pays instable et en manque cruel d'armes et de munitions.
Soit l'armée Russe ne combat qu'avec une certaine retenue, une certaine prudence, et sans volonté de destruction inutile6. Ce qui n’exclue évidemment pas les « effets collatéraux », par ailleurs fort bien expliqués et tolérés par les armées des démocraties dans leurs justes guerres.
Il n'est évidemment pas question de minimiser la détresse et les souffrances du malheureux peuple ukrainien qui n'a que le tort de vivre dans un pays morcelé, aux confins de deux empires ; mais il s'agit d'appeler un chat un chat.
Une armée détentrice de la maîtrise du ciel, puissante et organisée comme on nous l'a décrite, décidée à écraser la résistance d'un pays et à défier le monde libre, laisserait donc intacts les moyens de déplacement de son adversaire ? Ne saurait pas bombarder des gares, des voies de chemin de fer et des autoroutes, ni couper les approvisionnements en armes… ?
Si c'était bien le cas, il semble que l’Otan et nos analystes et experts militaires devraient peut-être réévaluer la menace Russe ?
3. Il existe certainement des forces démocratiques en Ukraine, mais l'histoire récente des alternances gouvernementales, des coups d'état, de l'épisode Maïdan et de la volonté de l'Ukraine d'adhérer à l'Otan recèle immanquablement des opérations menées en sous-mains pour influer sur le cours des choses et oeuvrer à la coupure entre l’Ukraine de la Russie.
Par ailleurs, le rejet de la classe politique ukrainienne, qui a conduit à la « Révolution de Maïdan », semble tenir davantage à la corruption qu’à la soif démocratique.
4. Le peuple ukrainien (celui qui, en définitive, supporte le poids de la guerre), est fort probablement instrumentalisé, et fort probablement des deux côtés.
Du côté occidental, il est sommé de défendre pour nous la démocratie, avec les armes qu'on lui fournira, et au prix de ses propres souffrances7.
Il est instrumentalisé idéologiquement dans la démonstration de la supériorité (faiblissante) de notre modèle social et politique, et pragmatiquement dans la défense des « marches » et « glacis », veille notion stratégique inusable.
Du côté Russe, il est utilisé comme symbole de la volonté de freiner l’expansion de l’Otan et des conceptions politiques de « l’occident ».
Duans le déroulement des hostilités, il faut noter que l'Ukraine (mais par quels processus exactement ?) a fait le choix de la guerre des villes. Choix sans doute imposé par le rapport du faible au fort, comme l'ont démontré toutes les guerres modernes, mais choix tout de même.
On peut se rappeler à ce sujet que la France éternelle, magnifiée par E. Zemmour, fit pour sa part le choix en juin 40 de déclarer Paris « ville ouverte », épargnant cette épreuve à la ville et à ses habitants. On peut se rappeler aussi que les EU, lors de la guerre contre la Japon firent eux aussi ce choix, dans le rapport du fort au faible cette fois.
Or la guerre des villes est un choix nécessairement désastreux, qui prend en otages (dans un sens assez juste) les populations, leurs biens, les biens publics et les richesses historiques.
Il conduit nécessairement à exposer les populations civiles, et à introduire un biais dans les récits.
Car, dénoncé chez nos ennemis – qui sont accusés de prendre des « boucliers humains » – il devient légitime de la part de nos amis et permet alors de dénoncer la cruauté inhumaine des attaquants...
5. L’un des sujets les plus débattus est celui de la fourniture d’armes à l’Ukraine8.
Largement plébiscitée, cette option semble juste à de nombreux courants politiques, certains faisant le parallèle avec les guerres de libération dont le succès exigeait une aide matérielle extérieure, d’autres avec la résistance française.
On peut pourtant remarquer que cette option laisse la porte ouverte à une instrumentalisation du pays concerné, et présente des risques de détournement des armes. En tout état de cause, elle n’est défendable que si la possibilité de victoire est plausible, ce qui est loin d’être certain.
Car dans le cas contraire, ce choix lorsqu’il est assorti de l’affirmation d’un non engagement direct, est précisément celui qui conduit à des guerres interminables qui ne cessent qu’après des destructions majeures dans le pays instrumentalisé, l’alimentation en munitions étant garantie jusqu'à épuisement total...
De la guerre en Ukraine à une possible guerre mondiale
Quoi qu'il en soit, de la guerre du Donbass, bien vite oubliée, à la guerre en Ukraine, la situation est susceptible de dégénérer en guerre européenne, et la menace d'une guerre mondiale est présente.
La ressemblance avec Sarajevo en juin 1914 ne peut manquer de venir à l'esprit.
Or une situation d’affrontement mondial ça se manipule avec des pincettes, et avant de décider de dégoupiller, il vaut mieux avoir quelques garanties et consensus éclairés sur les valeurs qui méritent cette aventure. En l’occurrence, l’initiative médiatique du si consensuel président Zelensky, lorsqu'il s'est adressé au sénat américain en prenant ce pays par là où il est le plus sensible et en implorant pas moins que la recherche de l'affrontement direct entre Otan et Russie, ne manifeste guère cette prudence.
Un siècle auparavant, après l’attentat de Sarajevo, les prémisses de la guerre de 1914 apparaissent elles aussi comme un imbroglio qui inclue la propagande, la manipulation des peuples, les ultimatums et les décisions bravaches. Et dont la mécanique finit par échapper à ceux-là mêmes qui pensaient jouer les cartes habilement. Les derniers courriers échangés entre Guillaume II et son cousin le Tsar Nicolas II sont pathétiques, tant ils montrent à quel point ces souverains furent soudain prisonniers des opinions qu'ils avaient mobilisées, de leurs déclarations solennelles et imprudentes, de leurs coups de poker, et tant il apparaît que soudain ces dirigeants commencèrent à prendre conscience de la machine infernale qu'ils avaient déclenchée.
Mais dont ils n'avaient pas mesuré le pouvoir de nuisance diabolique qui décima la jeunesse de leurs pays, détruisit leurs empires, et sonna le début de la fin de la suprématie de l'Europe sur tous les plans y compris le plan moral.
Il apparaît rétrospectivement que le système d’alliances militaires impliquant une entrée en guerre automatique joua un rôle majeur dans la catastrophe. Loin de garantir la sécurité des signataires, il précipita leur suicide.
Les dirigeants actuels sont-ils conscients du pouvoir de nuisance (le mot est faible) de l'armement des grandes nations qu'ils appellent à leur secours ? La demande de Zelensky, et la publicité planétaire qui est accordée à son pathétique discours laisse planer un doute sur la mesure exacte du risque.
Que nous dit-on, à quoi cela peut-il servir, et à quoi cela peut-il mener
Il se met donc en marche une mécanique de guerre terrifiante et irresponsable.
Le rôle principal y est malheureusement tenu par des journalistes étroits et avides, semblant inconscients des enjeux avec lesquels ils jonglent. Poussés par on ne sait quelle force, les voici à jouer à celui qui aura le reportage le plus étourdissant sur la guerre en cours, même lorsque la matière fait défaut. « Une boulangerie industrielle bombardée en périphérie de Kiev » put-on entendre plusieurs jours de suite sur un ton dramatique !
Comprendre pourquoi ils agissent ainsi est un vrai défi ; il ne s’agit probablement ni d’ordres explicites ni de convictions politiques ou stratégiques… mais plutôt de l’impératif du reportage vedette ? De la recherche du rôle de l'intrépide représentant de guerre risquant tout pour mieux nous informer ?
Et nonobstant le rôle désastreux joué jadis par leurs collègues de Fox ou leurs prédécesseurs de 1914, ils ne peuvent résister à la tentation de décrire un monde de mauvais et de gentils, accréditant l’idée d’une intervention nécessaire, juste et indiscutable.
Fort peu d’entre eux semblent mesurer que ce manichéisme est le creuset nécessaire de toutes les guerres, et que la création de ce décor interdit toute conciliation et radicalise les opinions.
On put ainsi entendre sur une radio généraliste un reportage où le « correspondant de guerre » recueillait un micro-trottoir inédit et percutant : une estonienne confiait à son micro (si la traduction était fidèle) sa détestation des russes qui « même frits dans l'huile restaient des russes sanguinaires ».
Micro-trottoir ajoutant sans aucun doute des éléments d'analyse très forts de la situation.
A l’en croire, ce n’est donc pas Poutine qui est le diable en personne, mais bien « le russe » lui-même. La paix en Europe est bien compromise !
Mais qu'est ce qui peut bien passer par la tête d'un reporter pour susciter et retransmettre des inepties de ce calibre et de cette dangerosité ? Un journaliste d'une chaîne si imbue au quotidien de son professionnalisme et de son niveau intellectuel ?
Quelles forces sont en action, et comment penser la situation ?
En observant attentivement, on distingue deux grands courants de pensée.
L'un – déjà mentionné – consiste à dire que Poutine est un fou9, et que par conséquent tout peut arriver compte tenu de sa paranoïa.
Ce postulat ne conduit pas à grand-chose, car il n’existe par définition aucune manière rationnelle de gérer une telle situation, sauf à espérer un assassinat commis par un autre individu dérangé, ou à le faire organiser par une officine d’un pays démocratique rodée à ce genre de pratiques10. C’est donc une approche peu productive.
Cela est d'autant plus vrai que, même dans les cas où on peut considérer que l'on affronte un fou – par exemple le cas emblématique d’Adolphe Hitler – cette folie ne peut se réaliser que si elle rencontre les conditions de son achèvement ; c'est-à-dire par exemple les intérêts concordants d'un certain nombre de groupes d’influence. On sait que l'hitlérisme ne réussit que parce que l’obsession du Führer rencontra les fantasmes du peuple allemand à qui l'on put faire croire que son intérêt était de se venger de l'humiliation du traité de Versailles, et à qui l’on put faire miroiter des espoirs de grandeur et d’avenir économique radieux. Que parce qu’elle rencontra également ce que les industriels allemands considérèrent à tort ou à raison comme leur intérêt, et ce dont rêvaient les Junkers militaristes prussiens, aspirant à une revanche militaire après leur défaite de 1918.
Il y a donc certainement, même derrière l’hypothétique folie de Poutine et son emprise sur le pays, une une certaine dose de rationalité analysable.
L’autre courant de pensée, renvoyé au « confusionnisme », au « campisme », ou au défaitisme par la propagande actuelle, avance l’idée que l’entreprise guerrière de la Russie, l’entreprise de Poutine, ont des racines. Cette approche est connue, largement documentée, et entend reprendre l’historique des choix stratégiques et diplomatiques depuis le démantèlement de l’URSS, et y trouver les raisons de l’inquiétude et de l’agressivité de Moscou, du dirigeant dictatorial, et d’une partie de l’opinion russe. Cette approche fut dans un premier temps totalement disqualifiée, reléguée et diabolisée. Elle refait progressivement surface, sans toutefois parvenir à atteindre le niveau de popularité de la propagande manichéenne.
Les analystes des plateaux objectent d’ailleurs que cette séquence est dépassée, et que l’heure n’est plus aux atermoiements. Et pourtant, dans le même temps, les récentes déclarations de Biden (24 mars) incitent de nouveaux pays frontaliers de la Russie à s’intégrer à l’Otan pour s’y protéger. Ce qui ne peut être compris que comme une provocation, et montre qu’aucune leçon n’a été tirée et que seule l’approche guerrière et dominatrice est présente dans les têtes. Par ailleurs, le président Zelensky, de son côté, s’évertue à faire monter les enchères, rencontrant des oreilles attentives et des télévisions fort complaisantes.
A partir de là, on peut raisonner des deux manières : soit de manière idéologique en considérant que tout ce qui se déroule en Ukraine est au fond une bataille autour de la passion démocratique du peuple ukrainien, et de la volonté de l’Otan d’agir dans l’unique but de la promotion de cette belle idée. Dans cette hypothèse, ce qui se produit vient de l’unique fait que Poutine ne veut pas entendre parler de la démocratie qu’il déteste et craint.
Mais si on laisse un instant de côté ce postulat idéologique, et qu'on raisonne en termes machiavéliens, on est plutôt amenés à se demander qui, parmi les protagonistes, a intérêt à ce que cette guerre advienne – qu'il s'agisse de la guerre en Ukraine ou de son extension à toute l’Europe – et qui a plutôt intérêt à ce qu’elle n’ait pas lieu.
Ce qui ne signifie pas que les acteurs qui y auraient intérêt vont nécessairement déclencher cette guerre, mais qu’ils ont plus de chance de prendre des décisions et de mener des actions qui peuvent y mener tout droit.
Or il semble bien que le postulat machiavélien ait plus de chance d'être éclairant que la prémisse idéologique, et donc de permettre une analyse. Si l'on se retourne sur les 50 années qui viennent de s'écouler et que l'on réfléchit à tous les fronts sur lesquels s'est engagé l’Occident, tous les fronts où il est intervenu, tous les fronts où il a porté la guerre, la manière dont il est intervenu et les résultats qu'il a obtenu, on a quelques peines à croire que c'est uniquement une ligne idéologique humaniste qui a guidé son action.
On a donc plutôt tendance à penser que sur chacun de ces fronts l’Amérique et les alliés de circonstance qu’elle a entraînés ont plutôt obéi à des principes pragmatiques découlant de leurs intérêts propres. Tout cela est parfaitement connu, indiscutable et documenté, il est inutile d'en refaire la liste. Et c’est évidemment vrai aussi pour la Russie.
Ajoutons que si l’on veut être rigoureux, il faut préciser de qui l’on parle lorsqu’on mentionne États-Unis, Alliés, ou Russie. On retombe alors à nouveau sur le dilemme du fou : ces décisions étaient-elles celles d’un seul homme ? Est-ce que Nixon était un fou ? les Bush père et fils étaient ils des fous ? Sarkozy décidant d’intervenir en Libye était-il un fou ? Est-ce-que Poutine est un fou ? Ou bien est-ce que dans tous ces cas, derrière le fou et au-delà du fou, il y a des structures institutionnelles qui s'interrogent sur les intérêts supérieurs de leurs pays, des lobbies, des groupes d’influence ? Est-ce qu’au-delà de la folie éventuelle de Poutine ou des décisions de Trump hier, et de Biden aujourd’hui, puis des dirigeants européens, des intérêts lisibles sont à l’œuvre ?
La meilleure manière de raisonner est sans doute de choisir d’étudier les intérêts en jeu pour les diverses parties, tandis que l’hypothèse de la folie, de la mégalomanie ou de la paranoïa ne fait qu'asséner une hypothèse non démontrable qui ne conduit à aucune solution.
Or si l’on se demande où sont les intérêts des parties en présence, et inversement si on se demande quels sont les inconvénients possible qui les menacent, il est assez plausible de se convaincre que dans tous les cas de figure les États-Unis n'ont pratiquement que des intérêts à cette éventualité, et selon toute probabilité peu de déconvenues plausibles. Alors que la Russie va au devant de beaucoup d'inconvénients et de peu d’avantages. Pour aller plus loin, il n'est que d’observer simplement ce qui est en train de se passer dans une guerre limitée au terrain ukrainien : qui pour l'instant est en train de payer les pots cassés ?
Bien évidemment c’est en premier lieu les malheureux ukrainiens. Mais la Russie va elle aussi au devant d'énormes difficultés ; elle est en train de poursuivre une affaire extrêmement hasardeuse qui va lui coûter très cher, dans laquelle elle va peut-être perdre de nombreux hommes, et beaucoup de matériel. Elle va se retrouver face à des sanctions majeures de tous les ordres, face à un blocus pénalisant. (Si toutefois ces mesures annoncées à grand bruit étaient pensées pour avoir une efficacité). La guerre peut s'enliser, et le pouvoir politique lui-même peut se retrouver dans de grandes difficultés suite aux inconvénients économiques et aux pertes humaines.
On peut donc imaginer que la possibilité d’une extension du conflit est de nature à faire réfléchir longuement le pouvoir russe, fut-il tyrannique.
Si l’on regarde au contraire de l'autre côté, qu'est-ce que l’Amérique à perdre et qu'est-ce qu'elle a à gagner ? Et cela en faisant l'hypothèse que Biden n'est pas le seul à décider.
Une telle situation, on l'a déjà vu dans les guerres récentes, est tout à fait favorable aux vendeurs de canons, lesquels sont parfois les hommes politiques même ou leurs proches. l'Amérique a donc un intérêt majeur à fabriquer ses armes à les vendre, à en faire connaître la valeur11.
On découvre qu'elle a également un intérêt trébuchant au blocus sur les hydrocarbures russes, car elle est elle-même productrice de GPL qu'elle espère écouler sur les marchés européens. On sait par ailleurs que la hausse du prix des carburants est tout à fait favorable à ses stratégies énergétiques, puisqu'elle rend rentable l'exploitation de ses gaz de schistes. On sait aussi, Biden l’a dit et répété, que même si la guerre s'étendait à toute l’Europe, l’Amérique n'engagerait pas un seul homme. Et comme toujours, ne subirait pas la guerre sur son territoire.
Si par malheur, enfin, cette guerre échappait à ses géniteurs et conduisait à l'usage des armes nucléaires, la machine de guerre américaine est sans guère de doute beaucoup plus prête, beaucoup plus opérationnelle, mieux armée, plus organisée. Surtout si se confirme l’information qui nous affirme aujourd'hui que les russes ne sont pas même capables d'alimenter en carburant les colonnes de chars qui ne sont pourtant qu'à 200 km de Moscou.
Enfin, l’Amérique engagerait-t-elle des hommes si par le hasard des armes la guerre devenait mondiale ? Il est plutôt probable qu'elle utiliserait dans ce cas des armes stratégiques si elle se sentait menacée, et sa supériorité dans ce domaine est fort probable12.
Dans tous les cas de figure, ce sont bien l’Ukraine et l’Europe, et en second lieu la Russie qui se trouve fort près des terrains d'affrontements, qui supporteraient le choc. Et fort peu l’Amérique.
Il semble donc que par n'importe quel bout qu'on prenne les choses la position machiavélienne des États-Unis soit beaucoup plus dangereuse pour la planète entière que celle de la Russie car ils ont beaucoup plus de bonnes raisons de s'engager et beaucoup moins de bonnes raisons de s'abstenir.
Par conséquent, même sans penser que les E.U. ont pour projet le déclenchement d'une guerre, on peut imaginer que toutes les forces vives qui y agissent ont moins de réticences vis-à-vis de la marche à la guerre que les forces – dont on ignore la nature – en Russie. Le danger que représentante l’Empire qui domine l’Otan semble donc plus plausible.
Reste la question de la guerre qui fait rage en Ukraine, et des possibilités qui s’offrent à l’Europe – et éventuellement à d’autres nations – de la faire cesser et de défendre l’intégrité territoriale de ce pays. Cette question vive soulève toute une série d'interrogations, et il n’y a guère d’options satisfaisantes.
Cependant, eu égard aux souffrances des ukrainiens et aux risques d’extension du conflit, il semble que tout doive être fait pour rétablir la paix. Ce qui n’ira évidemment pas sans accepter de considérer les attentes de la partie adverse, de l’envahisseur de l’Ukraine. Quitte à réfréner sans doute les ambitions de l’Otan, les croirions-nous moralement inattaquables.
Et l’on ne peut s’empêcher de penser que ce cruel dilemme fait partie des mouvements historiques parfaitement perceptibles, qui devraient amener à admettre la fin d’un monde unipolaire.
Or il est à craindre que les États-Unis ne disposent pas encore de doctrine ni de philosophie pour trouver une place dans le monde sans disposer de l’ensemble des leviers, militaires, économiques, juridiques, financiers, monétaires, idéologiques… voire messianiques pour le dominer.
Car la conception de sa « sécurité » qui anime ce pays s’étend à l’ensemble de la planète, et exige intervention dans toute parcelle qui échapperait à ses desiderata.
1Radios et télés de service public, grandes chaînes généralistes, principaux organes de la presse écrite, presse Internet à abonnements...
2Par exemple la volonté affirmée de l’Ukraine de tenter de reconquérir la Crimée, puis la réaffirmation de ce projet par M. Zelensky en mars 2021.
Ou bien les combats de février 2022 aux confins du Donbass, dont les deux parties, bien entendu, se sont mutuellement accusées.
3Certains nieront l’omniprésence de cette propagande, alléguant la diversité de l’information disponible et gommant l’effet de masse des médias dominants. Les effets de cette propagande sont pourtant bien perceptibles dans l’opinion : L’une de mes relations, nourrie d’informations en continu, me déclara récemment, lorsque la conversation dévia inévitablement vers la guerre en Ukraine : « Ce Poutine, j’irais volontiers l’égorger »…
4Celles qui réagissent fortement, au nombre desquelles on compte certes la Russie et l’Ukraine, mais également l’UE, l’Otan, les États-Unis...
5Et davantage encore si ceux qui l’invoquent à grands cris sont ceux-là même qui ne s’en sont pas encombrés au besoin.
6Certains analystes, y compris américains, considèrent qu’une fois réalisé le premier choc permettant de décapiter les moyens techniques du commandement ukrainien, et de clouer au sol son aviation, les Russes ont avancé avec des consignes d’engagement du feu très strictes. Afin de limiter les pertes parmi la population civile et les destructions inutiles des infrastructures routières, urbaines et vitales comme les centrales électriques. Cela ne rend pas la guerre fleurie, ni plus morale et justifiée, mais l’idée semble être de contrôler l’est ukrainien, l’Ukraine utile, en lui conservant ses capacités économiques et agricoles. Cette prudence explique de probables échecs tactiques.
7« L’Otan est prête à lutter contre l’invasion jusqu’au dernier ukrainien », ont pu dire de méchants esprits.
8Il est surprenant que les marxistes révolutionnaires arrivent eux aussi, pour des raisons diamétralement opposées, à opter pour la livraison d'armes, mas pas pour un soutien direct.
9Mot à prendre au sens générique, tel qu’utilisé par la propagande qui suggère que sa conduite échappe au rationnel. On peut craindre alors une conduite apocalyptique, ce que ne croit pas par exemple F. Encel, initiateur du terme.
10Ou comme le fit M. Biden récemment, à invoquer l’aide de Dieu pour faire disparaître le dictateur.
11On sait que l’Allemagne, décidant de s’armer à grands frais, a fait l’emplette d’avions de guerre made in U.S.
12Mais est-il bien raisonnable d’envisager cette hypothèse ?
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