Un besoin vital de beau à partager
Tandis que nous nous interrogeons, pris sous le feu des assauts d’un terrible virus, sur les meilleures stratégies à adopter, confinement total et autoritaire ou un peu plus souple, préservation de l’activité économique ou blocage total, tentatives thérapeutiques audacieuses ou prudence, désemparés par l’inédit d’une situation inconnue à nos systèmes immunitaires politiques, que nous ne savons pas gérer, assommés de frayeur et d’incertitude, l’Italie chante. L’Italie chante sur ses balcons, sur ses réseaux sociaux, dans tous les espaces de liberté qu’elle peut encore dénicher. L’Italie chante pour se donner du cœur, se soutenir, se serrer ensemble au creux d’un beau partagé. Car si l’on doit rester enfermé chez soi, et si l’on n’est pas sûr de vivre encore dans quelques semaines, par quoi d’autre pourrait-on se consoler ? L’Italie a l’habitude du beau, qui imprègne ses paysages, ses villes, ses arts, son histoire ; l’Italie a l’habitude des drames, qui font souvent trembler ses terres ; et l’Italie chante.
La France chante un peu moins, car c’est un tantinet étranger à ses gènes, mais une partie de la France écrit, lit en famille, jardine quand elle le peut, écoute et joue de la musique, cuisine, dessine, invente, réfléchit, applaudit ses soignants chaque soir et s’engage pour les soutenir, convie ses amis à des banquets numériques, s’entraide. Crée du beau, du vivant, de l’intelligent, tisse au sein de sa communauté les liens qu’elle ne prend pas toujours le temps de tisser. On s’émerveille des bourgeons qui apparaissent sur le rosier de son balcon, des quelques arbres que l’on peut apercevoir, on se réjouit du sourire ou du signe amical d’un lointain voisin. Le cœur a un peu plus chaud ainsi et l’angoisse se dissipe quelque peu.
Et l’on se demande alors s’il existe plus précieux que ce beau à partager, cette émotion qui fait se rencontrer les êtres humains, et pourquoi il occupe d’ordinaire si peu de place dans nos existences. Pourquoi la « culture » ne constitue qu’une rubrique annexe de nos activités, un loisir à consommer occasionnellement, et non un substrat quotidien de sens. Pourquoi la création artistique occidentale, dans ses expressions les plus officielles, s’est desséchée dans des voies conceptuelles qui ne parlent plus au cœur. Pourquoi arbres et fleurs ne colonisent pas joyeusement les rues de nos villes. Pourquoi les chiffres et les résultats prennent tant de place dans nos préoccupations, alors qu’ils semblent si dérisoires quand nous frôlons le précaire de nos vies. Pourquoi nos vies elles-mêmes sont devenues si minérales, si tristes, si administratives, si moribondes.
Pourquoi les enfants des écoles françaises font tellement de mathématiques — ce qui ne nous a hélas pas prémunis contre une bête pénurie de masques — et si peu de musique, à vivre côte-à-côte plutôt que sur un cahier solitaire, pourquoi le beau, la créativité et l’émotion partagés ont si peu d’importance dans nos programmes scolaires, dans nos vies professionnelles. Pourquoi la préservation de nos forêts et de nos espaces naturels compte si peu dans nos politiques. Quelle est cette étrange manie qui nous fait reléguer l’essentiel de l’homme à la portion congrue de nos existences, dont il n’émerge qu’en période de catastrophe. Et l’on se souvient avec nostalgie de quelques lignes de Saint-Exupéry, de Prévert, ou des efforts de Malraux pour replacer le beau et l’esprit au cœur de notre vie.
Hélas, une autre partie de la France, une partie grandissante et surtout jeune, se désespère, dépérit et se sent en colère, car la vie est dure et vaine sans ce beau à partager, enfermée dans des cités sans arbres, sans apprendre à goûter la musique ou la littérature, la création collective – cela s’apprend, et longuement –, ou dans des campagnes que l’on laisse se transformer en déserts culturels.
Nous avons un besoin vital de beau à partager, que ce soit par temps d’épidémie ou de sérénité sanitaire, de prospérité économique ou de récession, de guerre ou de paix. Un besoin vital. Nous avons besoin de côtoyer le beau au quotidien, de le sentir et de nous l’offrir mutuellement, car c’est l’essence de ce qui nous fait vivre réellement, aimer la vie et lutter pour elle, nous attacher les uns aux autres. Chacun de nous en a besoin et notre société en a besoin, pour ne sombrer ni dans le désespoir, ni dans l’apathie, ni dans la barbarie. Car si le beau partagé n’est pas cultivé, qu’est-ce qui pourra convaincre un médecin de risquer sa vie pour soigner, les bien portants de porter secours aux affaiblis, les jeunes de se discipliner pour protéger la vie des aînés, les êtres humains de s’entraider et de construire ensemble ? Puissent les êtres humains qui nous gouvernent prendre ceci en compte, y réfléchir et s’en souvenir quelque temps.
Quand nous serons tous créateurs, tous amoureux de la nature et du beau, alors il n’y aura plus de guerres, plus de dévastations écologiques et, quelle que soit l’adversité, nous pourrons vivre heureux.
Marie-Hortense Lacroix, musicienne, auteure et ingénieure, responsable d'équipement culturel
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