Un bol d’air en Cévennes, loin des clichés et des radars
Rien que de commencer par ce verbe relève de l’utopie, je le sais, ce verbe n’a plus cours ou si peu…
Mais quand même, imaginez un lieu où les gens se sourient sans se connaître. Je sais aussi que c’est difficile, mais qui s’engage à lire peut faire ce petit effort.
Un lieu où des conteurs content, simplement contre le gîte et le couvert, avec pour seul objectif, celui de narrer des histoires sans queue ni tête, sans tête ni queue. Ces conteurs entament une ronde au cœur d’un Pays reculé des routes fréquentées donc fréquentables, et prennent des chemins tracés par des bisons, qu’ils soient futés ou non. Hors, futés, ils l’étaient car à la saison chaude, ces animaux anciens (pas les conteurs) montaient en estive sur les plateaux élevés en passant par les crêtes, plus tard appelées drailles par les bergers qui eux aussi, allaient prendre le frais avec leurs troupeaux, et aujourd’hui utilisées par la marche des conteurs ((1), pour une semaine en Pays Cévenol.
Pour accueillir cette ronde, le village s’était mobilisé, avait organisé un marché de producteurs, fait venir des auteurs, des musiciens… A cela rien d’extraordinaire, tous les villages le font, mais pour penser comme cela, il ne faut jamais être monté, car le décalage, ici n’est pas horaire, il est dimensionnel.
Un début à cette histoire
Rien que ce qui m’a permis de monter relève d’un autre monde. C’était a u mois de février 2009, lorsqu’après avoir vu une photo sur un site internet (2) j’envoyais un email à son propriétaire — email chaleureux, rappelant mes attaches à cette région, et l’histoire du livre, véritable cri d’amour pour une Terre — pour connaître ses conditions de cession de cette photo pour la couverture de mon dernier roman, La grande Borie. Un appel téléphonique à Jean-François de Soudorgues (le photographe) permit de vite conclure ce qu’on ne pouvait nommer "affaire" car il n’était pas marchand, un exemplaire dédicacé lui suffirait amplement quand certains photographes demandaient plusieurs centaines d’euros de droits de reproduction. C’est dire si je venais de mettre les pieds dans un drôle de monde, où des gens refusent de marchander, de valoriser en sonnant et en trébuchant. Oui, cela venait sûrement de là, ils ne voulaient pas trébucher.
Ce roman a dû plaire à Jean-François, car, quelques mois plus tard, en organisant cette fête, il m’invitait à présenter mon roman, au milieu du marché de produits locaux auquel, si l’on peut dire, La Grande Borie appartenait, car la ferme du même nom était bâtie sur la commune, là-haut à quelques kilomètres de là, au dessus du col du Mercou.
Après deux heures de route pour monter à Soudorgues, d’énormes coquelicots de crépon rouge accrochés aux arbres, aux panneaux, aux volets nous ont accueillis, relayés par le sourire et la bonne humeur des organisateurs, Jean-François et les autres (le trop court séjour ne m’a pas permis de mémoriser les prénoms). Mes livres furent installés sur une table, à l’ombre d’un tilleuil rebaptisé "arbre à mots" à cause des citations accrochées à son tronc — relatives au sens de la vie, des mots, des idées, de la taille des couilles de l’éléphant, du combat des hommes, …
Je fus donc prêt à accueillir les lecteurs de passage, là dans ce village de 271 habitants, entre miel, huile, paniers en osier et deux autres auteurs.
Assis sur un banc de bois, à côté du muret qui cernait la place, je ne m’attendais pas à faire des rencontres, si belles, passionnées, curieuses.
Saluée par des gens qui semblaient des amis, une jeune femme s’est écriée :
- Non, ce n’est pas vous que je suis venue voir, c’est ce monsieur. Monsieur Lin, je suppose… ?
- Oui…
S’en est suivie la longue et belle histoire d’une fille, d’une mère et d’une grand-mère qui avaient lu ce livre. Ordinaire penserez-vous encore ? Eh bien non, je ne le pense pas. Pas lorsqu’il il y a ces émotions, ces yeux qui s’humectent de tendresse et de souvenirs, ces sourires épanouis, cette urgence à en faire dédicacer un pour un père, un cousin ! Même si à travers ces quelques images je n’arrive pas à vous faire ressentir tout cela, j’ai bien senti que ces gens-là savaient rendre ce qu’ils avaient reçu, en plus simple, en plus chaleureux, oserai-je dire en plus humain. Je suis pourtant allé à Lyon, Montpellier, Sablet et bien ailleurs… mais voilà, je vous l’avais dit, les Cévennes sont dans une autre dimension. Tenez, Francis, soixante dix ans environ, il avait entendu parler de la Grande Borie et voulait en savoir plus, en prendre un pour lui. Cet homme aux mains caleuses, aussi rugueuses que ces montagnes, son allure "paysanne" qui aurait pu faire sourire un intello, ses mots simples mais qui savaient décrire des idées profondes. Eh bien le Francis, avec ses émotions à fleur de peau, ses larmes au bord des yeux, je n’aurais pas pu le rencontrer ailleurs. Comme cette autre jeune femme qui était montée à Soudorgues pour me voir :
- Excusez-moi, me dit-elle gênée en me tendant son livre, il est un peu abimé, nous sommes plusieurs à l’avoir lu, je l’ai toujours avec moi. Il n’est plus aussi beau que ceux présentés sur la table. Vous pouvez me le signer ?
Je l’ai arrêtée dans ses excuses car, sans le savoir, elle me faisait un cadeau sans nom. Les angles écornés, la tranche défaite un peu, une tache sur le côté, son exemplaire regorgeait de vie, de sensations. L’alchimie des impressions de lecture avait donné une nouvelle identité à ce livre. Les livres neufs alignés sur la table me parurent bien fades, trop propres, comme des habits qu’on aurait pas encore porté.
A un moment, pour être précis, celui où les montres n’avaient plus cours, j’ai rencontré Zara Vigott, cette drôle de dame aux ailes de libellule accrochées dans son dos. Je l’ai orthograhiée Vigoth, comme visigoth ces hardes d’envahisseurs venus du passé. Car elle venait de loin, cette Thérèse qui Zaravigottait les terminaisons nerveuses, massait le dos, détendait les muscles contre un livre, des tomates ou quelques euros. Infirmière patentée déçue et déchue du corps officiel qui ne supporte pas la contradiction, la contredanse, elle préférait soigner à l’unité que d’assomer en quantité.
Partager, partager, comme si ce village ne savait faire que ça ! Un repas, avec les conteurs fraîchement débarqués qui furent invités à gouter des plats de légumes fraîchement cueillis dans des jardins à quelques pas de là, du vin, âpre il est vrai, trinqué entre amis de peu ou de toujours.
Pays de savoir-vivre, certains, ceux qui n’avaient pas en charge l’organisation, allèrent faire une sieste, attention, pas sous un tilleuil, au risque de prendre froid !
Des mots, par milliers
Vers la fin d’après-midi, c’est sur la place d’en bas, près de la salle commune, où les bancs avaient été installés en théâtre, que les conteurs se sont relayés à narrer des histoires où il était question de rois, de riches, de pauvres, d’amis, de voisins, de rires et de pleurs, de pays proches ou lointains, de rivages, de villages, de clivages, de ravages, … avec au bout du conte et non du compte, un mot, le dernier, celui qui ouvre l’esprit, renverse la compréhension ou simplement fait sourire (encore !)
A l’ombre du tilleul (oui, il y en a beaucoup) où le conteur officiait, mêlée à l’ombre du figuier où le public écoutait, la magie des mots a opéré.
Au loin, la tour — à l’histoire qui l’a ruinée et que certains conteront peut-être un jour —, continuait de laisser le temps passer. Derrière, les collines de chênes verts, de pins et de châtaigniers, ne bougaient plus depuis des siècles. Seules les cîmes des arbres se balançaient dans le vent, aujourd’hui du sud et porteur de pluie espérée pour la terre et les jardins, ou sous le vent du nord, compagnon du ciel limpide et du beau temps.
Le public, hypnotisé par les mots des conteurs qui se sont succédé, n’avait qu’une envie : rester ici, à Soudorgues, où les mots résonnent de non sens, de non temps, de non lieu. Oui, ce jour-là, le juge temporel avait déclaré le non lieu au temps et au sens. Les sens, eux étaient de la fête ! L’ouïe, avec ces magiciens de l’histoire, la vue avec ces endroits préservés de la construction organisée par des molosses financiers, l’odorat avec les essences d’arbres, de plantes parfois oubliées, transportées gracieusement par les airs, le goût avec le souvenir du repas pris en commun, là-haut, et plus fort que tout, le cœur — certains me diront que ce n’est pas un sens, boudiou, je le sais bien, peuchère, je ne suis pas un fada ! — mais ce cœur, grand ouvert, absorbait tel une éponge ces sensations éphémères.
Vinrent les grillades, d’agneaux élevés dans les collines proches, à nouveau les légumes des jardins étagés en murettes, le vin qui râpe la langue, mais qui la délie aussi. Il y eut les chansons de ce conteur algérien dont on ne comprenait pas les mots, mais dont la derbouka et le oud qui l’accompagnaient portaient les sonorités lointaines et les sentiments jusqu’à la fleur de notre peau.
Revint encore la joute des conteurs. C’était à celui qui conterait avant l’autre, pour rire, pour se défier par les mots, par l’ingéniosité du sens caché, de l’image.
Après une nuit courte et un petit déjeuner pris en commun, ils durent repartir pour Saint Roman de Codière, un autre village accroché à la colline, posé sur des murettes, où ils se rendirent à pieds. A nouveau, un accueil les attendait, chaleureux, attentif et attentionné, pour la deuxième étape de cette ronde de ces trente conteurs qui va, de village en village pendant sept jours, faire danser les esprits. Ils s’embrasseront en se rencontrant comme nous nous sommes embrassés en nous quittant.
Retour aux sources
Être aussi près d’elle et ne pas lui rendre visite eut été un péché, je suis monté à la Grande Borie. La piste impraticable de plusieurs kilomètres, au milieu des fleurs de bruyère et de millepertuis, des bogues de châtaignes naissantes et des branches bruissantes de vent, avait subi l’outrage, non pas du temps, mais de celui qui n’entretient pas sa terre.
Après une heure de marche, j’ai pu caresser des yeux ses toitures, de la main ses portes de châtaignier. J’ai pu noyer mon regard dans l’immensité de la vallée et la pureté du ciel. J’ai pu fouler ses murettes, ses aires de battage oubliées, ses anciens jardins, envahis d’herbes folles de joie de s’ébattre sans être obligées de s’aligner, de produire ou de séduire.
Imaginez, …
Ai-je imaginé tout cela, qui sait ? Méfiez-vous des conteurs car ils mentent tout le temps, sauf quand ils disent la vérité.
D’ailleurs, suis-je même monté à Soudorgues ? Allez savoir…
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