Un dimanche très ordinaire
Juste quelques mots pour parler du tout-venant. Juste quelqu'un qui voulait se balancer du haut d'un pont...

Il m'est arrivé quelque chose d'original cette après-midi.
Je lisais avec délectation 'La Révélation' de Robert Schneider. Le livre ne se passe pas à New York dans une chambre d'hôtel mais retrace les tribulations d'un compositeur-chef d'orchestre-musicologue vivant en ex-RDA. Il n'a longtemps eu pour seule passion que le musicien Jean-Sébastien Bach, mais a échoué dans chacune de ses tentatives pour être reconnu et apprécié. En allant chercher son petit frère coincé dans un buffet d'orgue - c'est presque aussi inconfortabe que dans une salle de bains en compagnie d'une femme de chambres - il tombe sur un paquet contenant un manuscrit. S'agit-il d'un original signé du Maître Cantor ? Vous le saurez en parcourant le roman...
Pour ma part, alors que le soleil baignait mon jardin, et que je savourais des minutes précieuses à l'écart de mes chers enfants en veine d'activités bruyantes ; le signal avait été lancé pour planter des capucines après un 'temps fort' consacré aux bracelets brésiliens. Plus patiente que moi, ma femme se dévouait pour distribuer le matériel et arbitrer les disputes tournant autour des outils nécessaires. Et moi, je compatissais à la lecture de ce pauvre Allemand souffrant de son obscurité. Alors que tant regrettent les lumières trop crues de l'actualité.
Et puis soudain, j'ai été interrompu par un « Regarde... Il y a quelqu'un qui est en train de se jeter du pont » A ceux nombreux qui ignorent ma géographie domestique, je précise que ma maison se situe en limite de centre-ville d'une grande ville de l'ouest. La Vilaine la traverse d'est en ouest. Mon jardin donne sur le fleuve breton, juste au pied d'un pont qui surplombe l'eau d'une petite dizaine de mètres. En ces temps de sécheresse, l'étiage se fait d'ores et déjà sentir.
Inutile de ménager le suspense plus longtemps. Je suis sorti, ai traversé la petite esplanade qui permet d'accéder au pont par un escalier en pierre. Après avoir passé une demi-heure avec la personne, celle-ci a enjambé la balustrade dans le bon sens, et sans plus de civilités m'a planté là. Les sirènes des pompiers l'avait convaincue de s'éloigner rapidement. Bien sûr, je ne suis pas mécontent d'avoir secouru quelqu'un, et si je livre ces quelques impressions, c'est sans doute pour me faire bien voir.
En même temps, j'ai eu le sentiment étrange que ce moment m'isolait brusquement de la compagnie de mes semblables. Plusieurs passants nous ont frôlés l'air de rien, pressentant une situation originale, un duo comique avec un gars adossé à une rembarde sur un pont, et une dame invectivant tout le monde à la volée, côté Vilaine. Sans s'arrêter. Deux femmes ont essayé de se joindre à moi, mais la plus éloignée a fini par lâcher une réflexion qui n'arrangeait rien à ma tache. Un groupe a fini par s'arrêter et rejoint par ma femme a sonné l'alarme. Ni les pompiers ni la police municipale ne m'ont interrogé : ils cherchaient visiblement à s'approcher de quelqu'un qui ne voulait pas les suivre, sans rien me demander à moi qui avais parlé avec elle.
Je n'ai pas le cœur de retranscrire notre dialogue, mais me contenterai d'une synthèse. A qui ai-je eu affaire ? A une femme entre quarante et cinquante ans, maquillée, mais avec le teint de quelqu'un qui a levé le coude au déjeuner. Elle m'a pris à partie - 'Vous pouvez pas comprendre, vous êtes trop propre' - m'a demandé des cigarettes, de l'argent, à chaque fois en ponctuant ses demandes d'un 'je me jette'. Mais elle m'a surtout fait part de son malheur, de la tristesse de sa vie. On s'y attendrait compte tenu du contexte. En y repensant maintenant, je retiens toutefois quelques faits saillants.
Le premier est que ne la connaissant pas, j'ai dû d'abord encaisser un 'Vous avez tué mon fils', puis un 'j'ai fait des études de biologie, j'ai plus de travail mais je l'ai perdu en dénonçant quelqu'un de haut placé. Il était trop puissant. J'ai pas pu... 'Vous êtes franc-maçon !' Dans un deuxième temps, elle m'a expliqué que son fils avait bu, qu'il se rendait auparavant sur une place bien connue de la ville où les alcooliques en tous genres se regroupent pour boire tous les jours que Dieu fait. 'Tous les jours on tue des femmes' a-t-elle ajouté. De mon côté, j'ai gardé pour moi les conseils me contentant d'alimenter la conversation, quitte à lui reconnaître le 'droit' de marcher sur le pont, le 'droit' de se balancer sur la balustrade. Sur le 'droit' de sauter dans l'eau - 'J'ai fait des années de plongée sous-marine' - j'ai seulement reconnu que rien physiquement ne l'empêchait d'aller jusqu'au bout. Je n'ai pas osé lui dire qu'au regard de la hauteur du tablier elle avait de fortes chances de se rater, mais tremblais à l'idée d'être forcé de lui porter secours.
Elle m'a laissé avec des remarques embarrassantes. 'Je n'ai rien à perdre, on m'a déjà enfermée, coupé une jambe, découpé le dos' 'Retournez chez vous : quand je suis chez moi, sans emploi qu'est-ce que vous faites pour moi. Et là, je vous dérange, là.' Je n'ai pas eu d'autre chose à lui répondre qu'en restant là au soleil, sur ce pont, nous pouvions discuter... Je sais bien qu'un médecin me parlera de l'effet des médicaments ou de la drogue. Qu'il n'y a pas à prendre au premier degré un délire de persécution d'une maniaco-dépressive. Mais cette femme considère que tous ses malheurs proviennent de la société, qu'elle est intelligente et mal jugée, qu'ignorée par les gens 'propres' et heureux elle trouve satisfaction dans la compagnie de ceux qui se défoncent. Et si vraiment elle se suicide, je n'y pourrai rien.
En attendant, elle va sans doute passer la soirée avec des calmants, peut-être entre quatre murs d'un hôpital. Mais après... Newton aurait dit en substance que les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts. Comme quoi, les phrases philosophiques se heurtent parfois à de sombres réalités.
Un dimanche très ordinaire, je vous dis, bien loin de New York.
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