Un État de droit ?
On prétend souvent que la gauche, c’est la liberté, l’égalité, le fondement de la fraternité et derrière tout cela une certaine idée du progrès. Plus certainement, nous pouvons dire que c’est aussi la justice. Dire cela n’est pas nier à la droite des capacités de justice ou de liberté, c’est s’inscrire dans une histoire politique. Cependant la justice semble de plus en plus incompatible avec les dérives du sarkozysme. À tel point qu’il est sans doute temps de se lever et de s’opposer le plus fermement possible à toutes les atteintes aux libertés publiques. Aujourd’hui, les trois piliers de la République, de notre devise nationale, sont peu à peu vidés de leur contenu.
Il faut le savoir : ce qu’a dernièrement subi M. Filippis est banal, dramatiquement courant. C’est le sort de dizaines de milliers de citoyens anonymes interpellés sans ménagement et ne disposant pas de relais pour se faire entendre. La France occupe seulement la 35e place (derrière le Surinam -26e- ou Trinidad et Tobago -27e-)dans le dernier classement mondial de l’association Reporters sans frontière et détient le triste record européen du nombre de convocations judiciaires, mises en examen et placements en garde à vue de journalistes. Pour un résultat nul, la France dispose d’un des plus forts ratios policiers/habitants d’Europe. L’état de nos prisons est une source infinie de honte. Le poids de la démagogie électoraliste dans la fabrication de la loi devient tel qu’au moindre fait divers nous pouvons craindre la refonte complète du code pénal. Au-delà de l’inquiétante dépendance économique de la presse, l’interpellation de l’ex-PDG de Libération est une intimidation de plus, une intimidation de trop qui s’ajoute à la tentative de perquisition dans les locaux du Canard Enchaîné, à la très contestée loi sur le secret des sources d’information des journalistes, ou encore aux dix procédures de diffamation récemment engagées par les dirigeants du groupe Caisse d’Épargne contre le site internet d’informations Médiapart. Mais les journalistes ne sont pas plus visés que les sans-papiers ou les citoyens anonymes engagés dans tel ou tel mouvement de protestation.
Ce qui marque la possible fin d’un véritable État de droit est le haut sentiment d’impunité des autorités qui se livrent à de tels actes indignes. Car depuis trop longtemps, notre pays se déshonore par des actes juridictionnels policiers pourtant contraires à notre Constitution, à la convention européenne des droits de l’Homme et aux conventions internationales. Des interpellations musclées dès 6h le matin, au sein des foyers ou des écoles, accompagnées d’insultes, de propos dégradants et suivies d’humilitions dans des cellules sordides en sous-sol.
En principe, la police, la gendarmerie, l’armée et l’autorité judiciaire ont pour mission la défense des citoyens. Aujourd’hui, nos concitoyens en ont le plus souvent peur. La police n’est plus vue comme étant au service de la collectivité mais plutôt comme une institution en roue libre obsédée par une inquiétante idée de rentabilité. La faute n’en revient pas aux agents qui sont eux-mêmes soumis à des pressions et des horaires de travail insupportables. Elle relève bien de politiques irresponsables et peu soucieux de l’intérêt collectif. De la même manière, la confiance de nos concitoyens en la justice a fondu. Tout le monde, innocent ou coupable, redoute d’avoir à faire à une justice dépassée, de plus en plus marquée par la différence de traitement entre les puissants et les misérables et dont l’indépendance semble n’être plus qu’un mirage. Une justice qui s’éloigne, une police que l’on craint, qu’avons-nous laissé faire ?
Doit-on trouvé normal qu’au motif de la "prévention" on effectue une descente de gendarmes accompagnés de chiens renifleurs dans un collège et une fouille au corps humiliantes de jeunes filles en pleine classe (sans évidemment ne trouver aucune drogue, et en l’absence même de soupçons sérieux en amont) ? Est-il acceptable qu’un lycée soit débloqué à coup de gaz lacrymogènes ou que des élèves manifestants soient interpellés et gardés 24 heures au poste pour avoir frappé le pavé ? Est-il possible qu’un citoyen reprenant les propres mots ("Casse-toi pov’con") du chef de l’État sur une feuille A4 ou qu’un militant des droits de l’Homme tractant contre "l’immigration jetable" soient arretés par des vigiles pour délit d’outrage et pour ce dernier maintenu en garde à vue durant une nuit entière ? Notre droit autorise-t-il deux policiers (déjà réintégrés) à frapper à de nombreuses reprises un jeune homme menotté, au sol, sorti de chez lui, sans preuve d’un quelconque délit ? En 2008, acceptons-nous que des lois "anti-terroristes" autorisent l’interpellation de personnes pour leurs idées (plutôt à gauche), avec usage de la force et intervention dans la nuit, avant même qu’une enquête ait pu prouver une implication sérieuse ? Ces exemples ne sont pas des exceptions mais plutôt des cas généralisés, quasi-quotidiens sur le territoire de la République.
Aujourd’hui, dans n’importe quelle gare TGV, dans n’importe quel musée important, nous croisons des militaires en armes. Normal ? Il y a vingt ans, nous ne voyions cela qu’à l’étranger, dans certains pays pas réputés pour leur "culte" de la liberté. Aujourd’hui, nous l’avons admis chez nous et commençons à intégrer, de fait, les multiples élargissements des lois luttant "contre le terrorisme". À moins que le but soit la prévention de toute manifestation populaire. Il est désormais courant de voir plusieurs dizaines de CRS pour un groupe de 10 à 20 manifestants, illustrant ainsi une gestion pour le moins peu économe et peu rationnelle de l’argent public. D’aucun pourrait y voir de la provocation. Le chef de l’État nous a d’ailleurs habitué à d’importants dispositifs lors de ses déplacements et une photo de campagne restée célèbre l’illustre douloureusement.
Reste le plus grave, la dérive liberticide. Face à des forces de l’ordre de plus en plus nombreuses, les citoyens, loin d’être rassurés, sont au contraire maintenus dans un climat de peur quasi-permanente. Et, si ce n’est par la crainte des milles dangers diffusés tous les soirs au 20 heures, restent chez eux pour ne pas prendre le risque d’être interpellés sans délit et forcés à quelques humiliations. Est-ce l’objectif ? Celui de défaire l’idée même de la réaction, du refus, d’isoler les gens dans l’inquiétude ? Si celui-ci n’est pas clairement énoncé, d’autres le sont et n’en sont pas moins alarmants.
La majorité UMP vient ainsi de présenter un rapport allant vers la répression de masse, le groupe "mineurs" étant considéré comme globalement responsable. On refuse de voir le cas des enfants victimes des forces d’autorité. Pourtant nous savons que lorsqu’il y a des dérapages policiers, les investigations sont bloquées et aucune information n’est jamais ouverte. Les jeunes ne se sentant pas entendus, et ayant le sentiment de n’avoir rien à perdre, répliquent parfois par des violences contre les policiers. La logique devrait donc être différente mais la chancellerie s’obstine dans le tout carcéral et sa volonté de mettre en prison des enfants de douze ans. En parallèle, l’UMP relance l’idée de détecter les troubles du comportement chez l’enfant dès le plus jeune âge. Profondément choquant et abject. Si l’on doit faire attention aux troubles de comportement, cela signifie que l’école maternelle doit jouer le rôle principal dans cette attention à l’enfant. Or, l’école maternelle est mise en cause par le ministère de l’Éducation nationale. Cette régression de notre pensée juridique et de notre droit en général rappelle des idées en vogue dans des périodes sombres de notre histoire et confirme une logique non de prévention ou de défense de la population (tous les spécialistes savent que ces mesures seront contre-productives) mais d’intimidation et de contrôle.
Une logique qui conduit à ne plus laisser d’espaces de liberté. La loi Création et Internet, dite Hadopi (du nom de l’autorité instituée), va dans le même sens et institue (alors même que 88% des députés européens ont voté contre son principe) un contrôle total du Web avec la mise en place délirante d’un spyware sur chaque ordinateur qui enregistrerait toutes les pages du net visionnées. Nous connaissons les dérives de ce type de fichage, au départ ils sont toujours censés être limités et réglementés et finalement ils sont recoupés, diffusés et utilisés loin de tout contrôle démocratique.
Désormais, les technologies de contrôle s’immiscent partout, des corps aux cerveaux, des cartes bleues aux lieux publics, des passes Navigo aux voitures. Les "hypertechnologies" (nanos, biotech, informatique, sciences cognitives) combinées offrent au pouvoir tout à la fois des moyens de coercition et un champ d’expansion quasi-forcés. Puces assurant le suivi personnalisé des déplacements ; traçabalité via relais de téléphonie ; biométrie dans les cantines scolaires ; scan corporel intégral dans les aéroports, mouchards électroniques dans les voitures assurées par certaines compagnies ; vidéosurveillance généralisée, passeport biométrique, empreintes digitales numérisées, croisement des fichiers d’administration ou d’entreprises, etc. Certes, il n’y a aucune surveillance généralisée puisque chaque exemple est indépendant de l’autre. Cependant, le risque que des autorités les rendent interdépendants n’est pas tout à fait à exclure. Le seul fait que cela soit matériellement possible devrait nous inquiéter. On ne peut pas d’un côté dire "le pire est toujours possible, l’histoire nous l’enseigne", et de l’autre, donner à ce pire les instruments les plus fous pour réussir.
On le sait, la machine techno-sécuritaire tourne à plein régime, tout spécialement dans les pays dits libres. Les États-Unis nous ont montré l’exemple suite au 11 septembre et au Patriot Act. Pourtant, ces dérives sécuritaires n’ont de cesse d’augmenter les bavures. Le cas de femmes enceintes arrêtées aux USA par les détecteurs de chaleur du corps (supposée trahir le terroriste émotif) mérite une mention... En 2005, le sociologue Denis Duclos s’interrogeait déjà dans le Monde diplomatique : "Pourquoi, malgré son inefficacité avérée et sa disproportion par rapport à l’objectif, se maintient une fringale d’encartage, d’informatisation de données personnelles et de traces corporelles, de suivi tactile, visuel, thermique, olfactif et radiofréquentiel des êtres humains, partout ? Pourquoi photographier les Londoniens 300 fois par jour, et les filmer continuellement avec 2,5 millions de caméras disséminées, puisqu’on sait que cela n’a pas empêché les terroristes de déclencher leurs bombes le 7 juillet 2005 ?". Tout simplement parce qu’au-delà des prétextes de maintien de l’ordre, les institutions et les entreprises découvrent dans la gestion de la peur et du sécuritaire un gisement de contrôle et de profit. Aux États-Unis, comme le rappelle Naomi Klein dans son essai La stratégie du choc, ce sont des entreprises privées qui se chargent désormais de l’établissement des listes de personnes et d’organisations suspectes et créent les programmes qui croisent les noms des passagers avec ceux qui figurent dans les bases de données. En juin 2007, un demi million de noms figuraient sur la liste de suspects tenue par le National Counterterrorism Center. Nous pouvons espérer que l’Amérique de Barack Obama (qui s’était opposé au Patriot Act) change la donne. En France, pour ne citer qu’un exemple, depuis plusieurs année une filiale de TF1, Visiowave, use de ses compétences télévisuelles pour détecter les comportements suspects sur les lieux publics (grâce à des logiciels d’interprétation des gestes).
De nos jours dans le monde occidental, les commandes de l’"État sécuritaire" sont plus massives que celles de l’ancien Etat-providence. Il serait temps de s’interroger sur la nature réelle de nos "démocraties" et si l’on souhaite donner raison aux terroristes en s’enfermant dans des forteresses paranoïaques étouffant leurs propres citoyens. Pendant que nous regardons ailleurs, en France, chaque jour un nouveau texte, un nouveau fichier, un nouveau projet de loi est un pas de plus qui nous éloigne de l’État de droit.
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