Un gilet jaune au pays des droits de l’Homme
La France est, c’est bien connu, la patrie des droits de l’Homme. À ce titre, notre fière clique politico-médiatique donne des leçons de démocratie à des gouvernants du monde entier, de la Russie à la Turquie en passant par le Venezuela.
Mais qu’en est-il en pratique, en douce France ? Voici le témoignage d’un gilet jaune qui a manifesté à Paris lors de l’acte 9, le samedi 12 janvier 2019.
Je rejoins le cortège de la manifestation officielle parisienne en début d’après-midi. Nous sommes très nombreux. Je dirais entre 10 000 et 15 000. Donc beaucoup plus qu’aux actes 5 à 8, mais moins qu’à l’acte 4 où de nombreux provinciaux nous avaient rejoints.
Nous nous dirigeons vers l’Étoile, l’arrivée de la manifestation déclarée. Au fur et à mesure que je rejoins la tête du cortège, les slogans gagnent en vigueur.
— Macron démission ! Castaner en prison !
— Libérez Christophe !
— Paris ! Debout ! Soulève-toi !
— Et la rue, elle est à qui ? Elle est à nous !
Nous arrivons à l’Étoile par l’avenue de Friedland. Je fais le tour de la place. Toutes les avenues sont bloquées par des cordons de CRS ! Des fourgons de CRS stationnent au milieu des cordons. Pire : il y a aussi des CRS sous l’Arc de Triomphe. Nous sommes donc pris en sandwich. Bref, c’est une souricière. Je n’aime pas ça du tout.
Des manifestants tentent une percée. Ils sont refoulés par des grenades lacrymogènes. Attention à la bousculade. Je mets un masque chirurgical (protection limitée des voies respiratoires, il importe surtout de s’éloigner de la jolie fumée blanche, si possible en apnée) et des lunettes de natation (protection très efficace des yeux).
Après réflexion, je décide de sortir de la nasse tant que c’est possible. L’avenir me donnera raison : le gros de nos troupes restera bloqué pendant des heures sur la place de l’Étoile. Quel dommage que les gilets n’aient pas plus, non pas le sens de l’effort, mais celui de la stratégie militaire de base : on ne se laisse pas encercler, nom de diou !
D’autres, heureusement, ont fait le même raisonnement, mais il s’agit d’une minorité. Mille, deux mille, s’extraient par l’avenue de Friedland encore ouverte. Certains vont sur les Champs. Pas moi : le groupe est trop petit. Après une reconnaissance du quartier, je rejoins le gros des manifestants, avenue de Friedland, mais à l’arrière du dispositif policier. La situation se tend. Nous scandons des slogans hostiles, genre :
— Police partout, justice nulle part !
— La police, tout le monde la déteste !
Ombrageuse, elle se vexe. Des CRS arrivent en renfort. Bien que notre hostilité ne soit que verbale (pas de jet de projectiles, encore moins de contact ni de casse), ils tirent des grenades lacrymos. Détail cocasse : nous sommes à cet endroit sur le parcours de la manifestation officielle. Ils n’ont donc pas le droit de nous disperser. Mais, comme nous le verrons dans la suite du récit, la police, loin des caméras de journalistes, piétine joyeusement la loi et le droit de manifester lorsqu’elle est en effectif suffisant.
Nous partons en courant, parce qu’ils mettent la dose. Et, pour faire bonne mesure, ils nous tirent de nouvelles grenades lacrymos dans le dos tandis que nous nous enfuyons ! La féroce répression commence, mais je n’en ai pas encore conscience.
Quelques centaines de mètres plus loin, nous cessons de courir. Certains veulent revenir sur nos pas. Je propose de s’éloigner du dispositif policier. La majorité des manifestants est du même avis. Nous sommes presque un millier à marcher sur le boulevard Haussmann. La violence policière nous donne l’énergie de la révolte.
— Paris ! Debout ! Soulève-toi ! braillons-nous en levant le poing.
Mais ce n’est pas Paris qui répond à notre appel, c’est la machine policière. Des fourgons de CRS arrivent dans notre dos, gyrophares allumés ! Les chiens d’attaque du tyran sont lâchés ! Nous courons. Certains prennent des rues perpendiculaires, le cortège s’amenuise. Les fourgons s’immobilisent. Nous aussi. Des CRS en jaillissent, ils chargent au trot. Nous reprenons la course et les distançons. Ils ne peuvent pas courir vite à cause de leur armure. L’infanterie lourde n’a jamais rattrapé l’infanterie légère. Mais ils sont véhiculés. Or la cavalerie lourde est plus véloce que l’infanterie légère…
Par la rue de la Pépinière, nous arrivons à la gare Saint-Lazare. Des CRS en faction, mais ils ne bougent pas, ils sont peu nombreux. Oui, mais revoilà les foutus cars de CRS dans notre dos ! Nous sommes peut-être une centaine, presque que des jeunes, quelques femmes.
Après chaque course-poursuite, je me dis qu’ils vont enfin nous lâcher la grappe. À quoi bon mettre tant de moyens pour pourchasser une centaine de gilets jaunes ? D’autant que, je le répète : nous n’avons commis aucun délit. AUCUNE casse. Aucune violence. Répression inique au pays champion auto-proclamé des droits de l’Homme.
Donc, il faut de nouveau s’enfuir en courant à travers Paname, comme d’autres opposants l’ont fait à travers Moscou ou jadis Santiago du Chili. Nous prenons la rue du Havre puis la rue Auber. Nous courons au milieu de la circulation afin de bloquer les voitures et d’empêcher les fourgons de nous rattraper. Arrivés place de l’Opéra, on n’est plus qu’une petite cinquantaine, assez fatiguée. De nouveau, je me dis qu’on va enfin être peinards, puisqu’on est si peu nombreux. Pauvre naïf ! La machine policière n’en a pas fini avec toi.
Une gilet jaune propose de retirer les gilets afin de nous fondre dans la masse. Nous retirons aussi les masques. Quant à moi, je mets aussi ma casquette dans le sac à dos : il s’agit de changer d’aspect. Mais rien n’y fait… Revoilà les gyrophares ! Cette fois, ce ne sont plus des gilets jaunes que la police traque. On ne peut même plus nous reprocher une manifestation non déclarée. Il y a bien longtemps que nous ne manifestons plus. Il s’agit ni plus ni moins d’une chasse aux opposants, comme dans les pays que notre chère clique politico-médiatique stigmatise.
En voyant ces jeunes coursés par les fourgons de CRS en plein Paris, que doivent penser les automobilistes et les passants étonnés ? Fichtre ! Ce doit être d’affreux casseurs, des pillards, des black blocks, des fachos ! Pire peut-être, des criminels ! Des dealers ! Rien de tout ça. Juste des opposants au régime. Et d’ailleurs la police refuse de traquer les dealers, c’est trop dangereux.
Nous dévalons, toujours dans la circulation, l’avenue de l’Opéra, puis bifurquons rue des Pyramides, je crois, pour arriver rue de Rivoli.
— Ils vont nous avoir tous ! se lamente un ex-gilet jaune.
Pour remonter le moral de notre petite troupe, et aussi parce qu’à ce moment, je crois encore qu’on est bientôt tirés d’affaire, je lui crie :
— T’inquiète ! Ils ne nous auront jamais ! On est bien trop rapides !
Toujours courant, nous traversons le jardin des Tuileries. J’avise trois gilets jaunes, des hommes quadragénaires, le modèle sédentaire. Je leur crie, sans cesser ma course :
— Les gilets jaunes ! Suivez-nous ! Les flics arrivent ! Ils vont vous fracasser !
Les trois malheureux s’ébranlent. En les dépassant, j’en observe un. Il est gros, binoclard, grisonnant. Bien qu’il soit frais contrairement à moi, je le laisse sur place tant il est lent. Qu’est-ce qu’il va dérouiller, le pauvre ! Ces trois-là ont commis une faute lourde : on ne porte pas le gilet jaune quand on n’est que trois. Surtout trois sédentaires.
Nous prenons le pont Royal pour traverser la Seine. Arrivés sur le quai Voltaire, nous reprenons notre souffle. Quelle course-poursuite, depuis l’Étoile ! Je ne suis pas trop fatigué, grâce à l’adrénaline et à l’entrainement à la course à pied. L’adage des troupes d’élite du monde entier se vérifie : « la sueur épargne le sang ».
Cette fois, je ne suis pas le seul à croire qu’on est enfin tirés d’affaire. Nous ne sommes plus qu’une dizaine. Les flics ne pourchasseraient tout de même pas si peu de personnes en tenue civile, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ? Certains veulent se disperser. À ce moment, j’en veux encore. Je demande à mes camarades munis de smartphone de regarder sur BFM TV où en est la manif. Mais voilà que des attardés nous rejoignent depuis le pont. Mince ! Cette fois, nous sommes une trentaine. Donc une proie de nouveau. C’est l’avis des flics qui arrivent sur les quais. Nous décidons de prendre la rue du Bac à contre-sens. Les fourgons ne pourront pas nous suivre. Oui, mais un gros hic se présente ! De l’autre côté de la rue du Bac, arrivant de la rue de Lille, surgissent de nombreux gyrophares ! Fourgons et voitures de police. Comme dans un film. Mais qui traquent-ils ainsi ? L’ennemi public numéro ? Un terroriste qui vient de faire un carnage ? Je sais que mon récit est difficile à croire. J’ai même hésité à l’écrire pour cette raison. Mais je promets que ce témoignage est entièrement véridique et sans aucune exagération. Moi-même, qui ai l’expérience des actes 3 à 8, qui ai auparavant été coursé par la police aux acte 4 et 5, j’aurais du mal à croire à un tel acharnement policier si je ne l’avais pas vécu.
Donc il ne nous reste qu’une issue : courir sur le quai, direction le musée d’Orsay. Nous repartons à bonne vitesse. J’entends un cri dans mon dos :
— On est foutus !
Qu’est-ce qu’il raconte ce pauvre gars apeuré ? La voie est libre devant nous. Mais une poignée de secondes plus tard, je comprends. Un fourgon de CRS nous dépasse tandis que nous courons sur le trottoir ! Voilà le bouquet final de la course-poursuite ! Pour la première fois, j’ai peur. Jusqu’à présent, j’avais l’impression de gérer : nous avions un coup d’avance sur les chasseurs. Plus maintenant. Je ne perds pas de temps à regarder derrière moi : chaque seconde compte. Le fourgon s’arrête. Les portes s’ouvrent. Mais le chauffeur a commis l’erreur de s’arrêter trop près de nous. Et je suis dans les premiers. Alors je tente ma chance : pendant que les forts de l’ordre descendent de leur véhicule, je les dépasse en sprint.
En arrivant au musée d’Orsay, je me retourne : ils ne nous poursuivent pas. Il faut dire qu’on est que cinq environ à être passés ! Les flics doivent s’occuper des autres. J’envisage de me joindre à la queue pour entrer au musée. Mais non, finalement, inutile. Je m’aperçois avec chagrin que j’ai perdu mes lunettes de natation durant la course folle. Alors je rentre, d’autant que cette fois je suis fatigué. J’ai assez pris de risques et eu de sensations fortes pour la journée ! Traqué de l’Étoile au Musée d’Orsay…
Conclusion ? Notre pays est le canada-dry de la démocratie. La France est dorée comme la démocratie, son nom sonne comme un nom de démocratie… mais ce n’est pas une démocratie.
De plus en plus, le gouvernement fait penser à une bête sauvage ou à un psychopathe. Tant que vous le caressez dans le sens du poil, tant que vous abondez dans son sens, il vous adore. Mais si vous avez le malheur d’avoir un avis différent du sien, il vous fracasse.
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