Un journalisme à inventer
Je me demande, depuis plusieurs années, pourquoi le journalisme proprement judiciaire est si décevant. Comme si l’institution judiciaire, ses pratiques, ses personnages, l’autorité politique qui les régit, n’étaient jamais parvenus à trouver, en règle générale, les chroniqueurs et les analystes qu’ils auraient mérités. Certes, il y a pour les compte-rendus d’audiences deux journalistes de haut niveau, Stéphane Durand-Souffland (Le Figaro) et Pascale Robert-Diard (Le Monde). Mais pour tout le reste, qui est capital, la plupart du temps on reste sur sa faim, avec un sentiment d’inachevé et de partiel, un mélange trop souvent approximatif et péremptoire.
Sans doute dois-je ce pessimisme à la constatation qu’il existe, au contraire, un journalisme économique et financier, matières apparemment techniques, qui a su trouver de quoi solliciter et passionner même le profane.
Je pense notamment à la chronique d’Eric Le Boucher, chaque samedi, dans Le Monde. De manière à la fois incisive et pédagogique, avec une précision et une simplicité sèches, il rend accessibles des problèmes complexes sans mettre sa conviction "dans sa poche".
Je songe surtout, dans la dernière livraison de Marianne, à une formidable enquête de Laurent Mauduit sur "le salaire des patrons". C’est, en même temps qu’une dénonciation d’autant plus convaincante qu’elle demeure mesurée dans la forme, l’exposition d’un tableau qui n’omet aucun détail et, pour parler net, donne le vertige. Un monde est décrit sans commune mesure avec le nôtre, avec des critères, des valeurs et des évaluations qui relèvent de l’extravagant. Je ne peux m’empêcher, par exemple, de considérer avec un étonnement amusé l’aura éthique tressée à Louis Schweitzer président de la Halde, sachant qu’en 2006 il a perçu en tant que président de Renault la bagatelle de 11,9 millions d’euros. Il doit être piquant, dans la surabondance, de se pencher sur les inégalités et les discriminations... L’article de Laurent Mauduit est accablant et, contrairement à beaucoup de libellés écrits dans l’humeur, il agite l’esprit, stimule le citoyen et sert, en définitive, la cause de la démocratie.
Pourquoi la justice a-t-elle été incapable de fabriquer des talents, des compétences, des lucidités médiatiques de même qualité ? D’abord, contrairement à l’économie qui implique d’apprendre, de questionner, de se former et de s’informer avant d’écrire, le judiciaire laisse croire qu’il peut être appréhendé sans difficulté par n’importe qui. En tout cas, sans discipline ni vigilance. Sans une connaissance minimale et une objectivité convenable. Ensuite, le rapport de force est en défaveur de la justice qui ne sait pas imposer sa loi aux médias. Tandis que le champ de la finance, pour des raisons évidentes, tolère moins l’amateurisme de la part de ceux qui l’abordent.
La conséquence en est que le journalisme judiciaire n’est pas à la hauteur. Dégradant absurdement le meilleur et embellissant par ignorance ou complaisance le pire.
La justice est une trop belle vertu, un service public trop capital en République, trop nécessaire aux citoyens pour qu’on accepte de laisser les seuls journalistes nous en entretenir.
Les blogs le savent, qui en profitent.
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