Un ministre de l’Education qui ne sait pas faire une règle de trois, c’est grave Docteur ?
Nous dînions mardi soir avec ma compagne et un ami des gens du
voyage, nous en vînmes à parler de cet épisode du ministre de
l’Education qui ne sait pas faire une règle de trois. Nous étions donc
trois à table. Notre ami manouche, qui n’a aucun problème avec les
apprentissages pour peu qu’ils soient "expérientiels", mais qui a eu
quelques problèmes avec les apprentissages scolaires se lamentait car
lui aussi ne sait pas faire une règle de trois. Mon amie, qui a une
formation scientifique et qui bosse dans la chimie tentait lui
expliquer la chose. Voilà que j’intervins pour dire qu’avec ma petite
maîtrise en sciences humaines, je ne savais pas non plus faire une
règle de trois et que ça ne devait pas être si important puisqu’on
pouvait aller jusqu’à ministre sans en avoir besoin. Tout le monde se
rallia à cet argument qui parut décisif. J’en profite pour dire que je
suis d’accord avec Xavier Darcos sur un point : il faut réformer
l’Education nationale. Par contre, je suis en total désaccord sur la
réforme que semble proposer le gouvernement. Quand la droite propose
ses réformes, elle laisse entendre qu’elles seraient dictées par un seul
souci : l’efficacité et qu’aucune idéologie ne les guiderait. En fait, il
y a bien une idéologie sous-jacente à cette réforme de l’éducation,
elle est faite d’un mélange d’économisme, de productivisme et de
conservatisme vieillot.
En matière de pédagogie : le retour aux "bonnes vieilles méthodes" ; en matière d’organisation : la réduction des effectifs, est-ce qu’on peut nommer cela une réforme ?
Non ! Faire une réforme, c’est travailler sur le sens global, c’est agir
sur la forme des structures et du sens d’une institution. L’institution
scolaire est fondamentale en ce qu’elle est censée être à la base de
l’intégration sociale des personnes. Prenons un constat : on nous dit
que 160 000 jeunes sortent tous les ans du système scolaire sans aucune
qualification. C’est effectivement le symptôme d’une institution en
faillite. Ce qui devrait servir à l’intégration sociale nourrit
l’exclusion et le ressentiment chez des centaines de milliers de jeunes
tous les ans.
Le cœur de cette machine à exclure repose selon moi sur un certain nombre de points :
1) Une représentation pervertie de la notion d’intelligence
On continue, par exemple, de nous faire croire que le QI décréterait
l’intelligence d’un individu, or cette représentation fausse est battue
en brèche par les psychologues depuis des décennies. Le test de QI,
créé au début du XXe siècle, n’évalue que deux types
d’intelligences : l’intelligence verbale et l’intelligence
logico-mathématiques. Or, pour Howard Gardner, il existe au moins sept
formes d’intelligence qu’il énonce comme suit : l’intelligence verbale,
logico-mathématique, spatiale, musicale, corporelle et kinesthésique,
interpersonnelle (intelligence des autres) et intrapersonnelle
(intelligence de soi). Seules les deux premières formes sont
traditionnellement prises en compte et investies à l’école. Cet état de
fait est grave de conséquences, l’une d’entre elles, par exemple, est la
totale inaptitude de nombreux cadres à prendre en compte les dimensions
relationnelles dans l’entreprise. L’ignorance construite dans les
cursus de formation débouche sur le climat de souffrance au travail qui
règne aujourd’hui dans notre pays.
2) Une représentation erronée de l’acte d’apprendre
Pour la majorité d’entre nous, apprendre, c’est plancher seul face à
une copie, seul face à un prof et seul face à une classe avec
l’injonction de faire mieux que les autres. Cette représentation qui
structure l’ensemble du parcours de l’élève français est fausse,
destructrice d’estime de soi et génératrice d’une compétition inutile.
Le savoir est une construction avant tout collective, la recherche
scientifique en psychologie a démontré qu’on apprend mieux et qu’on
résout mieux des problèmes en groupe qu’individuellement. Que
l’accumulation de données trop éloignées des préoccupations pratiques
et existentielles d’un sujet ne sont pas retenues par lui. Que les
stratégies du "métier d’élève" consistent donc à apprendre bêtement ce
qui est demandé pour un examen pour ensuite mieux l’oublier. La règle de trois illustre magnifiquement cette réalité.
3) La méconnaissance de la notion sociologique de reproduction
Toutes les études sociologiques qu’elles soient qualitatives ou
quantitatives démontrent que le système scolaire dans sa conception
actuelle ne fait que reproduire ou aggraver les inégalités sociales. En
effet, le système scolaire diffuse les normes et les valeurs de la
classe dominante, à laquelle s’identifie le corps enseignant. L’effet
de domination est grave : là où existent des cultures riches en savoirs,
savoir-faire et savoir-être, les membres de ces
"sous-cultures-minoritaires" se vivent comme sans valeurs et
incompétents du fait de la domination dans l’espace social d’une
culture académique (celle qu’on nous apprend sur le banc des écoles)
omniprésente.
4) L’absence de la dimension démocratique et de l’autonomisation des élèves
La France se targue d’être à l’origine de la démocratie, ce qui est
faux historiquement. Les Anglais se sont dotés d’un Parlement avant
nous. Mais il y a plus grave, notre institution scolaire n’a rien de
démocratique. Un élève de terminale est toujours, la plupart du temps,
dans la situation d’écouter assis en silence ce qu’on lui enseigne. Or,
une culture de la démocratie est une culture de la prise de parole. Les
pays anglo-saxons, même si je n’en fais pas la référence absolue, sont
sur ce point bien plus en avance que nous. On y pratique largement la
démarche de "l’apprentissage expérientiel" où c’est l’expérience
personnelle qui fonde une grande partie des savoirs construits (voir
David Kolb). Le modèle de l’enseignement magistral qui règne en France
structure le psychisme de nos élèves et de nos travailleurs. On ne peut
dialoguer avec la figure d’autorité et cela nous ramène à la souffrance
au travail. Des relations de travail verrouillées selon ces modalités
ne permettent aux individus ni de s’exprimer librement ni d’être
reconnus ni de s’épanouir. Donner la parole à l’autre, reconnaître la
valeur de son expérience, c’est prendre le risque de le voir exister et
de se définir par lui-même. Un risque que l’institution scolaire refuse
structurellement de prendre. "La violence de l’école" sur les
consciences génère-t-elle une grande part de "la violence à l’école" ?
C’est un autre débat, certainement complexe, mais les soi-disant
réformes basées sur une vision réductrice et simplificatrice de
l’humain ne nous mettent pas sur la bonne voie. Avec les beaux jours de
mai et l’anniversaire qui vient, peut-être pourrons-nous, selon une
certaine loi cyclique, essayer de pousser plus loin la révolution
avortée de 1968 pour enfin faire de l’institution scolaire une matrice
pour un véritable vivre ensemble quand elle génère aujourd’hui surtout
du "vivre contre les autres".
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