Un plat révolutionnaire : les moules-Fritz à la Baverez
Sur les ondes de Radio Monte-Carlo, le désormais célèbre Fritz Bolkenstein était venu en novembre 2006 exposer son désir d’insuffler de l’ambition à l’Europe en général et à la France en particulier. Tous les gens qui hésitent, qui regrettent peut-être leur vote sur la constitution européenne et qui se croient paranoïaques en imaginant qu’une élite financière cherche à tirer profit de la majorité [1], je les invite à l’écoute de son intervention radiophonique que l’on peut télécharger sur Internet [2]. Je souhaiterais que chaque citoyen écoute et élabore son opinion avec sa propre sensibilité. En attendant, la mienne a été heurtée, voici pourquoi.
Ce monsieur prône la modération des salaires pour mieux soutenir la compétition avec l’Asie, la destruction de l’Etat-providence pour maintenir le pouvoir d’achat, le travail plus long chaque semaine, l’âge de la retraite décalé du fait de l’allongement de l’espérance de vie et des vacances moins abondantes en regard de la dureté de notre monde dans lequel, Européens, nous sommes « gâtés ». Bien sûr, nous connaissons déjà ce courant de pensée dont Fritz Bolkenstein est loin d’être l’unique dépositaire, mais l’originalité de son intervention sur RMC est qu’il révèle le montant de sa retraite : 15 000 euros mensuels. Son discours prend alors quasiment des allures d’appel à la révolte des personnes qui s’esquintent dans des activités pénibles pour ne gagner que 1000 euros par mois. S’entendre expliquer par quelqu’un qui empoche quinze fois plus qu’il va falloir accepter d’être moins « gâtés » en travaillant plus pour un salaire modéré, en compétition directe avec l’Asie où la production s’effectue dans certaines zones en usant de méthodes scandaleuses : sweat shops en zones franches internationales, oppression du personnel, syndicalisation interdite, pollution incontrôlée... [3]. Néanmoins, comme le dit notre député européen Jean-Louis Bourlanges [4], appliquer un peu de protectionnisme envers les productions asiatiques serait « refuser et pénaliser un mode de vie et des modalités de production choisis par certains ». Vive la libre concurrence, vive les droits de l’homme !
Encore combien d’années de croissance avant de penser en termes de développement ?
Heureusement, dans la logique Bolkenstein, le pouvoir d’achat français sera maintenu par la réforme de l’Etat qui passe par l’anéantissement de l’Etat-providence, voilà qui est très rassurant. De plus, son injonction d’avoir l’ambition de « conquérir le monde », économiquement s’entend, combinée à la solution miracle de la croissance défendue par tant de gens ne paraît non seulement peu réaliste mais dangereuse. Comment les ressources naturelles et l’état de la planète pourraient-ils supporter encore longtemps un doublement de l’activité tous les vingt-quatre ans (3% de croissance annuelle) ou tous les huit ans (10% de croissance annuelle comme la Chine) ? Il faut parier que la science va trouver des parades miraculeuses à nos problèmes, auquel cas il faudrait d’abord investir avec cette ambition dans la recherche. Comment peut-on défendre ce modèle qui flatte une élite financière internationale au détriment de tout le reste : population, espèces animales, environnement ?
Le plombier polonais en Angleterre
Monsieur Bolkenstein a été porté en haut de l’affiche en France par sa proposition de directive éponyme en 2005. Français frileux et idiots, nous étions, paraît-il, la risée de l’Europe d’avoir la crainte du syndrome du plombier polonais. Après avoir été traités de tous les noms et condamnés à tous les maux, comme il est étrange de tomber sur des articles de presse [5] ou des émissions de radios [6] qui expliquent que la Grande-Bretagne, ce voisin parfois cité en exemple pour son économie et sa mixité culturelle, réfléchit à des mesures afin d’endiguer une crue de travailleurs de l’Est, notamment de Pologne...
Réfléchit-elle aussi à garder des emplois et du savoir-faire sur son sol ? Il suffit sans doute de demander les lumières de Nicolas Baverez, un autre étendard du mouvement ultralibéral qui prétend détenir des solutions économiques pour remettre la France debout, mais qui répond « Je ne sais pas » au micro de RMC lorsqu’on lui demande combien il gagne par mois [7]. Un énarque dépassé par ses propres comptes, ou si détaché des réalités matérielles que, l’esprit tout absorbé par le sauvetage national, cela est sans importance pour un homme comme lui. Quelle incompétence ou quelle hypocrisie ! A vrai dire, nous échouons ici sur les mêmes conclusions que pour les grands patrons, tels Arnaud Lagardère, qui lui au moins a clairement et publiquement opté pour la médiocrité plutôt que pour la malhonnêteté. Car élite financière ne rime pas nécessairement avec compétences, talent, mérites ou chevalerie. Des mauvaises langues racontent même que, pour qu’un individu empoche des siècles de salaires médians en une année, il faut nécessairement avoir drastiquement « modéré » les revenus de beaucoup d’autres. Diable, la démocratie serait-elle en passe de nous imposer tous les inconvénients d’être dirigés par une élite (réseaux d’influence, cooptation, pensée assez monolithique...) sans en avoir aucun des avantages, en ce sens qu’une élite se constitue normalement sur la base de compétences, de dons naturels ou de mérites ? Quels sont donc les critères les plus en vue de la nôtre : art de théâtraliser les débats sur scène pour mieux s’entendre en coulisses, aptitude à la spéculation, à la manipulation de l’image, à déléguer et à faire porter sur les moyens et faibles les efforts, à manier la langue et les chèques en bois, à promettre sans frais ?
A qui la palme de la provocation envers le vulgum pecus ?
Avec MM. Bolkenstein et Baverez au moins, le propos n’est pas déguisé car comme l’a déjà évoqué ce dernier, il faut remettre la France au boulot car le temps libre libéré par les 35 heures, c’est de l’alcoolisme et de la violence conjugale en plus. Dimanche 7 janvier 2007, en visite à Paris, j’ai constaté que la majorité des magasins étaient ouverts sur les Champs-Elysées, ce qui va encore à l’encontre des propos de Mr Baverez qui déplorait à RMC la fermeture des magasins, dont Louis Vuitton, alors que la carte bancaire de « millions » de touristes rougeoyait de frustration. Qui fabrique l’essentiel des produits pour touristes (et les autres) ? Pas des gens disposant d’une couverture sociale. Qui encaisse le gros des bénéfices ? Pas ceux qui tiennent la caisse le dimanche. Voilà décidément des discours dont la forme mal argumentée renforce le caractère écoeurant du fond. Ainsi, il ne serait pas toujours inutile à certains de travailler déjà mieux au lieu de plus.
Le désir d’une élite exemplaire
Ne faudrait-il pas, afin d’emporter l’adhésion des foules, qu’hommes politiques, grands patrons et bien sûr MM. Bolkenstein et Baverez (s’il parvient à calculer ses revenus, bien sûr) montrent l’exemple de la modération des salaires ? Je suggère que dirigeants et vedettes, jamais en retard pour prôner la solidarité des autres, affichent et montrent un désir de meilleure distribution des richesses en appliquant stricto sensu cette vertu à leurs propres trains de vie et avantages. Adjoindre les actes aux paroles. Que les plus favorisés mènent la meute au combat du renflouement national plutôt que de louvoyer ou même de fuir en direction des paradis fiscaux. Que l’argent public, contribution de tous pour tous, redevienne sacré et que toute malversation soit très durement sanctionnée. Comme le chantait Brassens : « Passez donc les premiers, nous vous cédons le pas ».
-Arnaud-
[1] : d’après le magazine Marianne n°507 du 6 au 12.01.2007, page 6 : 26 000 golden boys et haut cadres de la banque US Goldman Sachs ont reçu en bonus de Noël l’équivalent de 662 000 euros chacun ; 1500 financiers de Londres ont reçu 1,5 millions d’euros chacun, la prime des Parisiens restant secrète. Il faut beaucoup de misère et de spoliation pour que certains parviennent à dégager des bénéfices pareils sur des bases spéculatives.
[2] RMC, Emission « La GG de 13 heures » du 22.11.2006, en ligne sur internet.
[3] Naomi Klein, « No logo. La tyrannie des marques », éditions J’ai Lu.
[4] France Culture, Emission « L’esprit Public » du 17.10.2006 à 11h00.
[5] Alternatives Economiques de novembre 2006, page 36.
[6] France Culture, « Le magazine de la rédaction » du 6.01.2007 à18h10.
[7] RMC, Emission La GG de 13 heures du 19.10.2006, en ligne sur internet.
15 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON