Un projet de loi pour censurer le cinéma au Canada
Lettre ouverte - Projet loi C-10 du gouvernement canadien - Violation de la liberté d’expression au cinéma : De l’idée de l’imitation pour sauver l’ordre public par France Boisvert, P. D., écrivain et professeur de français et littérature au collège Lionel-Groulx, Québec.
Je songe aujourd’hui au fait qu’il n’y a absolument aucun écrivain (sauf erreur de ma part) ni éditeur ayant ourdi quelques commentaires au sujet de cette épée de Damoclès qui plane dans le projet de loi C-10 mentionnant la nécessité, pour les producteurs de films et téléséries, de respecter l’ordre public pour obtenir des crédits d’impôts, dorénavant. Cette absence d’implication de la part des écrivains, éditeurs et autres intellectuels me sidère. Que signifie donc ce silence blanc dans le brouhaha du législateur conservateur planifiant le retour à la censure d’État à l’endroit des créateurs ?
Je cherche depuis quelques temps à comprendre le sens de ce silence. Les écrivains pensent-ils que cette censure ne remontera jamais jusqu’à eux, aux livres qu’ils écrivent et pour lesquels certains reçoivent des bourses d’écriture, ainsi qu’à leurs éditeurs qui publient des œuvres pour lesquelles ils sont largement subventionnés (ainsi que leurs pertes, en cas de mévente) ?
Cela est peut-être redevable au fait que les gens de lettres ne se sentent pas très concernés par ce qui arrive aux gens de l’image et de l’écran ? Or la situation est très grave. Le monde de la littérature est-il entièrement (tré)passé dans le camp des conservateurs ?
Il y a une pensée derrière le projet de loi C-10 : c’est l’idée selon laquelle les films traitant ou mettant en scène la délinquance (donc ceux et celles n’adhérant pas à l’« ordre public ») constituent autant de mauvais exemples « pour notre belle jeunesse » comme dirait quelque leader d’opinion depuis sa chaire médiatique ; et que ces films pleins de mauvaises choses (entraînant nécessairement de mauvais comportements) n’ont pas à être subventionnés (directement ou indirectement) par les deniers de l’État.
Ce projet de censure est aussi bête que dangereux envers le travail des artistes qui est de produire des œuvres originales et autonomes. Les créatifs savent très bien que l’imaginaire n’est pas le reflet EXACT de la réalité ; de la même manière, il va de soi que les gens ne reproduisent pas EXACTEMENT les comportements qu’ils voient au petit comme au grand écran dans les téléséries et films présentés. Cette idée que les gens imitent une personne (réelle ou fictive) admirée pour le pouvoir qu’elle détient dans la société remonte à la loi de l’imitation développée par Gabriel Tarde (1907) et elle a été reprise par Edwin Hardin Sutherland (1924) dans son « principe de l’association différentielle » où deux cultures luttent dans un même espace et que la culture défavorable au respect de la loi l’emporte sur celle qui est favorable à l’ordre public.
Au fond, le projet de loi C-10 révèle qu’à Ottawa le gouvernement conservateur de Stephen Harper adhère à l’idée selon laquelle réalité et imaginaire sont des vases communicants et que si les films et téléséries véhiculent des valeurs en rupture avec celles d’une société ordonnée, il faut donc intervenir pour décourager la production et « mise en œuvre » de valeurs faisant la promotion du désordre. Il s’agit, pour le gouvernement des Conservateurs de faire en sorte que les jeunes et les citoyens moulent dorénavant leurs pensées et actions dans « le bon sens » en voyant des films avec des « héros héroïques », des téléséries où les personnages mènent une « bonne vie », tout en présentant des comportements honnêtes et admirables, question d’exemplarité.
Cette façon univoque de concevoir l’imaginaire et son rapport avec la réalité me fait penser au livre de Mathieu-Robert Sauvé, Échecs et mâles, les modèles masculins au Québec, du marquis de Montcalm à Jacques Parizeau (2005) où le journaliste soutient la même ligne de pensée. Il pense que si les Québécois (dont il fait un portrait exagérément négatif) sont dans un piètre état, c’est à cause de la représentation des hommes dans la littérature, dans les téléséries et dans la filmographie québécoise ! Ne conclut-il pas que « Sur la scène politique, les modèles sont souvent médiocres quand ils ne sont pas pitoyables. Rarement héroïques, en tout cas. Et le monde a besoin de héros. Il y a pire. Les modèles masculins sont si tristes qu’ils ont transmis à leurs émules un syndrome pervers, celui du loser. (...) Cette image de l’homme dépressif et malheureux, sur le point de se donner la mort, bref l’image du parfait loser nous est imposée depuis deux siècles. Si elle s’est fixée dans notre inconscient collectif, il n’en tient qu’à nous de la remplacer par une image plus positive. »
Il est tout de même incroyable que nous en soyons rendus là.
Mais enfin faut-il vraiment expliquer que l’imaginaire n’est pas la réalité ; qu’elle peut être un reflet plus souvent altéré de ladite réalité et, enfin, que parfois l’imaginaire n’a rien à voir avec la réalité ?
Faut-il vraiment dire que le regard des lecteurs, téléspectateurs et cinéphiles participe à la construction d’une fiction produite sur papier, petit et grand écran ?
Faut-il expliquer qu’il y a toujours distorsion, dérive et dérapage entre la réalité et l’imaginaire et que c’est en raison du besoin d’évasion, de fantaisie et d’extraordinaire que les gens se nourrissent l’esprit en achetant un livre décrivant des vies inhabituelles ; en assistant à la projection d’un film plongeant aux frontières du monde habituel ; voire en ouvrant la télé pour suivre une série pleine de rebondissements ?
France Boisvert,
citoyenne créatrice pour la liberté d’expression
En complément :
7 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON