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Un totalitarisme dans la République

Alors qu’il est question des suicides chez France Télécom, il est courant d’associer les phénomènes de stress et de harcèlement moral au travail à certaines méthodes de management. Pourtant, certaines administrations n’ont pas besoin d’être privatisées pour voir l’univers professionnel de leurs salariés se dégrader... Dans un régime totalitaire, le pouvoir vise le contrôle de tous les aspects de la vie de l’individu. Il s’agit de le maintenir dans un moule, et de réprimer tout comportement « déviant ». Or, si la République garantit en principe les libertés individuelles, il se pourrait que ses institutions en viennent paradoxalement à les réduire. Parce que c’est comme ça : une institution, quelle qu’elle soit, tend à s’assigner comme objectif sa propre conservation, au travers d’une image qu’elle veut aseptisée. Peut-être par esprit de corps, elle ne s’interdit alors aucun moyen pour écarter, voire éliminer, un agent susceptible de mettre au jour ses dysfonctionnements.

L’Education nationale est un cas d’école, si j’ose dire. Officiellement, nous disposons de l’un des meilleurs systèmes éducatifs du Monde ; 80 % d’une classe d’âge parvient à un niveau Bac ; et lorsqu’un enseignant est agressé par un élève, ce n’est qu’« un incident isolé ». Mais nous savons que tout cela n’est pas vrai, et qu’il ne s’agit-là que du discours bien lisse d’une administration soucieuse de « ne pas faire de vagues ». Des ouvrages comme ceux de Maurice T. Maschino (L’Ecole de la lâcheté, chez Jean-Claude Gawsewitch) ou Véronique Bouzou (Ces profs qu’on assassine, également chez Jean-Claude Gawsewitch) permettent d’aller de l’autre côté du miroir et de mesurer l’ampleur du désastre : baisse du niveau, conditions d’enseignement dégradées, incivilités et violences quotidiennes, y compris dans des zones réputées « tranquilles ». Et surtout, le poids d’une hiérarchie déterminée à écraser les professeurs qui s’obstinent à refuser la folie du système.

Ce point est essentiel, et nous nous empressons de l’illustrer par un exemple.

Le relativisme des opinions et le dogme du « tout se vaut » ont fait de tels ravages que, dans certains établissements scolaires (parfois très calmes en apparence, notamment en milieu rural), une classe entière peut tenir régulièrement des propos racistes ou xénophobes. « C’est notre liberté d’expression ! », s’exclament en chœur des enfants qui ne font alors que reprendre les propos de leurs parents. Comme la parole du maître s’est trouvée constamment rabaissée par le pédagogisme depuis une bonne trentaine d’années, l’enseignant qui voudrait expliquer à ses élèves que « sale Arabe » n’est pas une opinion mais un délit (les textes officiels l’y obligent d’ailleurs) ne manquerait pas d’entrer en conflit avec trente énergumènes véhéments, surexcités en voyant leurs préjugés mis à mal.

L’enseignant en question ne rencontrerait probablement que peu de soutien auprès de ses collègues : « Pfff ! Evite les sujets brûlants, fais tes heures et te pose pas trop de questions... ». De même concernant son chef d’établissement : « Allons, allons ! Du racisme ? De la xénophobie ? N’exagérez pas, et puis ne jetez pas d’huile sur le feu ! Ce ne sont que des provocations, et n’allons pas trop loin dans le raisonnement ! ».

Il insiste néanmoins pour faire son travail, puisque, répétons-le, les textes officiels (qu’ils émanent du ministère de l’Education nationale ou de l’Assemblée nationale) l’obligent pourtant dans ce genre de situation à entreprendre un travail d’éducation à la citoyenneté en collaboration avec les autres membres de la communauté éducative. Aussi commence-t-il à faire figure d’« empêcheur de tourner en rond », de « professeur à problèmes » et, en quelque sorte, d’« homme à abattre ».

Voilà qui dégénère en processus de harcèlement moral au travail. Ses collègues se désolidarisent de lui et le décrédibilisent éventuellement devant les classes qu’ils ont en commun. Avec les élèves, c’est de plus en plus difficile. Ses supérieurs en profitent pour monter un dossier destiné à le casser. C’est très facile à faire. Un principal ou un proviseur a la possibilité d’envoyer des rapports au rectorat à l’insu de l’intéressé, sans mentionner qu’il réagissait comme il le devait devant les propos de ses élèves, et en tournant les choses comme ça l’arrange au moment où ça l’arrange :

« X. perturbe la bonne marche de l’établissement. Il se montre incapable d’instaurer un dialogue avec ses élèves et ses collègues. Il ne se remet pas en question et se refuse à tout changement de comportement. Rigide et paranoïaque. »

Et oui, on psychiatrise beaucoup dans l’Education nationale… Très efficace pour enfermer un individu dans une version falsifiée de la réalité. Inspecteurs et responsables académiques, au nom de ce fameux esprit de corps, se borneront à suivre l’avis de la direction. Ils ignorent la version des faits de l’enseignant incriminé et ne chercheront pas à la connaître puisque, de toute façon, eux non plus ne veulent « pas de vagues ». Au final, l’institution trouvera un prétexte pour engager une « procédure disciplinaire » à l’encontre de la cible, lui donner un blâme (ce qui signifie « Couché ! »), la muter, voire la révoquer.

Inimaginable ? Kafkaïen ? Totalitaire ? En effet.

Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra, soutient que la mafia napolitaine, pour réprimer les récalcitrants, utilise trois moyens de rétorsion : d’abord la diffamation, puis l’isolement, enfin l’exécution. Un tel schéma se retrouve dans tout système à dérive fascisante, ce qui est actuellement le cas de l’Education nationale. La mort de Sonia Bergerac (Isabelle Adjani) dans La Journée de la jupe (diffusé sur Arte l’année dernière) possède à cet égard une charge symbolique énorme. Il ne faut du reste jamais perdre de vue que nous nous trouvons en présence d’une organisation de masse, avec une multitude d’intervenants entre le sommet (le ministre) et la base (les enseignants devant les élèves). L’agent, et cela même si les intentions ministérielles et les textes officiels vont dans le bon sens, demeure dès lors tributaire de la qualité et de l’arbitraire des intermédiaires : recteurs, inspecteurs, chefs d’établissements…

« Du fond de l’espace on ne vous entendra pas crier », avertissaient les producteurs d’Alien en 1979. Aujourd’hui, la réalité (de la classe) a dépassé la (science-) fiction.

 

Daniel Arnaud

Auteur de : Dernières nouvelles du front, choses vues dans un système éducatif à la dérive, L’Harmattan, 2008, 224 pp.


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3 réactions à cet article    


  • LESCAUDRON Didier LESCAUDRON Didier 26 septembre 2009 18:18

     Daniel Arnaud


    Votre discours est bien trop tendancieux et je m’interroge sur votre intention ci ce n’est celle de vous défouler ou de compter sur un effet réactif en étant outrancier. Il n’y a pas de fonctionnement institutionnel généralisé qui verrait un enseignant remplir correctement sa mission en disant la vérité et le Droit et pour cela, être sanctionné par sa hiérarchie au nom du fait qu’il exciterait ses élèves.

    Il y a bien sûr, comme partout,  des lâchetés commises par certains mais votre manière de systématiser est bien simpliste et ne peut en rien faire avancer une compréhension de la diversité et de la complexité des situations scolaires. Elle ne peut en rien permettre l’ébauche d’une réflexion collective entre l’agent, l’intermédiaire et le ministre, comme vous l’écrivez si bien.

    Dans votre article, des coupables sont désignés à la vindicte de la base comme si tous les recteurs, inspecteurs ou chefs d’établissement maniaient le harcèlement moral pour se débarrasser d’un empêcheur de tourner en rond.

    Vous oubliez aussi avec le cas présenté dans votre article, que si une classe surexcitée en arrive à contester la parole d’un prof, alors cette même classe n’est pas très loin de contester tous les professeurs et tout le fonctionnement de l’établissement. La hiérarchie et ses équipes de terrain ont donc plutôt intérêt à se serrer les coudes et à faire front face à cette dégradation des comportements et des paroles juvéniles. C’est ce qui se passe dans les établissements du service public de l’éducation dignes de ce nom. C’est aussi ce que j’essaie d’interroger et de montrer dans mes récents articles sur la souffrance au travail scolaire. 

    http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-souffrance-au-travail-scolaire-62161


    • irukandji irukandji 26 septembre 2009 18:51

      Une totalitarisme dans la république. Soit, mais vu que c’est une république jacobine, le mot totalitarisme lui est intrinsèque. Donc la république jacobine est suffisant. Quant à ce qui se passe dans les administrations, rien que de très humain, et la lacheté est une des composantes de l’esprit humain. Petit chef et grand chef en use face à leur propre administration et face au moindre problème, ça s’appelle ouvrir le parapluie.


      • Daniel Arnaud Daniel Arnaud 26 septembre 2009 20:50

        @ Didier Lescaudron

        Votre réaction, comme vos articles, s’appuient sur une série de présupposés douteux et de paralogismes. Par exemple, vous écrivez :

        « Vous oubliez aussi avec le cas présenté dans votre article, que si une classe surexcitée en arrive à contester la parole d’un prof, alors cette même classe n’est pas très loin de contester tous les professeurs et tout le fonctionnement de l’établissement. La hiérarchie et ses équipes de terrain ont donc plutôt intérêt à se serrer les coudes et à faire front face à cette dégradation des comportements et des paroles juvéniles. »

        Justement non, pas forcément. Dans un établissement où, depuis longtemps, les professeurs ont renoncé et adopté une sorte de « loi du silence » (voir le fameux rapport Obin, ainsi que les travaux de la HALDE...), la plupart d’entre eux peuvent « acheter la paix sociale » avec leurs élèves, en se bornant à leur dire ce qu’ils veulent entendre. Ils auront alors toutes les bonnes raisons de se désolidariser de leur collègue qui essaie encore de faire son travail, et de le prendre comme bouc-émissaire :

        « Le processus de déstabilisation est souvent le même : on fait retomber sur le professeur visé, surtout s’il est »en surplus« , toutes les difficultés disciplinaires et pédagogiques de l’établissement. » (Marie-France Hirigoyen, « Le Harcèlement moral dans la vie professionnelle », Paris, Syros, p. 175.)

        Le film « La Journée de la jupe », avec Isabelle Adjani, diffusé sur Arte l’année dernière, est à cet égard éloquent. Quant à la hiérarchie (quelques soient les contre-exemples, il y en a toujours), son principal souci est de « ne pas faire de vague », de soigner l’image et les statistiques de l’institution. Son intérêt (qui n’est nullement celui de l’élève) n’est donc pas de soutenir les professeurs dans leur travail, mais de s’assurer leur docilité en les cassant si nécessaire, afin qu’il ne viennent pas contredire les beaux discours officiels autour des 80 % de réussite au Bac (voilà un chiffre vraiment soviétique). Sur ces différents points, voir :

        Jean-Paul Brighelli, « La Fabrique du crétin », Jean-Claude Gawsewitch, 2006.
        Maurice T. Maschino, « L’Ecole de la lâcheté », Jean-Claude Gawsewitch, 2007.
        Véronique Bouzou, « Ces profs qu’on assassine », Jean-Claude Gawsewitch, 2009.

        Il reste enfin un moyen de vérifier si le discours de ces auteurs, et le mien, est « outrancier » : exiger de l’Education nationale la levée du « devoir de réserve », ce qui permettrait aux enseignants de témoigner librement de leurs conditions de travail sur le terrain. Voilà une révolution qui équivaudrait à l’échelle de ce totalitarisme à la chute d’un certain... mur de Berlin.

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