Un totalitarisme dans la République
Alors qu’il est question des suicides chez France Télécom, il est courant d’associer les phénomènes de stress et de harcèlement moral au travail à certaines méthodes de management. Pourtant, certaines administrations n’ont pas besoin d’être privatisées pour voir l’univers professionnel de leurs salariés se dégrader... Dans un régime totalitaire, le pouvoir vise le contrôle de tous les aspects de la vie de l’individu. Il s’agit de le maintenir dans un moule, et de réprimer tout comportement « déviant ». Or, si la République garantit en principe les libertés individuelles, il se pourrait que ses institutions en viennent paradoxalement à les réduire. Parce que c’est comme ça : une institution, quelle qu’elle soit, tend à s’assigner comme objectif sa propre conservation, au travers d’une image qu’elle veut aseptisée. Peut-être par esprit de corps, elle ne s’interdit alors aucun moyen pour écarter, voire éliminer, un agent susceptible de mettre au jour ses dysfonctionnements.
Ce point est essentiel, et nous nous empressons de l’illustrer par un exemple.
Le relativisme des opinions et le dogme du « tout se vaut » ont fait de tels ravages que, dans certains établissements scolaires (parfois très calmes en apparence, notamment en milieu rural), une classe entière peut tenir régulièrement des propos racistes ou xénophobes. « C’est notre liberté d’expression ! », s’exclament en chœur des enfants qui ne font alors que reprendre les propos de leurs parents. Comme la parole du maître s’est trouvée constamment rabaissée par le pédagogisme depuis une bonne trentaine d’années, l’enseignant qui voudrait expliquer à ses élèves que « sale Arabe » n’est pas une opinion mais un délit (les textes officiels l’y obligent d’ailleurs) ne manquerait pas d’entrer en conflit avec trente énergumènes véhéments, surexcités en voyant leurs préjugés mis à mal.
L’enseignant en question ne rencontrerait probablement que peu de soutien auprès de ses collègues : « Pfff ! Evite les sujets brûlants, fais tes heures et te pose pas trop de questions... ». De même concernant son chef d’établissement : « Allons, allons ! Du racisme ? De la xénophobie ? N’exagérez pas, et puis ne jetez pas d’huile sur le feu ! Ce ne sont que des provocations, et n’allons pas trop loin dans le raisonnement ! ».
Il insiste néanmoins pour faire son travail, puisque, répétons-le, les textes officiels (qu’ils émanent du ministère de l’Education nationale ou de l’Assemblée nationale) l’obligent pourtant dans ce genre de situation à entreprendre un travail d’éducation à la citoyenneté en collaboration avec les autres membres de la communauté éducative. Aussi commence-t-il à faire figure d’« empêcheur de tourner en rond », de « professeur à problèmes » et, en quelque sorte, d’« homme à abattre ».
Voilà qui dégénère en processus de harcèlement moral au travail. Ses collègues se désolidarisent de lui et le décrédibilisent éventuellement devant les classes qu’ils ont en commun. Avec les élèves, c’est de plus en plus difficile. Ses supérieurs en profitent pour monter un dossier destiné à le casser. C’est très facile à faire. Un principal ou un proviseur a la possibilité d’envoyer des rapports au rectorat à l’insu de l’intéressé, sans mentionner qu’il réagissait comme il le devait devant les propos de ses élèves, et en tournant les choses comme ça l’arrange au moment où ça l’arrange :
« X. perturbe la bonne marche de l’établissement. Il se montre incapable d’instaurer un dialogue avec ses élèves et ses collègues. Il ne se remet pas en question et se refuse à tout changement de comportement. Rigide et paranoïaque. »
Et oui, on psychiatrise beaucoup dans l’Education nationale… Très efficace pour enfermer un individu dans une version falsifiée de la réalité. Inspecteurs et responsables académiques, au nom de ce fameux esprit de corps, se borneront à suivre l’avis de la direction. Ils ignorent la version des faits de l’enseignant incriminé et ne chercheront pas à la connaître puisque, de toute façon, eux non plus ne veulent « pas de vagues ». Au final, l’institution trouvera un prétexte pour engager une « procédure disciplinaire » à l’encontre de la cible, lui donner un blâme (ce qui signifie « Couché ! »), la muter, voire la révoquer.
Inimaginable ? Kafkaïen ? Totalitaire ? En effet.
Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra, soutient que la mafia napolitaine, pour réprimer les récalcitrants, utilise trois moyens de rétorsion : d’abord la diffamation, puis l’isolement, enfin l’exécution. Un tel schéma se retrouve dans tout système à dérive fascisante, ce qui est actuellement le cas de l’Education nationale. La mort de Sonia Bergerac (Isabelle Adjani) dans La Journée de la jupe (diffusé sur Arte l’année dernière) possède à cet égard une charge symbolique énorme. Il ne faut du reste jamais perdre de vue que nous nous trouvons en présence d’une organisation de masse, avec une multitude d’intervenants entre le sommet (le ministre) et la base (les enseignants devant les élèves). L’agent, et cela même si les intentions ministérielles et les textes officiels vont dans le bon sens, demeure dès lors tributaire de la qualité et de l’arbitraire des intermédiaires : recteurs, inspecteurs, chefs d’établissements…
« Du fond de l’espace on ne vous entendra pas crier », avertissaient les producteurs d’Alien en 1979. Aujourd’hui, la réalité (de la classe) a dépassé la (science-) fiction.
Daniel Arnaud
Auteur de : Dernières nouvelles du front, choses vues dans un système éducatif à la dérive, L’Harmattan, 2008, 224 pp.
3 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON