Unabomber, la fabrication d’un monstre lucide
Theodore John Kaczynski, surnommé Unabomber, est le prototype d'une nouvelle génération de terroristes encore peu étudiée, celle des loups solitaires qui frappent soudain, surgis de nulle part, n'obéissant à aucune des règles de communication du terrorisme moderne.
L'homme a produit une doctrine, des analyses brillantes sur notre société mondialisée et ses travers. En ce moment, nombre d'individus, à l'image du Norvégien Anders Behring Breivik, de Lucas John Luke Helder ou encore de Mark Conditt, le poseur de bombes d'Austin, sont, comme Ted, fabriqués par notre modèle même de société. Ils étudient les thèses de Kaczynski, s'en nourrissent avant de frapper un jour cette société qu'ils haïssent autant qu'un enfant déçu peut détester sa mère.
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L300xH336/Unabomber-a4b48.jpg)
L’opinion publique est volontiers informée des actions terroristes de type djihadiste menées contre la France, l’Europe, voire les démocraties libérales occidentales. Plus confidentiellement, les analystes travaillent quotidiennement sur ces opérations de « communication », encadrées par des agents étrangers, qui mènent ces attentats sous faux drapeau sur le territoire national. Le principe et les règles en restent relativement connus.
Certes, ces actions sont spectaculaires et mobilisent des moyens logistiques et financiers importants, mais elles occultent une menace grandissante, officiellement sous-estimée : la haine moderne de nos « valeurs », de nos discours dominants par des individus isolés qui composent notre société occidentale.
Leur haine du « système » est perturbante pour nos grands décideurs car, malgré le caractère barbare de leur action, ils identifient et dénoncent la violence économique et culturelle imposée par le mondialisme. Ce combat est d’autant plus subversif lorsqu’il s’appuie sur une doctrine présentant une certaine cohérence. Il peut alors constituer une source d’inspiration sans fin pour les futures générations de terroristes rebelles à la conduite actuelle du monde.
Parmi les idéologues les plus influents de ce type de terrorisme, on peut citer Theodore John Kaczynski, mathématicien de génie et théoricien politique, connu par le grand public sous le nom d’ « Unabomber ». Au-delà de l’évidente dénonciation des actes, il semble utile d’identifier les différentes étapes de fabrication d’un tel profil psychologique.
L’histoire de Ted, né à Chicago, en 1942, de parents ouvriers, nous donne des indices intéressants sur les différentes étapes qui peuvent mener à la fabrication de ce que nous appellerons un « monstre lucide ».
Dès l’enfance, Ted fut, pendant un certain temps, placé en isolement à l’hôpital. Cet épisode thérapeutique perturba sa primo-construction affective. Nous savons tous que le rapport charnel à la mère, dans les premières années en particulier, est un élément déterminant dans l’équilibre de l’adulte à venir. Il y a peut-être d’ailleurs là une réflexion à mener autant sur le travail des mamans que sur l’approche prioritairement hygiéniste des services pédiatriques et leurs conséquences sur le développement affectif des futurs adultes qui forment nos sociétés.
En 1952, Ted est décelé comme supérieurement intelligent, avec un QI de 167. On lui fait doubler des classes. Il se retrouve, sans aucun suivi pédagogique, au milieu de camarades plus âgés qui lui font subir des sévices. L’événement est déterminant : Auparavant sociable, Ted se replie sur lui-même. Ses camarades le décrivent alors comme un « cerveau qui marche ». Premier de classe, il saute toutes les classes, obtient son diplôme universitaire à 15 ans. Il entre à Harvard en 1958, à l'âge de 16 ans. Il évite désormais tout contact avec les autres. A ce stade, Ted est déjà difficilement récupérable.
Le jeune Kaczynski participe ensuite malheureusement, en 1962, a une préoccupante expérience psychologique, conduite par le professeur de psychologie Henry Murray. Les participants à cette expérience, jeunes étudiants volontaires, sont d’abord invités à rédiger leurs croyances et leurs aspirations les plus intimes. Leurs écrits sont ensuite moqués et humiliés publiquement, des électrodes enregistrant leurs réactions physiologiques et émotionnelles. Kaczynski subit ces insultes et ces humiliations publiques « expérimentales » chaque semaine pendant trois ans. Il faut préciser que les expériences très spéciales du Dr Murray sont destinées à alimenter les recherches de la Central Intelligence Agency (CIA) sur le lavage de cerveau, connues sous le nom de Project MKUltra. Ces procédés, largement employés à notre époque, servent à reconditionner notre libre arbitre par la modification cognitive, physiologique et neurologique de notre cortex cérébral. Ted est alors pratiquement irrécupérable.
Devenu docteur en mathématiques à l’Université du Michigan en 1967, on lui offre un poste d'enseignant. Il se spécialise dans l'analyse complexe, en particulier la théorie de la fonction géométrique. Sa thèse, intitulée Boundary Functions, remporte le prix Sumner B. Myers 1967 en tant que meilleure dissertation en mathématiques du Michigan. Ses professeurs sont impressionnés par ses capacités intellectuelles. À la fin de 1967, Kaczynski, âgé de 25 ans, devient le plus jeune professeur assistant en mathématiques de l'histoire de l'Université de Californie, à Berkeley.
On lui attribue, visiblement sans entretien de motivation préalable, les cours de premier cycle en géométrie et en calcul. Cela aboutit à un résultat prévisible, peut-être l’œuvre d’un confrère jaloux. Ted n’aime pas enseigner, refusant de répondre même aux questions de ses étudiants. Il démissionne deux ans plus tard, abandonnant une carrière de recherche universitaire par ailleurs prometteuse. A ce stade, l’être social est brisé. Il suffit d’une étincelle pour provoquer le drame.
En 1971, à la rue, il se réfugie dans une cabane isolée, à l'extérieur de la ville de Lincoln, dans les montagnes retirées de la frontière canadienne. Il n’a pas l'électricité, pas l'eau courante, fait des petits boulots et lit des œuvres classiques (dans leur langue d'origine) à la bibliothèque du coin.
Les travaux immobiliers, industriels ou d’infrastructure, dans la démesure écologiquement irresponsable de l’époque, perturbent sa vie d’homme reclus. Il commence à commettre des actes de sabotage, progressivement convaincu qu’un effondrement violent est le seul moyen de détruire la tyrannie techno-industrielle qui se met en place. Il observe que les individus ne croyant plus une révolution possible, l’espoir de celle-ci devient illusoire. Il songe donc à accroître les tensions au sein de la société pour que les individus se rebellent enfin et fassent s'effondrer le système. Entre 1978 et 1995, Kaczynski, isolé, réduit à l’état de clochard sans vie affective, envoie par la poste ou directement des bombes de plus en plus sophistiquées. Il sera responsable de la mort de trois personnes et de la mutilation de 23 autres. L'irréparable est commis, l’homme est allé jusqu’au bout de sa logique implacable et monstrueuse.
En 1979, il place une de ses bombes dans la soute à bagages du vol 444 d’American Airlines, un Boeing 727 reliant Chicago à Washington. La bombe n’explose pas mais libère de la fumée qui force l’équipage à atterrir en urgence.
L’attentat contre un avion de ligne est un crime fédéral, le Federal Bureau of Investigation (FBI) s’empare du dossier. Le FBI entame alors la plus longue et la plus inutile enquête de son histoire pour trouver l’identité de ce terroriste subversif qu’il surnomme UNABOM (University and Airline Bomber). En 1980, l'agent John Douglas, travaillant avec des agents de l'unité des sciences du comportement du FBI, définit le profil psychologique du terroriste : un homme ayant une intelligence supérieure à la moyenne et des relations avec les universités. Ce profil est ensuite affiné pour décrire le délinquant comme un « Néo-Luddite »**, probablement titulaire d'un diplôme universitaire en sciences. Le FBI est, en fait, incapable d’identifier Kaczynski. L’homme n’appartient à aucune organisation, il frappe de manière aléatoire. Il ne suit aucun des codes habituels au terrorisme organisé.
Kaczynski envoie, en 1995, plusieurs lettres à des organes de presse exposant ses objectifs. Il est important de comprendre cette action. Cet homme est humilié socialement. Il cherche à retrouver la considération intellectuelle qui lui est refusée par sa condition. La dégradation sociale, le chômage sont de gros facteurs de motivation du passage à l’acte criminel ou terroriste. On retrouve ce facteur social chez nombre de « loups solitaires ». l’orientation économique et politique de nos sociétés va multiplier le nombre de ces profils fragilisés et potentiellement dangereux.
Kaczynski exige que son essai, surnommé le « Manifeste d'Unabomber » par le FBI, soit publié intégralement par un grand journal.
Le ministère de la Justice, dirigé par le procureur général Janet Reno, avec l’aval du directeur du FBI aux abois, Louis Freeh, encourage la publication dans l’espoir qu’un lecteur puisse identifier l’auteur. Bob Guccione, le fondateur de Penthouse, déclare vouloir publier l’essai, mais Kaczynski, en quête de respectabilité, exige une publication dans un organe de presse plus largement reconnu.
L’essai est publié conjointement par le New York Times et le Washington Post, le 19 septembre 1995. L’ouvrage commence par cette affirmation : "La révolution industrielle et ses conséquences sont un désastre pour la race humaine".
Kaczynski prédit alors, à juste titre, que les sociétés soumises à la technologie, encourageront de plus en plus la consommation de divertissements, de spectacles sportifs et conduiront à l’adaptation génétique des êtres humains aux besoins du système. Il démontre également que la société industrielle doit soumettre les individus pour pouvoir fonctionner.
L’ouvrage de Kaczynski offre des observations sur les typologies politiques. Il réduit le gauchisme à un mouvement de socialistes, de collectivistes, de gens "politiquement corrects", de féministes, de militants gay ou de défenseurs des droits des animaux. Il les juge peu fiables pour changer les choses et affirme que le gauchisme, principalement motivé par des sentiments d'infériorité, est l'une des manifestations les plus répandues de la folie de notre monde.
L’ouvrage critique tout autant les conservateurs, les définissant comme des imbéciles qui gémissent sur le déclin des valeurs traditionnelles, tout en soutenant avec enthousiasme le progrès technique et la croissance économique qui briseront inévitablement ces mêmes valeurs.
C’est le propre frère de Ted, pressé par son épouse, qui finit par dénoncer Kaczynski. Arrêté en 1996, Kaczynski dénonce ses avocats, nommés par le tribunal, qui prétendent plaider sa soi-disant aliénation mentale. En 1998, Theodore John Kaczynski est condamné à la prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle.
Beaucoup d’intellectuels et d’universitaires, tels l’écrivain Alston Chase, le professeur de sciences politiques de l'Université de Los Angeles, UCLA, James Q. Wilson, David Skrbina, professeur de philosophie à l'Université du Michigan, ou bien encore Paul Kingsnorth, cofondateur du projet collectif écologiste Dark Mountain Project, saluent le travail intellectuel de Kaczynski.
Le psychiatre Keith Ablow a admis que Kaczynski était parfaitement cohérent dans nombre de ses analyses. Il a comparé la qualité de son travail d’essayiste à celles du « Meilleur des Mondes » d'Aldous Huxley ou de « 1984 » de George Orwell
Kaczynski poursuit encore aujourd’hui un considérable travail de recherche, d’écriture et de correspondance dans sa prison de Supermax à Florence, dans le Colorado. Il a publié deux livres : « L'esclavage technologique », anthologie d'essais et « Révolution anti-technologie », une analyse historique complète des effets de la technologie sur la société. Il y explique en détail pourquoi le contrôle de la technologie est impossible. Le livre propose un nouveau cadre pour organiser et motiver les gens à faire des changements significatifs et durables dans leur vie.
Anders Behring Breivik, l'auteur des attentats de 2011 en Norvège, a publié un manifeste dans lequel il reprend nombre de thèses développées dans « Industrial Society and Its Future », l’ouvrage de Kaczynski. C’est le début de l’éclosion d’une nouvelle génération de terroristes, fabriqués par nos sociétés, que nous pourrons appeler des « monstres lucides ».
** Néo-Luddite : du nom de ces ouvriers du textile anglais, menés par Ned Ludd vers 1811, qui organisèrent le sabotage des machines, accusées de provoquer leur chômage.
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