Une bouteille à la mer
J’ai reçu ce texte, comme un message confié à une bouteille jetée à la mer. Ce témoignage poignant prouve s’il en était besoin qu’il n’y a pas lieu, pour sauver notre civilisation et nos emplois, d’ériger la xénophobie comme principe républicain et de chasser l’étranger comme une bête malfaisante. Puisse la régularisation des étrangers clandestins « au cas par cas » permettre à ce jeune couple de demeurer uni et de trouver sa place dans notre pays.
CONTE CLANDESTIN
Il était une fois une jeune fille qui rencontra un jeune homme. Tous deux tombèrent amoureux. Hélas, leur amour était interdit. En effet, la femme était la fille du roi et le jeune homme, un simple berger. Seul un prince pouvait l’épouser, sous peine de mort. Mais ils passèrent outre l’interdiction du roi et allèrent voir un prêtre, qui, ému par leur amour, accepta de les marier. Hélas, quand le roi apprit ce mariage, il devint furieux, et, ne pouvant briser ce qui avait déjà été prononcé devant Dieu, il décida de les séparer en exilant le berger dans une île lointaine gardée par un terrible dragon. Demain le berger partira vivre sur cette île, très loin de la princesse. Leur chagrin sera immense, mais le roi n’entend pas les choses ainsi. Il se dit qu’ils sont mariés depuis quelques jours seulement et que donc leur amour n’est pas encore sérieux. Bientôt, sa fille oubliera son berger, et quand celui-ci mourra sur son île, ce qui ne devrait trop tarder grâce au dragon, elle épousera enfin un prince de son rang, qui héritera un jour du royaume. Comment va se terminer ce conte dramatique ?
Si je vous dis que cette histoire est la mienne, me croirez-vous ? Non ? Vous avez raison. Je ne suis pas une princesse et de toute façon en France, la monarchie a disparu. Quant aux dragons, ils n’existent que dans la science fiction ou la mythologie. Par contre, tout le reste est rigoureusement vrai.
L’heure est donc venue de faire les présentations : je m’appelle Anne O’Neem. J’avoue que mon nom sonne irlandais, mais dans le sujet qui nous intéresse, ne retenez de ce nom que son origine discrète. De toute façon, j’ai un nouveau nom d’usage : Mme Kimliksiz. Ca, c’est du turc et c’est le nom de mon mari. Hasard ou destin, à moins qu’il ne s’agisse tout simplement d’un statut, son nom signifie « sans identité ». Askim (mon amour) pour les intimes.
Nous avons le même âge, énormément de centres d’intérêt en commun, et surtout les mêmes projets, ce qui est essentiel pour une vie de couple. Par contre, nous ne sommes pas de la même nationalité. Je suis Française et lui Turc. Il ne se revendique pas particulièrement de cette nationalité qui lui a été donnée par un Etat qui l’empêche de parler sa langue maternelle. En fait, il se considère comme kurde d’origine, mais citoyen du monde par sa façon de vivre. Des racines et des ailes : c’est ce que nous avons en chacun de nous, sans en avoir vraiment conscience, lui oui.
En arrivant en France, il a demandé l’asile, et après plus de 3 ans d’instruction et de recours divers, son statut a été définitivement refusé. Entre temps, il a fait connaissance d’une fille géniale : en toute modestie, c’est moi. Ceci dit, lui aussi est un homme génial, donc nous étions faits pour nous rencontrer. Nous avons décidé de nous marier, d’une part parce que dans sa culture, il faut passer par la case mariage pour que le couple soit reconnu et aussi pour nous protéger du risque d’être séparé au cas où sa demande d’asile n’aboutirait pas. Nous nous serions mariés de toute façon, mais les circonstances nous ont obligés à avancer ce projet.
Je vous passe les formalités que nous avons du accomplir pour nous marier : elles sont très lourdes pour les couples binationaux.
Finalement, après une préparation marathon, nous nous sommes dit oui, avant de célébrer l’événement avec nos familles et nos amis réunis, en faisant une belle fête. Nos familles nous ont beaucoup aidé à préparer notre mariage, montrant par là qu’elles faisaient confiance à notre histoire, toute récente soit-elle.
Nous avons beaucoup de projets en commun : aménager notre maison, acheter une voiture, faire quelques voyages, puis, avoir des enfants et pourquoi pas devenir propriétaires un jour. Puis, il y a aussi tous les petits projet que nous faisons au jour le jour, ceux qui embellissent le quotidien de notre vie de couple.
Hélas, comme dans le conte, nous sommes à peine mariés que nous risquons d’être séparés. Askim Kimliksiz n’a pas obtenu son statut de réfugié et n’a plus droit à aucun titre de séjour. Il devrait donc retourner dans son pays d’origine qu’il a quand même quitté car il craignait pour sa sécurité. Hélas, notre mariage n’est pas assez ancien pour être considéré comme sérieux, c’est à dire pour que l’Etat français considère que le renvoyer en Turquie constitue une violation de l’Article 8 de la Convention Internationale des Droits de l’Homme sur le respect de la vie privée et familiale. En effet, il faut justifier de 6 mois de vie commune, et malheureusement quand nous nous étions installés ensemble, nous n'avions pas pensé à signaler notre nouvelle vie de couple à EDF pour qu'ils nous envoient une facture à nos deux noms. Stupide erreur ou fainéantise aigüe ? Fainéantise certainement : quand on a le temps de flâner dans les magasins pour préparer le mariage, on a forcément le temps de déclarer son changement d'adresse. Tant pis pour nous, nous attendrons, en espérant qu'Askim ne sera pas expulsé avant. De toute façon, il a commis une autre erreur : celle de venir en France illégalement, et risque de le payer par un aller vers la Turquie pour... demander un visa d'entrée en France, alors qu'il y habite depuis plus de 3 ans. Eh oui, pour obtenir un titre de séjour « vie privée et familiale », il faut être entré légalement en France. J'en profite pour donner un petit conseil aux petits malins qui seraient tentés de venir illégalement en France : surtout venez avec un visa, même si vous devez quitter votre pays dans la précipitation parce que votre vie est menacée, car si, même si pus tard vous montrez toutes les preuves votre intégration, il vous faudra repartir dans « votre » pays pour demander un visa, et ça prendra des mois si toutefois vous l'obtenez.
Demain, mon mari aura donc le choix entre partir ou se cacher, c’est à dire craindre à chaque instant d’être arrêté et expulsé. Askim a déjà fait son choix : sa vie est ici et je l'approuve, car je préfère la clandestinité à la séparation alors nous venons tout juste de démarrer notre vie de couple. C'est donc une vie clandestine que nous voulions éviter, mais qu'il nous faudra supporter.
Sa vie de demandeur d’asile était déjà difficile : il n’avait pas le droit d'exercer d'activité professionnelle, ce qui l’obligeait à travailler au noir, dans de mauvaises conditions de sécurité, il n’avait pas le droit d’avoir un compte bancaire et devait donc passer par moi pour prendre son abonnement téléphonique et faire toute opération bancaire, il n’avait pas le droit de voyager hors de France et n’était jamais sûr que son récépissé de demandeur d’asile qui fait office de titre de séjour soit renouvelé à la fin de sa date de validité. Sa vie de clandestin sera encore pire : une insécurité permanente. A chaque fois qu’il marchera dans la rue ou qu’il prendra les transports, il craindra un contrôle d’identité. Quand nous serons à la maison, la moindre sonnerie nous fera craindre l’arrivée de la police pour l’expulser. Je n’ai pas encore prévenu mon chef de service que désormais, à chaque fois qu’il irait à la préfecture pour effectuer ses démarches, je devrais m’absenter pour l’accompagner. D’ailleurs, je ne lui dirai pas les raisons de mes absences, dès fois que le bruit circule et que nous soyons dénoncés. Tout simplement je poserai une RTT, en espérant en avoir suffisamment. Il arrive en effet parfois que des employés zélés ou qui en ont reçu la consigne appellent la police pour embarquer le clandestin venu faire des démarches pour sa régularisation.
Mon mari demande de vivre dignement auprès de sa femme, dans un pays où il vit depuis plusieurs années. Quant à moi, je veux aussi vivre dans des conditions saines, sans avoir en continu la peur au ventre, de crainte que mon mari ne rentre pas parce qu’il a été arrêté ou parce qu’il a eu un accident sur un chantier où il travaillerait au noir.
Notre vie ressemble à celle de milliers de couples mixtes obligés de vivre dans la clandestinité à cause de lois absurdes qui ont été élaborés dans le but de stigmatiser les étrangers. On prétend faire ce genre de loi parce qu’ « ils » veulent profiter des aides sociales de la France et refusent de s’intégrer. Il y a sûrement des gens qui abusent, comme on peut abuser de n’importe quel avantage. Mais sachez que ces lois ont justement comme objectif d’empêcher les immigrés de s’intégrer en les empêchant d’apprendre le français (la plupart des organismes notamment les cours municipaux demandent des titres de séjour à l’inscription). Mon courrier est maintenant fini. L’heure est venu d’y apposer ma signature : Mme Anne O’Neem épouse Kimliksiz. Vous n’en saurez pas plus, car les risques que je fais prendre à mon mari en écrivant, m’oblige à la plus grande discrétion. Askim et moi écrirons ensemble la suite de ce conte que nous aurions aimé vivre autrement. Nous espérons qu’il se terminera par « ils vécurent heureux ensemble » ; mais nous savons que la route administrative sera longue et parsemée d'embûches.
Anne O’NEEM KIMLIKSIZ
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