Une commission pour enterrer la perte de notre souveraineté énergétique ?

« Un poison ». « Un mécanisme pernicieux ». « Une pilule empoisonnée ».
Ils n’ont pas de mots assez durs, les trois anciens PDG d’EDF, auditionnés à l’assemblée nationale devant la commission d’enquête « visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France ». Tandis qu’en plein mois de décembre 2022 la flambée des factures d’électricité continuait de pleuvoir sur nos commerces et sur nos entreprises, certains de nos chers députés avaient eu l’heureuse idée en pleine Coupe du Monde de Football de convier les professionnels de la profession, comme on dit. Ceux qu’on n’entend que trop peu sur nos antennes. Ceux qui s’y connaissent, et pas qu’un peu. Ceux que les administrations dites compétentes convoquent d’habitude pour leur apprendre leur job tout en leur imposant la feuille de route. Étant entendu que dans la France contemporaine, quand d’aventure le politique se mêle de stratégie économique, c’est le plus souvent pour faire piloter au doigt mouillé d’authentiques experts par des Ubu Roi inamovibles.
Quinze ans après la libéralisation du marché de l’énergie, onze ans après la mise en œuvre du mécanisme de l’accès régulier à l’énergie nucléaire historique (ARENH) découlant de la loi NOME et ouvrant le marché français aux fournisseurs d’énergie alternatifs, et plus d’un an après le déclenchement d’une bérézina dont les effets commencent à faire tâche dans le paysage, voilà que 31 élus de la Nation ont l’heureuse idée d’aller jouer aux Colombo du dimanche à la recherche des coupables perdus.
Il était temps !
Mais que diable a t-il bien pu se passer pour en arriver là, se questionnent-ils en haussant le ton dans les couloirs conduisant à la salle feutrée où pendant quelques après-midi ils écouteront d’une oreille distraite d’autres sons de cloche que ceux de leurs présidents de groupe et collègues ? Cette situation est explosive, ça ne peut plus durer, on doit absolument faire quelque chose, nous que l’opinion dit émasculés par 49.3 interposés, faut qu’on prenne une initiative !
Et pourquoi pas une petite commission ?
Lorsqu’on émarge en conscience à un système où l’apparence du pouvoir prime sur le faire, il importe pour exister d’absolument faire savoir, et donc de s’exposer autant que possible dans les retransmissions de LCP. C’est au moins aussi crucial qu’avoir le privilège de poser une question au gouvernement le mardi après-midi, les commissions, ça montre qu’on tient les manettes, et tant pis pour les scores d’audience dérisoires ! « Président de commission », « Vice Présidents », « Secrétaires », « Rapporteur » ou « Membres », la distribution des titres et des hochets vaut fait de gloire tant vis-à-vis des collègues qu’auprès des petits experts sur les plateaux TV. Et confère à leurs récipiendaires l’assurance d’avoir son patronyme en lettres écarlates consigné dans un épais rapport destiné à rejoindre tous ceux qui l’ont précédé.
Le rapport est attendu pour avril 2023. Ça fera a minima une étagère qui sera comblée.
Les auditions des trois anciens Présidents de ce fleuron national que fut EDF s’ajoutent à ces rares moments de télévision vus par bien trop peu de nos concitoyens, et que cent fois hélas on versera au catalogue de l’INA. Au même titre que le rapport de la commission parlementaire. Au cimetière. Avec une pelletée de terre.
En trois fois deux heures, une paille pour le temps de cerveau de disponible de nos 31 élus, Pierre Gadonneix (2004-2009), Henri Proglio (2009-2014) et Jean-Bernard Lévy (2017-2022) nous font le récit d’une longue, lente et prévisible agonie s’étant déroulée sous nos yeux sur près de quinze années … Au vu et au su de tous les gouvernements successifs ayant occupé le pouvoir depuis au bas mot 2010. Sous Sarkozy. Puis sous Hollande. Enfin sous Macron I puis II.
Ce qui, lorsque l’on a un tant soit peu de mémoire, mouille directement pas mal de monde, et éclabousse par ricochets tous les élus inscrits aux crèmeries rattachées. Ce qui inclut de facto à la louche les 4/5èmes des membres de la commission d’enquête, dont on pourra à loisir s’égayer avec une loupe grossissante à chercher dans leurs déclarations et leurs décisions passées quelque éclair de lucidité avant-gardiste. Bon courage !
Ce récit désespérant narré par trois acteurs contant comment ils ont vécu de l’intérieur une lutte acharnée contre des forces politiques et technocratiques sourdes à autre chose qu’à leurs propres biais idéologiques, lesquelles forces ont contre toutes les alertes des professionnels les plus aguerris du secteur admirablement mis en musique le rêve allemand de détruire EDF, devrait être connu de tous. Tant il illustre de manière éclatante la folie qui s’est emparée de nos élites. Et décortique implacablement les étapes qui ont conduit la France à sacrifier sa souveraineté énergétique au profit de traders s’étant spectaculairement enrichis sur la bête. Avec l’amont comme l’aval d’un État complice.
Il aura fallu 3 fois 2 heures à 31 députés de l’assemblée pour qu’ils prennent connaissance de ce dont ils s’étaient si peu et si mal préoccupés depuis 2010, eux dont le rôle est de contrôler l’action des gouvernements et le bien fondé de leurs décisions. Avant même qu’une seule page dudit rapport ait été noircie, on pourrait sans faire de détails plaider le licenciement sec pour insuffisance professionnelle. Lequel parmi ces 31 volontaires aura ces dix dernières années pris l’opinion à témoin de ce désastre avec les moyens que lui confèrent, non pas nos institutions, mais les outils de communication que sont les réseaux sociaux, les pétitions et les tribunes libres ? Vous avez des noms ?
3 fois 2 heures, soit le temps de visionner Avatar 1 puis 2 : il est évident que l’immense majorité de nos compatriotes ne trouvera ni ne prendra jamais la peine de prendre connaissance et donc conscience des épisodes ayant conduit à la perte d’un des piliers de sa propre souveraineté. C’est fort dommage, mais c’est ainsi. Pour ceux-là, et pour en terminer, ces quelques extraits de l’intervention d’Henri Proglio, PDG d’EDF entre 2009 et 2014, auditionné le 13 décembre dernier. Et qui ne mâche pas des mots qui risquent de tomber dans l’oubli.
" En 2009, j’ai été très fier d’arriver à la tête d’une formidable entreprise avec un chiffre d’affaires d’un petit 90 milliards, connue dans le monde entier pour sa pertinence et son efficacité, avec des caractéristiques financières très satisfaisantes. EDF est le premier opérateur européen et probablement mondial si on excepte la Chine. EDF a été le résultat d’une formidable aventure, d’une vision, et d’une volonté, celle d’un gouvernement qui en 1946 a considéré que l’énergie, et donc l’électricité, était un élément essentiel de la vie économique, et qu’il était donc important de la considérer comme stratégique.
Le gouvernement de l’époque s’est lancé trois défis majeurs :
- le défi de l’indépendance énergétique,
- le défi de la compétitivité du territoire,
- le défi du service public de l’électricité accessible à tous, avec la même qualité et au même prix.
C’était un défi incroyablement exigeant adossé à un choix technologique clair : l’hydraulique et le nucléaire.Il y a eu une vision à long terme et une volonté claire d’aboutir et c’est ça qui a donné naissance à cette aventure industrielle.
EDF était un architecte ensemblier et l’opérateur du service public de l’électricité. C’était un système intégré, cohérent et optimisé comprenant la production, le transport et la distribution. Au début du XXIe siècle, EDF est exportateur d’énergie, avec une électricité la moins chère d’Europe (deux fois et demi moins cher que l’Allemagne), un contrat de service public qui fait référence dans le monde et elle donne à la France un atout formidable en matière de gaz à effet de serre.
Les paris ont été relevés, il n’y avait plus qu’à tout détruire… C’est chose faite ! Puisqu’on était arrivé à l’asymptote, comment en sommes-nous arrivés à la situation actuelle ? Je vois deux acteurs principaux : l’Europe et le gouvernement français.
Toute la réglementation européenne depuis 10 ans ne vise que la désintégration de l’entreprise EDF. Cette Europe qui a pris comme axe idéologique quasi-unique la concurrence qui bien sûr, « fait le bonheur des peuples »… On voit ce que ça donne en matière d’énergie.
Cela s’est traduit concrètement pour EDF par la mise en concurrence des barrages. Formidable idée, un barrage étant essentiellement un outil d’optimisation du système électrique puisque c’est le seul moyen de stockage intelligent et efficace qu’on ait aujourd’hui. Un barrage sert d’abord à stocker beaucoup plus qu’à produire. La mise en concurrence consistait à supprimer le stockage. C’est génial. Les barrages appartiennent à l’État et sont gérés par EDF. L’État avait envisagé d’obéir à la doctrine européenne et de mettre en concurrence les barrages. Rien n’a encore été conclu, mais rien n’est réglé. On reste en lévitation… On sera sanctionné sans doute.
La deuxième loi géniale, c’est la loi NOME (Nouvelle Organisation du Marché de l’Électricité) qui consiste à imposer à EDF la vente à prix cassé, puisque inférieur au coût de revient, de 25 % de sa production électronucléaire à ses propres concurrents pour qu’ils puissent vendre leur énergie aux clients d’EDF. Ça a très bien fonctionné, ils sont devenus riches. C’est d’une pertinence absolue et je l’ai dénoncé pendant des années avec l’efficacité que vous voyez.
Pour couronner le tout, il fallait définir un prix de marché qui a été indexé sur le prix du gaz. Pourquoi, alors qu’on n’en utilise pas ? Parce que les Allemands utilisent le gaz et que toute la démarche est allemande et que la réglementation européenne est allemande.
L’Allemagne a choisi l’industrie comme axe majeur de son économie et l’Ostpolitik pour son développement. C’est clair et cohérent pour l’Allemagne. Ils ont tenté leur Energiewende (la transition allemande) qui s’est transformée en catastrophe absolue puisqu’elle s’est traduite par un affaiblissement des opérateurs allemands quasi en ruines. Comment voulez-vous que ce pays qui a fondé sa richesse, son efficacité, sa crédibilité sur son industrie accepte que la France dispose d’un outil compétitif aussi puissant qu’EDF à sa porte ? L’obsession des Allemands depuis 30 ans, c’est la désintégration d’EDF. Ils ont réussi !
Le deuxième acteur est la politique nationale française. Là, on a assisté à la recherche pathétique d’un accord électoral avec un parti antinucléaire. On en voit les prémisses dès 1997-1998 avec l’abandon de la filière des réacteurs à neutrons rapides qui remettait en cause la logique du système nucléaire français. Ensuite, il y a eu la formidable campagne de communication de Fukushima avec les 20 000 morts qui n’ont jamais existé puisqu’on a confondu le tsunami et l’accident. Et puis l’apogée avec la campagne de 2012 avec son cortège de joyeusetés. La fermeture annoncée de 28 réacteurs nucléaires, rien que ça, qui s’est transformée par l’engagement de fermeture de Fessenheim, et l’abaissement à 50 % de la part du nucléaire dans le mix électrique.
J’ai assisté à la mise au point d’une théorie absurde qui m’a été imposée avec beaucoup d’insistance par les pouvoirs publics : la théorie de la décroissance électrique. Il fallait considérer que la demande électrique allait baisser en France et que par conséquent il fallait diminuer la puissance du nucléaire surpuissant. Conséquences : baisse des efforts de recherche, le désalignement des stratégies des entreprises dépendant de l’État, AREVA, CEA et EDF mus par des courants divergents, avec comme corollaire l’affaiblissement global du système et les difficultés de recrutement qu’on a connu dans ce paysage où le nucléaire était considéré comme infâme et sans avenir. Voilà la situation. Rien n’est jamais désespéré mais les choses ont été très abîmées.
Je me suis battu sans relâche pour obtenir l’ARENH à 42 euros alors que mes interlocuteurs proposaient 39 euros voire 36 euros. Aucune évolution n’a évidemment été prise en compte depuis. Ce prix a été fixé par voie autoritaire au bout d’un combat très inégal puisque j’ai essayé de défendre le bon sens, donc j’étais dans le mauvais camp. Le principe même de ce prix de cession était absurde. Le principe pour un industriel d’accepter de céder sa propre production à ses concurrents virtuels qui n’ont aucune obligation de production eux-mêmes. C’est quand même surréaliste. On a fait la fortune de traders, pas d’industriels. On n’a pas de concurrents ou si peu. Quelques éoliennes dispersées aux quatre vents et quelques champs photovoltaïques, vous voyez l’aspect risible du sujet. Et vous voyez des campagnes de communications de ces traders qui prétendent vendre de l’énergie verte. On a assisté à ça pendant des années avant que le client qui s’est laissé abuser finisse par se rendre compte du fait qu’il n’avait plus de garantie. Où est le service public de l’électricité qui nous a tant et tant récompensé ? Pourquoi l’avoir abattu ? Pourquoi est-ce à l’État aujourd’hui de faire les compensations nécessaires pour que les gens à faible revenu puissent accéder à l’électricité ? Tout ça était prévu !
J’ai vécu tous les chantages. Le seul chantage qui m’obsède est l’intérêt de la France. Je voudrais qu’on réponde simplement à cette question : pour qui et à quoi servent ces règlementations ? Quel est le but ? On me répondait : « on fait le bonheur du peuple ! La libre concurrence ! » Mais il y a un seul producteur, camarade ! Il était clair que ça allait se traduire par un désastre. On y assiste aujourd’hui.
Le chiffre de 50 % de nucléaire dans le mix énergétique s’est construit totalement au doigt mouillé en disant : on va baisser la part du nucléaire de 75 % à 50 %. Personne ne l’a jamais estimé autrement que comme ça ! On en a déduit qu’il fallait réduire le nombre de réacteurs… Par contre, personne n’a jamais su d’où venaient les autres 50 %… Il y a bien l’hydraulique qui est une très belle énergie renouvelable stable. Le reste du renouvelable, c’est l’expérience allemande. Ils ont investi 500 milliards d’euros dans le renouvelable. 500 milliards d’euros ! On en voit l’efficacité…
EDF était le chef de file du nucléaire français. Le gouvernement de l’époque a dit « pas du tout, c’est le Premier ministre » (Jean-Marc Ayrault). Il organisait des réunions à Matignon de répartition des rôles du nucléaire à l’international. Ubu roi… J’ai assisté à des réunions hautes en couleurs. J’ai alerté sur les dangers de l’ARENH suite au rapport Champsaur et j’ai eu une réponse politique : « je comprends, je comprends,… ». Il arrive un moment où la décision l’emporte sur la réflexion. Cette mesure (l’ARENH) était inique et était destinée à casser une entreprise comme EDF. Je déplore qu’elle ait été acceptée par le gouvernement français sous la pression bruxello-allemande.
En 2012 Angela Merkel m’a dit : « Je suis une scientifique d’Allemagne de l’Est, je crois totalement au nucléaire » mais il fallait qu’elle bâtisse un accord de coalition. Elle a donc ouvert une négociation avec les Verts conservateurs allemands. Chez les Allemands il y a des Verts conservateurs et des Verts de gauche, ce ne sont pas les mêmes. Pour boucler ces négociations, elle a lâché le nucléaire. Elle me l’a dit : « Je l’ai fait pour des raisons politiques, pas du tout techniques, ni scientifiques ». L’Allemagne est consciente de ses propres intérêts. Personne en Allemagne ne parle du couple franco-allemand. Il n’y a qu’en France qu’on parle du couple-franco-allemand.
Je pense qu’on n’a rien lâché contre le sacrifice d’EDF. Je n’ai pas connaissance de contreparties. Je ne vois pas pourquoi la France ne prend pas l’initiative, comme l’Espagne et le Portugal, de sortir du marché européen de l’énergie ».
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