Une curieuse feuille comme enseigne du théâtre national de Chaillot
Pour le presser de s’abonner aux spectacles de la saison 2007-2008, une curieuse feuille solitaire accueille le visiteur sur le site internet du théâtre national de Chaillot. Rien à voir avec la feuille de vigne dont on use pour ses propriétés de dissimulation de l’impudeur.
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L300xH384/page_ouverture_07-9dd99.jpg)
Il s’agit, au contraire, d’une feuille qui développerait plutôt des vertus d’exhibition et de mise en scène. Quoi de plus normal pour un théâtre ?
Lèvres-feuille pour le plaisir du théâtre
Du pétiole à la pointe, cette feuille est ourlée comme des lèvres s’amincissant aux commissures. On ne peut manquer cette intericonicité et cette métaphore. La nervure médiane dessine les interstices sombres d’une bouche tout juste entrouverte ; quant au limbe de part et d’autre, il flambe d’un rouge à lèvres vif qui tranche sur le vert de ses bords et encore plus sur le blanc rosé d’un fond mal défini d’une chair sans doute marbrée.
- Sa forme lancéolée est à elle seule une ambiguïté volontaire : est-ce une feuille de myrte ou de laurier ? Qu’importe ! Les deux arbres sont tous deux lourds de mythologie. Peut-on oublier l’instant sublime, saisi par Le Bernin dans le marbre, où la nymphe Daphné échappe in extremis à la poursuite amoureuse d’Apollon en se métamorphosant soudainement sous ses yeux en laurier ? Depuis, le dieu grec des arts a fait de cet arbre son symbole ; « δαϕνη » (daphnè) signifie « laurier » en grec : et les athlètes comme les poètes « lauréats » seront couronnés de son feuillage.
S’il s’agit, au contraire d’une feuille de myrte, le mythe est aussi riche : c’est la plante de Vénus. Et même, si l’on en croit Paul Veyne dans son intéressante lecture de la grande peinture de « la villa dite des Mystères » à Pompéi, le mot « myrte » signifierait « clitoris » en grec familier.
- Justement, peut-on rester aveugle à l’autre intericonicité qu’impose avec insistance la disposition verticale paradoxale et incongrue de ces lèvres-feuille ? La posture verticale peut être prise par une feuille, mais non par des lèvres qu’on a l’habitude de voir horizontales.
Le théâtre national de Chaillot n’entend-il pas ainsi faire rêver le spectateur au plaisir que lui réserve l’abonnement proposé ? Métonymie de la parole théâtrale qu’elles délivrent, ces lèvres verticales promettraient, en somme, par image, le même plaisir érotique que donne... un sexe féminin pour peu qu’on en franchisse le seuil. On ne saurait mieux réunir théâtre et plaisir sous l’aile tutélaire d’Apollon et de Vénus, dieux antiques des arts et de l’amour.
Le mécanisme du leurre d’appel sexuel
Certains vont peut-être pousser les hauts cris et trouver qu’on pousse le bouchon un peu loin : en fait d’exhibition, ironiseront-ils, ce sont des fantasmes que cette analyse étale ! Ambiguïté volontaire et intericonicité offrent par nature, c’est vrai, des pistes multiples qui permettent aux auteurs de se défausser pour ne pas assumer leur message et de soutenir que jamais, au grand jamais, ne leur sont venues à l’esprit de pareilles divagations.
L’argument ne trompe que les naïfs. Car pour capter l’attention et déclencher la pulsion d’adhésion ou d’achat, le leurre d’appel sexuel n’a guère de rivaux, à l’exception du leurre d’appel humanitaire. C’est pourquoi il est si utilisé. Il stimule simultanément un réflexe de voyeurisme, soit une puissante attirance, et un réflexe de frustration par insuffisance d’appropriation. C’est cet inconfort que la publicité propose aussitôt d’apaiser par un échange mental entre « l’objet érotique du désir » - ici un sexe féminin inaccessible - et « le désir de l’objet érotisé » - ici, l’abonnement à la saison théâtrale qui est associé au sexe féminin, mais qui, lui, est tout à fait accessible.
L’insinuation plutôt que l’ostentation
Sans doute, les interdits de la morale du groupe qui régissent la représentation publique de l’activité sexuelle, fixent-ils des limites au leurre d’appel sexuel. Les atteintes aux bonnes moeurs ou l’exhibitionnisme sont, en effet, des délits punis par le Code pénal. Mais, paradoxalement, ces restrictions ne font pas obstacle à son usage, bien au contraire. Le leurre, en effet, ne doit pas détourner exclusivement à son profit l’attention du produit qu’il sert à promouvoir : exhibition et dissimulation sont donc les deux temps simultanés nécessaires d’un double jeu qui, à la fois, satisfait la morale publique et la stimulation recherchée du réflexe de frustration.
Ce double jeu se pratique sans doute selon deux méthodes : soit avec ostentation soit plus subtilement par insinuation. Mais la seconde, comme on le voit ici, n’est pas la moins efficace. L’activité sexuelle humaine étant avant tout de nature cérébrale, la représentation sexuelle n’est pas enfermée dans la seule exhibition ostentatoire. Les procédés d’insinuation donnent même à cette représentation sexuelle une ampleur et une invention que ne peut atteindre la seule ostentation. Ils imbriquent à la fois les relations rationnelles que le récepteur établit, et les associations mentales irrationnelles qui l’assaillent aussitôt. Cette fantasmagorie activée stimule donc aussi bien, sinon mieux, le réflexe inné de voyeurisme et son corollaire obligé, le réflexe inné de frustration.
Lèvres-sexe et œil-sexe
On comprend donc que ces procédés d’insinuation soient prisés. Pour originale que soit son affiche, le théâtre national de Chaillot n’est pas le premier à tirer ainsi parti dans une publicité de l’ intericonicité qui permet de reconnaître une image déjà connue dans une image inconnue selon le cadre de référence de chacun. Ces lèvres verticales ambiguës et paradoxales ont été déjà sollicitées, comme le montrent les photos ci-contre.
- Pour présenter en 2004, l’opéra Lulu d’Alban Berg, qui raconte la déchéance d’une amante meurtrière, l’opéra de Munich n’a, par exemple, retenu pour toute image que l’empreinte verticale d’un rouge à lèvres laissée par un baiser esquissant sans conteste les formes d’une vulve.
- En février 2006, le fabricant de cosmétiques Bourjois a présenté en très gros plan et sous l’angle de contre-plongée une vue latérale de deux lèvres féminines charnues qui dessinaient ce qui pouvait être à la fois un sexe féminin aux grandes lèvres épilées et un beau cœur rouge... pour la Saint-Valentin.
- Mais les lèvres n’ont pas l’exclusivité de ce type d’intericonicité érotique : les yeux sont aussi riches de possibilités. « Mikli », l’opticien, l’avait montré quatre ans plus tôt. Le 27 septembre 2002, un oeil mi-clos remplissait une page du journal Le Monde, mais présenté paradoxalement à la verticale, avec pour slogan « Mikli habille les yeux ». En fait d’yeux, c’était un joli sexe féminin qui sautait aux yeux ! Cet œil-sexe tout nu avait manifestement besoin d’être vêtu non pour être caché, bien sûr, mais pour être encore mieux vu à la satisfaction secrète des Tartuffes.
Le leurre d’appel sexuel, on le voit, n’est pas réservé aux seuls produits qui lui sont naturellement associés, comme ceux de la séduction : lingerie, maquillage, parure, minceur. Il se prête, au contraire, à la promotion de n’importe quoi. Il suffit d’un peu d’imagination, puisque l’activité sexuelle est avant tout cérébrale. Par la plasticité que celle-ci lui confère, le leurre d’appel sexuel peut en donner les représentations les plus diverses et se jouer des limites strictes de la morale du groupe. De même qu’il existe des véhicules tous terrains, de même peut-on dire que le leurre d’appel sexuel est un leurre tous produits. Paul Villach
Documents joints à cet article
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