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Accueil du site > Tribune Libre > Une curieuse feuille comme enseigne du théâtre national de Chaillot

Une curieuse feuille comme enseigne du théâtre national de Chaillot

Pour le presser de s’abonner aux spectacles de la saison 2007-2008, une curieuse feuille solitaire accueille le visiteur sur le site internet du théâtre national de Chaillot. Rien à voir avec la feuille de vigne dont on use pour ses propriétés de dissimulation de l’impudeur.

Il s’agit, au contraire, d’une feuille qui développerait plutôt des vertus d’exhibition et de mise en scène. Quoi de plus normal pour un théâtre ?

Lèvres-feuille pour le plaisir du théâtre

Du pétiole à la pointe, cette feuille est ourlée comme des lèvres s’amincissant aux commissures. On ne peut manquer cette intericonicité et cette métaphore. La nervure médiane dessine les interstices sombres d’une bouche tout juste entrouverte ; quant au limbe de part et d’autre, il flambe d’un rouge à lèvres vif qui tranche sur le vert de ses bords et encore plus sur le blanc rosé d’un fond mal défini d’une chair sans doute marbrée.
- Sa forme lancéolée est à elle seule une ambiguïté volontaire  : est-ce une feuille de myrte ou de laurier ? Qu’importe ! Les deux arbres sont tous deux lourds de mythologie. Peut-on oublier l’instant sublime, saisi par Le Bernin dans le marbre, où la nymphe Daphné échappe in extremis à la poursuite amoureuse d’Apollon en se métamorphosant soudainement sous ses yeux en laurier ? Depuis, le dieu grec des arts a fait de cet arbre son symbole ; « δαϕνη » (daphnè) signifie « laurier » en grec : et les athlètes comme les poètes « lauréats » seront couronnés de son feuillage.
S’il s’agit, au contraire d’une feuille de myrte, le mythe est aussi riche : c’est la plante de Vénus. Et même, si l’on en croit Paul Veyne dans son intéressante lecture de la grande peinture de « la villa dite des Mystères » à Pompéi, le mot « myrte » signifierait « clitoris » en grec familier.

- Justement, peut-on rester aveugle à l’autre intericonicité qu’impose avec insistance la disposition verticale paradoxale et incongrue de ces lèvres-feuille ? La posture verticale peut être prise par une feuille, mais non par des lèvres qu’on a l’habitude de voir horizontales.
Le théâtre national de Chaillot n’entend-il pas ainsi faire rêver le spectateur au plaisir que lui réserve l’abonnement proposé ? Métonymie de la parole théâtrale qu’elles délivrent, ces lèvres verticales promettraient, en somme, par image, le même plaisir érotique que donne... un sexe féminin pour peu qu’on en franchisse le seuil. On ne saurait mieux réunir théâtre et plaisir sous l’aile tutélaire d’Apollon et de Vénus, dieux antiques des arts et de l’amour.

Le mécanisme du leurre d’appel sexuel

Certains vont peut-être pousser les hauts cris et trouver qu’on pousse le bouchon un peu loin : en fait d’exhibition, ironiseront-ils, ce sont des fantasmes que cette analyse étale ! Ambiguïté volontaire et intericonicité offrent par nature, c’est vrai, des pistes multiples qui permettent aux auteurs de se défausser pour ne pas assumer leur message et de soutenir que jamais, au grand jamais, ne leur sont venues à l’esprit de pareilles divagations.
L’argument ne trompe que les naïfs. Car pour capter l’attention et déclencher la pulsion d’adhésion ou d’achat, le leurre d’appel sexuel n’a guère de rivaux, à l’exception du leurre d’appel humanitaire. C’est pourquoi il est si utilisé. Il stimule simultanément un réflexe de voyeurisme, soit une puissante attirance, et un réflexe de frustration par insuffisance d’appropriation. C’est cet inconfort que la publicité propose aussitôt d’apaiser par un échange mental entre «  l’objet érotique du désir » - ici un sexe féminin inaccessible - et « le désir de l’objet érotisé » - ici, l’abonnement à la saison théâtrale qui est associé au sexe féminin, mais qui, lui, est tout à fait accessible.

L’insinuation plutôt que l’ostentation

Sans doute, les interdits de la morale du groupe qui régissent la représentation publique de l’activité sexuelle, fixent-ils des limites au leurre d’appel sexuel. Les atteintes aux bonnes moeurs ou l’exhibitionnisme sont, en effet, des délits punis par le Code pénal. Mais, paradoxalement, ces restrictions ne font pas obstacle à son usage, bien au contraire. Le leurre, en effet, ne doit pas détourner exclusivement à son profit l’attention du produit qu’il sert à promouvoir : exhibition et dissimulation sont donc les deux temps simultanés nécessaires d’un double jeu qui, à la fois, satisfait la morale publique et la stimulation recherchée du réflexe de frustration.
Ce double jeu se pratique sans doute selon deux méthodes : soit avec ostentation soit plus subtilement par insinuation. Mais la seconde, comme on le voit ici, n’est pas la moins efficace. L’activité sexuelle humaine étant avant tout de nature cérébrale, la représentation sexuelle n’est pas enfermée dans la seule exhibition ostentatoire. Les procédés d’insinuation donnent même à cette représentation sexuelle une ampleur et une invention que ne peut atteindre la seule ostentation. Ils imbriquent à la fois les relations rationnelles que le récepteur établit, et les associations mentales irrationnelles qui l’assaillent aussitôt. Cette fantasmagorie activée stimule donc aussi bien, sinon mieux, le réflexe inné de voyeurisme et son corollaire obligé, le réflexe inné de frustration.

Lèvres-sexe et œil-sexe

On comprend donc que ces procédés d’insinuation soient prisés. Pour originale que soit son affiche, le théâtre national de Chaillot n’est pas le premier à tirer ainsi parti dans une publicité de l’ intericonicité qui permet de reconnaître une image déjà connue dans une image inconnue selon le cadre de référence de chacun. Ces lèvres verticales ambiguës et paradoxales ont été déjà sollicitées, comme le montrent les photos ci-contre.
- Pour présenter en 2004, l’opéra Lulu d’Alban Berg, qui raconte la déchéance d’une amante meurtrière, l’opéra de Munich n’a, par exemple, retenu pour toute image que l’empreinte verticale d’un rouge à lèvres laissée par un baiser esquissant sans conteste les formes d’une vulve.
- En février 2006, le fabricant de cosmétiques Bourjois a présenté en très gros plan et sous l’angle de contre-plongée une vue latérale de deux lèvres féminines charnues qui dessinaient ce qui pouvait être à la fois un sexe féminin aux grandes lèvres épilées et un beau cœur rouge... pour la Saint-Valentin.
- Mais les lèvres n’ont pas l’exclusivité de ce type d’intericonicité érotique : les yeux sont aussi riches de possibilités. « Mikli », l’opticien, l’avait montré quatre ans plus tôt. Le 27 septembre 2002, un oeil mi-clos remplissait une page du journal Le Monde, mais présenté paradoxalement à la verticale, avec pour slogan « Mikli habille les yeux ». En fait d’yeux, c’était un joli sexe féminin qui sautait aux yeux ! Cet œil-sexe tout nu avait manifestement besoin d’être vêtu non pour être caché, bien sûr, mais pour être encore mieux vu à la satisfaction secrète des Tartuffes.

Le leurre d’appel sexuel, on le voit, n’est pas réservé aux seuls produits qui lui sont naturellement associés, comme ceux de la séduction : lingerie, maquillage, parure, minceur. Il se prête, au contraire, à la promotion de n’importe quoi. Il suffit d’un peu d’imagination, puisque l’activité sexuelle est avant tout cérébrale. Par la plasticité que celle-ci lui confère, le leurre d’appel sexuel peut en donner les représentations les plus diverses et se jouer des limites strictes de la morale du groupe. De même qu’il existe des véhicules tous terrains, de même peut-on dire que le leurre d’appel sexuel est un leurre tous produits. Paul Villach







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18 réactions à cet article    


  • brieli67 4 décembre 2007 10:42

    http://www.uni-graz.at/ katzer/engl/Myrt_com.html et super lien sur les plantes et épices

    une myrte/mirto pour bien débuté sa journée http://fr.wikipedia.org/wiki/Liqueur_de_myrte

    Mah non Paulo

    C oune foufounne di Fotoooo shop ! vieux satyre !


    • Gazi BORAT 4 décembre 2007 11:53

      Tiens, Herr Villach à d’autres centres d’intérêt que la chasse au Mahometan..

      gAZi bORAt


      • Gazi BORAT 4 décembre 2007 12:36

        Mais bon..

        Avec l’âge surviennent parfois de curieux retours de libido..

        Les aides soignantes et assistante de vie à domicile sont familières de tels phénomènes..

        gAZi bORAt


      • Paul Villach Paul Villach 4 décembre 2007 12:50

        Connaissez-vous Tartuffe ? Je vous en recommande la lecture ! Vous comprendrez vos douleurs, si, du moins, vous parvenez à le lire. Paul Villach


      • Gazi BORAT 4 décembre 2007 14:00

        « ..si, du moins, vous parvenez à le lire... »

        Le problème n’set malheureusement pas là..

        Tout mon budget livre de décembre est parti dans l’achat de Viagra.. suite à l’émotion causée par votre article..

        On ne se refait pas..

        gAZi bORAt


      • Paul Villach Paul Villach 4 décembre 2007 16:11

        Dorine dans « Tartuffe » a prévenu votre objection :

        "Vous êtes donc bien tendre à la tentation./ Et la chair sur vos sens fait grande impression ?/ Certes, je ne sais pas quelle chaleur vous monte :/ Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte ;/ Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,/ Que toute votre peau ne me tenterai pas."

        Mon diagnostic à votre sujet se confirme. Paul VILLACH


      • Crikizou 4 décembre 2007 18:51

        Indépendamment de l’interprétation Villachienne de l’affiche (qui peut se défendre, mais que je ne partage pas complètement), je ne peux qu’encourager le lecteur à explorer le travail du graphiste Michal Batory (aucune parenté avec Erzsébet, dont le nom est Bathory) qui est l’auteur de l’affiche.

        De l’école polonaise, il travaille « à l’ancienne », sans l’outil informatique (à moins qu’il s’y soit mis ?), et si l’on peut lui reprocher un certain systématisme, ses affiches sont très efficaces, techniquement « parfaites », et... merveilleuses.

        http://www.studio002.com/action.php?action=news&rub_nom=Portrait&idrub=10&id=193


        • Paul Villach Paul Villach 4 décembre 2007 19:57

          N’hésitez pas à apporter votre lecture !

          La mienne n’est qu’une lecture parmi d’autres, que j’ai essayé d’argumenter, mais je conçois qu’on puisse avoir un point de vue différent, pourvu qu’il soit aussi argumenté. Paul Villach


        • Paul Villach Paul Villach 4 décembre 2007 19:59

          N’hésitez pas à apporter votre lecture !

          La mienne n’est qu’une lecture parmi d’autres, que j’ai essayé d’argumenter, mais je conçois qu’on puisse avoir un point de vue différent, pourvu qu’il soit aussi argumenté. Paul Villach


        • docdory docdory 4 décembre 2007 18:52

          Cher Paul Villach

          Oui , la Tartufferie semble une « valeur » en forte hausse actuellement ! A ce sujet , il avait été publié il y a deux ans un excellent livre de Jack-Alain Léger « Tartuffe fait Ramadan » , qui décortique sans concessions cette nouvelle bigoterie !

          Une autre chose m’intrigue sur cette publicité , c’est le trait d’union complètement incongru qui fend le mot Chaillot en deux , en haut à gauche sur fond rouge : CHAI-LLOT ! Serait-ce une autre façon d’évoquer la fente ????


          • Paul Villach Paul Villach 4 décembre 2007 19:54

            Oui, cher Docdory ! Tartuffe revient en force et veut donner des leçons, comme c’est dans sa nature !

            Mais « qui se sent morveux, qu’il se mouche ! » dit encore notre cher Molière que ces Tartuffes voudront peut-être un jour censurer !

            Puisque la publicité est inhérente à toute « relation d’information », n’est-il pas utile de montrer les roueries les plus utilisées ? À chacun après d’être capable de les repérer.

            C’est la meilleure façon de ne pas rester passif devant l’opération d’influence recherchée. Paul Villach


          • Gazi BORAT 10 décembre 2007 08:53

            @ Paul Villach

            Le Tartuffe, c’est toujours l’Autre...

            Le bon docteur Sigmund a détaillé avec talent le mécanisme de la « projection ».

            gAZi bORAt


          • caraïbe 4 décembre 2007 23:51

            La feuille, soit ; elle serait des arts.

            Mais n’a-t-on point noté ce marbre poli , froid et impassible sur lequel repose ce laurier ? Une pureté , une perfection de la matière, vivante par ses veines grisées impalpables car figées dans l’inertie minérale.

            Le souffle de l’art, au coeur du théatre Chaillot, est moins dans le fragile végétal éphémère que dans le lisse albâtre éternel rappelant celui des statues antiques.

            Heureux donc les abonnés du théâtre Chaillot, ce septième ciel de l’esprit !


            • Paul Villach Paul Villach 5 décembre 2007 11:05

              Intéressant complément d’analyse, et en plus exprimé avec finesse et élégance, ce qui nous change des pavés crapoteux lancés par les Tartuffes ignorantins. Merci. Paul Villach


            • Juan P Branco brancojuan 5 décembre 2007 00:10

              J’ai voté « pour » parce que vous prenez le temps de détailler votre commentaire et votre interprétation...

              je rejoins pourtant l’un des commentateurs précèdents, il me semblerait que vous poussiez la paranoïa libidoienne un peu loin...voir très loin.

              la lèvre buccale est à elle seul un symbole suffisament sexuel, pas la peine d’en rajouter sur la sexualisation de la publicité !


              • socal 5 décembre 2007 09:58

                Et le sublimanal dans tout ça ?... smiley


                • Lucien Lacombe 5 décembre 2007 10:29

                  j’aime beaucoup cette analyse...

                  En tant que graphiste, si j’avais eu à concevoir l’affiche avec comme cahier des charges la feuille/bouche, je ne l’aurais certainement pas placée verticalement par hasard... J’aurais pu considérer que de la laisser sur un plan horizontal aurait plus évoqué un visage (à cause du format vertical de l’affiche), alors je l’aurais sans doute cadrée en biais, dans le sens ascendant vers la droite (un peu contre nature ) , mais là, c’est clair que l’allusion est plus qu’évidente...

                  z’auraient pu mettre « CHAouille-moi l’maILLOT » en haut, à gauche...

                  Arf !


                  • Paul Villach Paul Villach 5 décembre 2007 11:11

                    Merci de cet avis d’expert graphiste. On reste quand même stupéfait de voir comme nombreux sont ceux qui ignorent les progrès accomplis depuis 60 ans par les stratèges de la publicité, et qui, du coup, s’en prennent à ceux qui les analysent, de peur de voir la réalité en face. Paul Villach

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