Une démocratie sociale en panne
La rentrée sociale et le débat sur le modèle social français sont l’occasion de revenir sur la place des syndicats. Au modèle politique éloignant la culture du compromis s’ajoute la faiblesse syndicale. Le politique doit reconnaître le fait syndical et les pannes du dialogue social.
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Les rentrées sociales se ressemblent. Dans un article clair, paru il y a un an dans Le Monde 2, Pascal Lamy analysait les faiblesses de la social-démocratie française en énumérant les caractéristiques du système politique et social. Pointant au même plan "la sacralisation de l’Etat, la diabolisation du libéralisme et les faiblesses des forces syndicales", il dénonce les failles du jeu sociétal français (1). Il y a dix ans, lors du grand conflit social de 1995, Alain Touraine ne plaidait-il pas que " la France cherche toujours un modèle de régulation sociale " ? Une organisation pyramidale des pouvoirs, un culte de la loi, de l’arbitrage et du rapport de forces fondent ainsi un attachement chronique au thème de la rupture. On ne compte plus les appels à la " réforme ", les promesses et les nécessités de " changement " dans le discours politique. Parallèlement, le refus du compromis, suspecté dans la culture politique d’être synonyme de compromission, entraîne une méfiance envers la délibération. La France " a raté la social-démocratie, on y a le goût de la barricade ", ironisa Pierre Rosanvallon lors du colloque sur le syndicalisme. La France n’a jamais été social-démocrate. Le Parti socialiste n’est pas un parti ouvrier, et les syndicats se sont affirmés en indépendance des partis politiques. Une tradition française, que l’évolution actuelle des confédérations confirme : la CGT s’est décentrée du Parti communiste, et la CFDT a terminé sa mue réformiste.
On ne peut que constater la faiblesse et la crise du syndicalisme, la panne du dialogue social et l’inadaptation du système négociation collective. Il y a cinq ans, Gérard Adam, longtemps responsable des questions sociales à La Croix, notait que " la crise du syndicalisme est avant tout celle du fordisme ", c’est-à-dire de l’évolution des modes de production et de consommation ". L’organisation de la production est plus hétérogène et porteuse de moins de solidarité entre travailleurs (2). Dans un récent ouvrage, Daniel Cohen, professeur d’économie à l’Ecole normale supérieure, décortique le prix d’une chaussure Nike. Au vu de ses chiffres, on peut dire qu’on achète autant l’image, le concept, que le produit lui-même (3). La production matérielle ne suffit pas. Elle se double de la création d’un imaginaire et d’une diffusion très orchestrée, qui échappe aux salariés qui ont fabriqué la chaussure. Dans un marché globalisé, la dureté croissante du capitalisme, la mise en concurrence des personnes, des produits, des innovations, la rapidité des adaptations, déstructurantes, créent une insécurité sociale bien ancrée et une tension, une distance entre le consommateur et le travailleur. Parallèlement, le travail est déstructuré : le chômage massif durable et la précarisation croissante de l’emploi ont achevé le mode de production qui prévalait dans les Trente Glorieuses, époque lointaine et florissante du syndicalisme français. Plus d’un emploi sur deux actuellement créé est précaire (à durée déterminée, intérim, formation...). Et la plupart le sont dans les PME, véritables déserts syndicaux.
Au modèle politique éloignant la culture du compromis, et à la faiblesse syndicale croissante, s’ajoute un dialogue social aujourd’hui en panne. Les négociations sur les 35 heures sont loin, et le bilan de la " refondation sociale " (2000-2004) est mitigé. Lancé en 2000 par le Medef en quête d’action politique, elle a abouti à un accord sur l’assurance-chômage, partiellement annulé par le Conseil d’Etat, un accord sur la santé au travail, qui reste encore à décliner, un sur la négociation collective, qui n’a été repris que très partiellement par le gouvernement. On se souvient des soubresauts des réformes des retraites : réalistes, elles ne resteront pas moins un modèle de faible concertation sociale. Restent l’accord sur la formation professionnelle et celui sur l’égalité professionnelle, qui ouvrent des champs innovants pour les salariés. Les négociations ont repris, mais au bout d’une année atone. Enfin, la grande réforme du dialogue social (2004), voulue par François Fillon lorsqu’il était ministre de l’emploi, est un arrangement complexe, sans portée sociétale, et qui ne satisfait personne. Instituant le droit d’opposition, elle alimente le syndicalisme du refus. Un an après, son bilan est limité (4). Il s’agit aujourd’hui d’aller plus loin, par exemple, en mettant en place de véritables élections de représentativité par branche, afin que la validation des accords soit obtenue par les syndicats représentant ensemble la majorité des salariés (par métier ou dans l’entreprise). Il faut leur donner les moyens d’être présents dans les PME, où ils sont sources de régulation sociale non négligeable pour les dirigeants.
Les syndicats se sont engagés dans une culture du développement et de croissance interne au plus près des préoccupations sociales et des mutations de l’économie. Ils bâtissent, chacun à sa manière, un syndicalisme de transformation sociale, dont l’horizon pertinent est transnational. Mais c’est au politique de ne plus se satisfaire de maintenir des syndicats divisés et faibles. S’il plaide pour la réforme, il ne peut plus l’assumer seul. S’il plaide pour un " projet de société ", il doit donner une place centrale aux acteurs sociaux. L’urgence sociale et l’enjeu de la sécurisation des parcours professionnels seront des thèmes centraux de 2007. Les syndicats sont des acteurs de poids dans l’établissement du compromis social, qu’il est temps de respecter. Ils sont des courroies de transmission, en ce temps de crise du politique.
(1) Le Monde 2, 27 août 2005
(2) G. Adam, Les relations sociales année zéro, Bayard éditions, 2001
(3) D. Cohen, La Mondialisation et ses ennemis, Grasset, 2004, cité dans Le Monde, 16 août 2005
(4) Voir sur ce sujet le dossier d’Entreprise et carrières, 3-16 mai 2005
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