Les diplomates américains en poste à Paris seraient-ils à ce
point ignorants de la relation d’information ? On n’en croit rien !
N’est-ce pas le domaine par excellence où on est sûr qu’ils excellent ?
C’est pourquoi le télégramme diplomatique « 07Paris306 » de l’ambassade des USA, révélé par Wikileaks et publié par Le Monde (1), laisse d’abord perplexe. Son image de la presse
française paraît, en effet, trahir unereprésentation naïve de la relation d’information, indigne de diplomates
qui pourtant sont aussi des agents de renseignement expérimentés. Comment
expliquer cette illusion d’optique ? Par le changement de contexte ! Le sens qu’ont les mots écrits par des diplomates dans le contexte originel du
secret est modifié dès lors qu’on les en sort pour les situer dans celuides médias. Diplomates et médias ont une idée différente de
l’information.
Les diplomates américains convertis au dogme du « discours informatif » ?
Ce n’est pas le point de vue de cette ambassade sur certains journaux français qui pose problème : il n’est pas original. Libération est vu comme « un journal de gauche modéré », « pro-socialiste », « quotidien de référence dans les cercles intellectuels », et Le Monde comme « l'un des grands journaux européens », « de centre-gauche », « influent sur le gouvernement, le monde des affaires et les milieux intellectuels ».
En revanche, on reste médusé devant la critique générale des « grands journalistes français » : « Nombre d'entre eux, lit-on, se voient plutôt comme des intellectuels, préférant analyser les événements et influencer les lecteurs plutôt que de rendre compte des faits » (2).
On n’a pas la berlue : les diplomates américains opposent bien une « volonté d’influence » prêtés aux journalistes français et une « relation des faits » qu’ils négligeraient et qui a contrario n’exercerait pas d’influence. Ces diplomates souscriraient-ils à la mythologie des médias dont l’un des dogmes, fondé sur cette opposition, est la croyance au « discours informatif » sans visée d’influence, qui n’existe pas ?
On comprendrait qu’ils tiennent de tels propos si le télégramme était destiné à la publication pour la désorientation des lecteurs. Mais ce n’est pas le cas, ces notes sont à usage interne. Les médias, en effet, relayés activement par l’École et l’Université, ne cessent pas pour, croient-ils, asseoir leur crédibilité, de répéter que leur information ou « discours informatif » est une vérité qui n’a aucune visée d’influence. Ils ne ratent pas une occasion d’opposer « l’information » à « la publicité », rebaptisée « communication » par les publicitaires pour tromper leur monde. Celle-ci a, en effet, pour fonction d’influencer au point même de dicter une adhésion à une idée, une personne ou un produit, en usant de tous les leurres possibles qui à la fois trompent ou paralysent l’exigence de rationalité, et subornent l’exigence d'irrationalité par la stimulation des diverses gammes de réflexes. L’information, selon les médias, est, au contraire, la diffusion d’ « un fait » vérifié – ils parlent même, les malheureux, de « fait brut » - sans aucune intention d’influencer.
Un rudiment archiconnu de diplomates/agents de renseignement
Or l’expérience commune, on le sait, prouve que cette prétention des médias est une chimère et donc un leurre en elle-même. Une information peut très bien être une erreur ou un leurre et elle influence toujours. Il est d’ailleurs amusant de relever que Le Monde qui est un des journaux les plus attachés à marteler ce dogme, est lui-même catalogué par les diplomates américains comme un journal « de centre gauche », « influent sur le gouvernement, le monde des affaires et les milieux intellectuels » !
On ne peut imaginer que ces diplomates qui, encore une fois, sont aussi des agents de renseignements, ignorent le rudiment de leur métier. 1- On ne rapporte pas d’abord « un fait » mais « la représentation d’un fait plus ou moins fidèle », pas plus qu’on ne rapporte « le terrain » lui-même où on se rend, mais « une carte de ce terrain plus ou moins fidèle ». 2- Ensuite, toute représentation de la réalité, qu’elle soit donnée volontairement, dissimulée ou extorquée, influence obligatoirement. C’est une des lois de la relation d’information.
La divulgation des télégrammes diplomatiques américains qui jusqu’ici étaient destinés à rester secrets, a exercé, par exemple, une influence manifeste à la fois sur les personnes concernées et sur le gouvernement américain. La preuve ? Celui-ci s’affaire depuis auprès des gouvernants mécontents mis en cause pour tenter de les rassurer. Quant au directeur de Wikileaks, il a curieusement fait soudain l’objet d’une procédure non d’atteinte à la sûreté de l’État des USA, mais de droit commun la plus ignominieuse qui soit, une affaire de moeurs, dans la pure tradition de la répression humiliante réservée à ses dissidents politiques par feu l’Union Soviétique !
« L’information », première mission d’un service de renseignement diplomatique
Il faut donc replacer la phrase incriminée dans le contexte des services de renseignements. « Rendre compte des faits » a un sens propre à cette profession qui ne peut être confondu avec celui des médias. L’opposition « information » et « désinformation », issue des services de renseignement soviétiques précisément (3), aide à le comprendre.
Si les médias s’en sont emparés abusivement pour, dans leur mythologie, faire croire que « l’information » est synonyme de « vérité » comme « désinformation » l’est de « mensonge », dans le contexte des services de renseignement, le mot « information » est strictement réservé pour désigner « la représentation de la réalité la plus fidèle possible obtenue à l’insu et/ou contre le gré des émetteurs ennemis », et qui de ce fait peut se nommer « information extorquée ». Elle se différencie de l’autre variété, « l’information donnée » qui, livrée volontairement, est d’une fiabilité incertaine pour passer au filtre de l’autocensure de l’émetteur.
« Rendre compte des faits », sous la plume de diplomates/agents de renseignements signifie donc s’attacher uniquement à des « informations extorquées ». Or, ce n’est pas la variété d’information cultivée en priorité par les médias, adonnés le plus souvent aux « informations données » et « indifférentes », à la fiabilité incertaine.
« L’opération d’influence », seconde mission d’un service de renseignements diplomatique
Demeure toutefois l’opposition opérée entre « la volonté d’influence » et « la relation des faits » qui n’exercerait aucune influence. Ces diplomates/agents de renseignements sont les premiers à savoir que toute information fiable ou non, leurre ou non, influence.
Là encore, la préférence attribuée aux journalistes français doit s’entendre dans le contexte des services de renseignements qui ont deux missions majeures.
- L’une, on vient de le voir, est une recherche de l’information extorquée, qui doit se dégager de toute influence susceptible d’éloigner de la réalité la représentation qu’ils s’en font.
- L’autre est une diffusion de l’information visant à influencer autrui pour, au besoin, lui livrer une représentation éloignée de la réalité qui le jette sur de fausses pistes afin de le surprendre et le battre plus facilement.
Les diplomates américains, en somme reprochent donc aux journalistes d’agir comme eux : « ne pas rendre compte des faits » qu’ils gardent pour eux et « influencer leurs lecteurs ».
« L’opération Mincemeat » organisé par les services Alliés en avril 1943 reste un des grands classiques de ce type d’opération d’influence. Des documents ultra-secrets « sont tombés du ciel » par miracle entre les mains des Nazis, un peu comme ceux que diffusent Wikileaks aujourd’hui ! Ils ont été trouvés par les Espagnols dans la serviette attachée au poignet d’un cadavre d’officier anglais, échoué sur une plage près d’Huelva dans le sud de l’Espagne et victime apparemment d’un accident d’avion. Ils faisaient état avec beaucoup d’imprudence d’un projet de deux débarquements alliés simultanés en Sardaigne et en Grèce. Or, il ne s’est agi que d’un leurre d’information donnée déguisée en information extorquée. Un cadavre travesti en major britannique avait été acheminé par sous-marin près de la côte.Le but de l’opération était d’inciter l’ennemi à dégarnir la défense des plages de Sicile qui, vues d’Afrique du Nord où étaient déjà les Alliés, s’imposaient tellement comme première tête de pont idéal pour un premier débarquement en Europe.
L’avenir dira si la divulgation des secrets de la diplomatie américaine par Wikileaks n’est pas une opération du même genre. Rien ne permet de l’indiquer encore. La seule interrogation porte sur les conditions d’accès apparemment faciles à certains secrets du gouvernement américain. Suffit-il d’être un as en informatique pour s’en emparer ou des complicités ont-elles été nécessaires ? Dans l’attente, il n’est pas inutile d’observer que certains mots des documents publiés par Wikileaks changent de sens dès lors qu’on les sort du contexte de secret où ils ont été écrits et qu’on les livre à l’air libre dans celui des médias. Diplomates et médias n'ont manifestement pas de l’information la même idée. Paul Villach
(1) Xavier Ternisien, « WikiLeaks : la presse française vue par l'ambassade des Etats-Unis », Le Monde.fr, 15.12.2010.
(2) « 17. Top French journalists are often products of the same elite schools as many French government leaders. These journalists do not necessarily regard their primary role as to check the power of government. Rather, many see themselves more as intellectuals,
preferring to analyze events and influence readers more than to report events. »
(3) V. Volkoff, « Désinformations par l’image », Éditions du Rocher, 2001.
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Le paragraphe 18 est aussi assez croustillant : « 18. Le secteur privé des médias en France (presse écrite, TV et radio) continue d’être dominé par un petit nombre de conglomérats, et l’ensemble des médias français sont davantage régulés et soumis aux pressions politiques et commerciales que leurs homologues américains. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel, créé en 1989, nomme les dirigeants de l’ensemble des chaînes de télévision et stations de radio publiques et surveille leur contenu politique. » Ils en pensent quoi les journalistes de ce passage à votre avis ? Cela nous aide surement à comprendre le pourquoi du « influencer leurs lecteurs ».
On note,pour les non spécialistes des messages au format ACP 127 (et non de télégrammes), la « mention de manipulation » de ce message « non protégé » : FOR OFFICIAL USE ONLY et le commentaire presque humoristique : « Sensitive but unclassified - entire text. Please protect accordingly. »
Bien sur que les diplomates sont les premiers à savoir
que toute information fiable ou non, influence. et c’est bien pour cette raison que le secret diplomatique est garanti par des conventions internationales . La question de fond est que wikileak est le vecteur d’ une transgression de la loi .
Bref sur le sujet ...........................................
Je reviens à ce que vous me répondiez hier par Lafontaine interposé .
C’est parfois une question de vie que de croire aux apparences . Là dessus c’est à Nietzsche que je renvoie .
" je me suis réveillé
soudain au milieu de ce rêve, mais seulement pour avoir conscience que
je rêvais tout à l’heure et qu’il
faut
que je continue à rêver, pour ne pas périr : tout comme il faut que le
somnambule continue à rêver pour ne pas tomber....L’apparence
est pour moi la vie et l’action elle-même."(le gai savoir )
Qu’il faille se méfier parfois certes ( caute disait
Spinoza ) mais qu’il faille se méfier toujours ,non .Les gens mentent
parfois mais pas toujours et à croire qu’ils mentent toujours c’est
nous qui sommes trompés .
Il y a quelque chose d’amusant dans le fait que cet article du « Monde » soit rédigé par Xavier Ternisien, journaliste qui s’était fait dans ce journal une grande spécialité des articles prétendument « informatifs » sur l’islam qui étaient en fait un véritable modèle de tri sélectif islamophile des informations ...
Je n’ai pas lu le « télégramme diplomatique » original mentionné par l’article du « Monde », mais je suis sûr que la comparaison de la partie de ce télégramme qui a été sélectionnée par Xavier Ternisien par rapport à l’intégralité du texte doit déjà être un cas d’école de la différence entre les faits et leur représentation !!!
On a vu ce Monsieur aussi à l’oeuvre, je crois, pour vitupérer contre les sites d’information sur Internet ! Pour ce qui est du télégramme auquel je me réfère, je le cite en américain, en note en pied d’article. Paul Villach