Une leçon ancienne du Vendée Globe : le danger du « direct »...
Les dernières heures du Vendée Globe n’ont pas été cette fois-ci détournées par un militant audacieux jusqu’à l’indélicatesse. Personne n’aura usurpé l’identité de Michel Desjoyeaux avant son arrivée aux Sables d’Olonne en vainqueur du 6ème Vendée-Globe, dimanche après-midi, 1er février 2008. L’événement ne doit pas manquer, cependant, de raviver chez M. Patrick Poivre d’Arvor une cruelle blessure. Les téléspectateurs qui ont de la mémoire, gardent le souvenir d’une franche rigolade, alors qu’en 1993, Alain Gautier avait course gagnée à quelques encablures de la ligne d’arrivée.

Le supplice du pilori
Au cours du « 20 heures » de TF1, le 11 mars 1993, M. Poivre d’Arvor se réjouissait d’être le premier à interviewer par radio, « en direct », le futur vainqueur de la course à la voile, « le Vendée Globe », Alain Gautier. Sur fond de souffles, de vent dans les voiles et de vagues heurtées à la proue, le héros se prêtait volontiers à cet échange d’informations indifférentes, devenu un exercice rituel lors d’un exploit sportif, quand, soudain le navigateur, changeant de ton, s’en était pris à « ces crétins de journalistes qui (allaient lui) tomber sur la gueule dans quelques heures », au port d’arrivée. M. Poivre d’Arvor qui se flattait d’avoir pu l’interviewer avant tout le monde, était mis dans le même sac : « Vous ne valez pas un clou, rétorquait le marin. Moi, j’ai fait le tour du monde : c’est mieux que les voyages que Botton vous a payés ! » Il faisait allusion à un procès alors en cours où le journaliste avait été mis en examen - et serait condamné - pour recel d’abus de biens sociaux. Il avait bénéficié de voyages somptueux et répétés, payés par un homme d’affaires, M. Pierre Botton, qui recourait aux stars des médias pour faire la promotion de son entreprise et de son activité politique, en tant que gendre de M. Michel Noir, alors maire de Lyon.
Là-dessus, entre deux paquets de mer qui claquaient contre la coque, on avait entendu le navigateur s’excuser auprès du champion Alain Gautier : « J’ai pris (sa) place, j’en suis désolé pour lui ! » Un intrus venait de s’immiscer sur sa longueur d’onde et de donner le change pour attaquer « en direct » un journaliste dont la mise en cause judiciaire n’avait même pas altéré le crédit.
L’illusion du "direct", du "temps réel", du "live"...
Quoi qu’on ait pu penser de l’indélicatesse du radio-amateur, l’anecdote avait eu du moins le mérite de faire réfléchir sur l’univers médiatique dont la caractéristique est d’être peuplé d’illusions tant structurelles que conjoncturelles.
Ainsi « une représentation fictive de la réalité » pouvait être si vraisemblable que nul ne pouvait la repérer, pas même un professionnel de l’illusion. Deux ans auparavant, en décembre 1991, M. PPDA s’était, en effet, illustré en travestissant une conférence de presse publique de Fidel Castro en entretien privé exclusif par le seul jeu du champ/contre-champ qui effaçait la salle de réunion pour ne montrer que l’orateur et le journaliste. Ici l’usage d’une fréquence radio et un vague bruitage marin suffisaient à ne laisser aucun doute sur l’identité du correspondant. Le « direct » pouvait donc être un leurre vraisemblable. Jean Yanne avait déjà brocardé ce danger en 1972, au début de son film, « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » : on y voyait en Amérique latine un journaliste faire croire au micro qu’il était en plein milieu d’une bataille ; en fait, il se prélassait en galante compagnie dans un hôtel et parlait sur un bruitage de mitraille sortant d’un magnétophone.
Il en découlait un second enseignement sur le danger que représente le « direct ». L’ivresse technologique et l’impression d’ubiquité que peuvent ressentir les professionnels des médias, leur donnent l’illusion de saisir la réalité "im-médiatement", c’est-à-dire, en osant le pléonasme, sans l’entremise de médias. Ils s’emploient, du reste, sans cesse à le faire croire à leurs propres récepteurs en faisant oublier les filtres déformants des médias disposés en série entre soi et la réalité : les médias personnels avec les cinq sens, les mots, les images ou les silences et les médias de masse, comme ici la radio et la télévision. Il n’est question dans leur bouche que de « direct », de « temps réel », ou mieux de « live » » dans ce sabir anglo-saxon qui est le patois des médias pour conférer à leur activité l’autorité de la technologie américaine.
Or, il n’en est rien ! Une information, saisie et livrée par un média, à la prise toujours plus ou moins déformante, comme le mot ou l’image, fussent-ils tous deux transmis à la vitesse de la lumière par les médias électroniques, n’est que "la représentation d’un fait", ce qui constitue non pas « un fait brut », selon une croyance encore trop répandue, mais un commentaire sur le fait. Et cette fausse interview prouve que « cette représentation d’un fait » peut aller jusqu’au bobard.
La fidélité confondante de la représentation analogique, qu’elle soit visuelle ou sonore, par télévision ou radio, ne doit donc jamais faire oublier qu’elle ne livre qu’"une carte" du terrain, et jamais "le terrain" qu’elle représente. Et "la carte" ne doit jamais être confondue avec "le terrain", fût-il marin comme ici.
Paul Villach
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