Une lutte contre la fraude très sélective
Sous l’impulsion présidentielle, Sarkozy ne cessant de vilipender les "assistés" et les "tricheurs", le gouvernement intensifie la lutte contre la fraude, coordonnée par Éric Woerth, ministre du Budget, des comptes publics et de la fonction publique.
L’ennui, c’est que les plus grands fraudeurs ne sont pas ceux que l’on désigne à la vindicte populaire. Lutte contre la fraude : le gouvernement se trompe de priorité, titre ainsi Philippe Frémeaux, directeur de la rédaction de notre revue de chevet, Alternatives économiques : "Eric Woerth, le ministre du Budget, a annoncé mercredi 16 avril, la création d’une délégation nationale de lutte contre la fraude. On serait tenté de saluer ce témoignage de la volonté des pouvoirs publics de lutter contre la fraude si les mesures annoncées hier par le ministre ne se concentraient pas sur la chasse aux fraudeurs aux prestations sociales, notamment via le croisement de différents fichiers et de nouveaux dispositifs d’évaluation de la situation des personnes. (...) Selon les estimations du Conseil des prélèvements obligatoires, le montant de la fraude fiscale et sociale tourne, en France, entre 28 et 40 milliards d’euros, soit 1,7 % ou 2,3 % du PIB. Le Syndicat national unifié des impôts (SNUI) l’évalue pour sa part à 50 milliards d’euros. Mais peu importent les chiffres - par définition, on ne peut chiffrer avec exactitude les comportements délictueux -, on constate à ces évaluations que le montant de la fraude équivaut peu ou prou au déficit du budget de l’Etat ! Or, la fraude aux prestations sociales ne contribue que pour une part négligeable à ce total. Ainsi, la Caisse nationale d’assurance-maladie n’a constaté, en dépit des moyens croissants mis en œuvre pour lutter contre la fraude, que 116 millions d’euros de fraude en 2007. La Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF) en est resté à 35 millions en 2006. Quant à l’Unedic, la caisse d’assurance-chômage, elle évalue à 140 millions d’euros les sommes perçues par des chômeurs faussement déclarés. Au total, moins de 300 millions d’euros. En admettant même que ces organismes n’identifient qu’une part limitée de la fraude et que celle-ci s’élève à deux fois, voire trois fois les montants détectés, on n’atteindrait pas le milliard d’euros. Un montant à rapporter aux 500 milliards d’euros redistribués chaque année par l’ensemble des régimes sociaux. Alors ? Alors l’essentiel de la fraude est liée à la fiscalité. Des ménages pour une petite part, et surtout des entreprises, qui déploient parfois une grande intelligence pour éviter de payer la TVA ou minimiser, au-delà de ce que les règles légales autorisent, leur impôt sur les bénéfices des sociétés. Or, dans ce domaine, le discours politique est précisément inverse de celui qui prévaut en matière sociale. La priorité affirmée est d’alléger la fiscalité assise sur les entreprises. Est-ce à dire que le gouvernement ne fait rien pour lutter contre la fraude fiscale ? Non, et différentes mesures sont en cours de discussion avec nos partenaires européens, notamment pour lutter contre les escroqueries à la TVA. Mais on aimerait que les priorités soient mieux définies et les enjeux mieux hiérarchisés. Sinon, la lutte contre la fraude risque d’être perçue comme une nouvelle forme de chasse aux pauvres. La volonté gouvernementale de lutter contre la fraude sociale serait enfin mieux perçue si elle s’accompagnait d’un effort équivalent pour réduire le non-recours, c’est-à-dire la non-perception par de nombreuses personnes des prestations auxquelles elles ont pourtant droit au vu de leur situation. On estime ainsi que près d’un tiers des personnes qui devraient toucher le RMI n’en bénéficient pas, par défaut d’information, parce qu’ils ont renoncé à le demander face à la complexité de la procédure, ou par crainte d’être stigmatisé en tant qu’ « assisté »."
Encore Philippe Frémeaux ne parle-t-il pas de ce que l’on appelle pudiquement "l’optimisation fiscale des firmes multinationales". Le procédé est résumé par Bakchich.info : "les groupes puissants choisissent des paradis fiscaux, type Suisse, Hollande ou Luxembourg, pour établir leur siège social. La maison mère prête de l’argent à des filiales installées par exemple en France. Lesquelles filiales paient de gros taux d’intérêt au holding de tête. Et comme ces intérêts sont déductibles du bénéfice imposable, le fisc français se retrouve grugé d’autant." Interrogée à ce sujet par Virginie Roels, journaliste du site d’information en ligne qui évoque un rapport de l’Insee (vidéo en ligne ici), la ministre de l’Économie, Christine Lagarde, répond : "je suis tout à fait intéressée par toute information dont vous disposeriez sur des niches fiscales à des centaines de millions d’euros". "Vous n’avez jamais entendu parler du rapport de l’Insee ?", s’étonne Virginie Roels. Réponse alambiquée : "Des niches fiscales de centaines de millions d’euros au bénéfice des entreprises... j’aimerais bien avoir plus de clarifications. Donc si l’Insee dispose de ces informations, je le lui demanderai. L’Insee est un organisme indépendant qui exerce ses missions et qui rend ses rapports d’une manière indépendante. Je n’exerce pas de droit de contrôle, en l’état, sur l’Insee. Mais je leur poserai la question." Problème pour cette menteuse de Lagarde : le rapport en question, titré Les Structures de groupe et les procédés d’optimisation fiscale, que Bakchich s’est procuré, a été conjointement élaboré par l’Insee et la direction du Trésor, porte l’en-tête du ministère de l’Économie et a été présenté lors d’un symposium organisé à Bercy le 20 juin 2007 ! Dans la plus grande discrétion : "Rien n’a filtré de ce symposium. Et pour cause, les hauts fonctionnaires présents n’ont pas eu droit au rapport fort pointu rédigé par leurs collègues de la direction du trésor et de l’Insee. Pas une copie distribuée, pas un écho dans les revues internes du monde financier gouvernemental", écrit Nicolas Beau de Bakchich. Un enterrement de première classe, en somme. Le rapport chiffrait pourtant la perte pour le fisc français à un minimum de 600 millions d’euros depuis cinq ans.
Et concernant les niches fiscales dont bénéficient certains particuliers, qui les soustraient à l’impôt ? L’État ne gagnera presque rien avec la révision des niches fiscales, titre Le Point du 7 mai dernier : "Face à la hauteur de l’obstacle, le gouvernement renâcle. La révision annoncée des niches fiscales qui pèsent "une cinquantaine de milliards d’euros", selon le ministre du Budget Éric Woerth, sera limitée. Elle ne devrait même rien rapporter à l’État, car ce n’est tout simplement pas le premier objectif, affirme le rapport de l’Inspection générale des finances commandé par Christine Lagarde et transmis hier aux parlementaires. Alors que le porte-parole de l’UMP Frédéric Lefebvre avait proposé de réduire les niches fiscales de moitié d’ici à 2012, Christine Lagarde a mis fin à ses attentes mardi soir sur TF1. La ministre de l’Économie a finalement retenu le plafonnement de cinq des quelque 200 dispositifs dérogatoires à l’impôt, qui permettent de s’en exonérer presque totalement." Cinq sur 200, on voit l’ampleur de la remise à plat... Mais, à côté de cela, intensifions la lutte contre les fraudeurs et les profiteurs d’en-bas, tellement plus vulnérables ! "Sarkozy, c’est l’élu de Neuilly, à l’origine. C’est l’homme des riches. C’est un type qui promet d’être dur avec les faibles", diagnostiquait l’historien, sociologue et démographe Emmanuel Todd, invité de Bourdin & Co sur RMC le 4 avril 2007 (retranscription sur ContreInfo). Ce que promettait Sarkozy lui-même : "Je serai un président comme Louis de Funès dans Le Grand Restaurant : servile avec les puissants, ignoble avec les faibles. J’adore", déclarait-il en off à des journalistes le 16 février 2007, depuis la piscine d’un grand hôtel à La Réunion (cité dans Nicolas Sarkozy, De Neuilly à l’Elysée, par les journalistes politiques Bruno Jeudy du Figaro et Ludovic Vigogne du Parisien), avec sans doute davantage de cynisme que d’humour. Une des rares promesses qu’il tiendra. Terminons par une suggestion : d’après le rapporteur général du Budget au Sénat, Philippe Marini, cité hier par Le Figaro, 843 contribuables assujettis à l’Impôt sur la fortune ont quitté la France en 2006, pour un montant de "2,8 milliards d’euros de capitaux au total". Le bouclier fiscal à 50 % ne suffit donc pas. Marini ne voit qu’une solution : "lever le seuil d’imposition de 770 000 à un million d’euros. Nous avons besoin de personnes aisées sur notre territoire pour investir, créer des emplois, de la richesse et pour, au final, payer des impôts". Mais non ! Laissons les seules classes moyennes en payer, n’embêtons pas les riches avec ça, sinon ils partent... Dans la droite ligne de la politique sarkoziste, persécutons les chômeurs, tricheurs, fraudeurs et assistés et supprimons donc l’impôt des riches. "Servile avec les puissants, ignoble avec les faibles. J’adore" : nous aussi !
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