Une méthode pour penser juste

C'est en quelque sorte la méthode sans le discours. Je ne fais ici que reprendre la méthode cartésienne en l'actualisant et en la complétant légèrement. Tout un tas de choses font pression sur notre réflexion ou la restreignent : l'émotion favorisée par les sollicitations extérieures diverses, les humeurs, l'opinion générale et les idées préconçues, l'enfermement dans notre identité personnelle ou collective. Etc. Plutôt que lutter contre ces influences, il faut les regarder en face mais dérouler une méthode neutre et objective qui va droit au juste et à la vérité. Il faut fuir deux excès : la doxa et l'ego.
I – LA METHODE GENERALE
Le précepte « rien de trop » a deux sens : justice et justesse. Voltaire : « sans connaître le principe de nos pensées, il faut tâcher de penser avec justesse et avec justice… »
Penser avec justesse, c’est saisir de façon juste la réalité, c’est opérer un rapport fiable entre la pensée et le réel que l’esprit est chargé d’interpréter et de se représenter.
Penser avec justice consiste à garder le juste en perspective et pour cela il faut fuir deux excès opposés, qui sont : céder aux pressions de la doxa, céder à la puissance aveuglante de son ego.
A– Penser avec justesse
Règle n°1 de Descartes : « ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. »
Penser avec justesse, c’est ajuster sa pensée à ce qu’elle doit examiner et contrôler pour cela ce qui est appelé à juger, à savoir notre esprit.
- Examiner les éléments avec honnêteté et objectivité
Les éléments à étudier peuvent être des faits ou des propos tenus. L’honnêteté se rapporte à soi, l’objectivité est un rapport aux choses. Il s’agit donc dans le premier cas d’une démarche d’ordre psychique et, dans le second cas, d’une approche toute matérielle.
L’honnêteté consiste en deux choses : d’une part, à porter un regard juste (au sens non moral) sur les éléments de la situation, c’est-à-dire une vision lucide et neutre (pas de vision faussée ou déformée). D’autre part, à sonder en soi-même sans complaisance ce qui peut influer sur nos choix (intentions, intérêts, influences…).
L’objectivité consiste pour l’esprit à s’ajuster le plus possible à la matérialité des choses.
1-2 Maîtriser nos affects
Maxime n°3 de Descartes : « tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde »
Apprendre à se garder des excès des émotions, en particulier le désir, la crainte et la colère. Nous devons ajuster la force de nos émotions de façon à ne pas sur réagir et pour pouvoir, le plus souverainement possible, appréhender la situation telle qu’elle ressort hors de toute émotion, même si celle-ci ne doit pas être dénié ni minimisée.
- Agir avec prudence dans la récolte des éléments à juger
Diviser, graduer, faire la revue complète.
Règle n°2 : « diviser chacune des difficultés… »
Règle n°3 : penser en graduant dans l’ordre des objets les plus simples aux plus complexes.
Règle n°4 : « faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre. »
Ces trois règles sont à appliquer dans les constats, les déductions, les questionnements.
Il faut nommer justement les choses : « Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde ». (Albert Camus)
Il faut énoncer correctement les constats et les questions et poser la question suivante : « dans quel cadre, dans quel registre, se situent ces éléments ? »
B – PENSER AVEC JUSTICE
La justice consiste à se régler sur des principes et des lois morales, sociales et juridiques. C’est se conformer (sans conformisme). Parmi ces lois et principes, il y a les préceptes universels incontestés et l’idée du Juste.
Maxime n°1 de Descartes : « obéir aux lois et aux coutumes de mon pays… et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l’excès ».
Maxime n°4 : le choix de la meilleure pratique humaine (« faire une revue sur les diverses occupations qu’ont les hommes en cette vie, pour tâcher à faire choix de la meilleure... »).
Former son jugement sur l’affaire en s’assurant que l’on porte un jugement juste et neutre. Ce n’est qu’à ce stade que le jugement intervient, il ne doit pas interférer aux étapes précédentes.
La réponse ou réaction consiste aussi à gérer le temps : quelquefois on temporise alors que la justice exige de décider vite, ou on traîne pour punir l’autre. D’autres fois, réagit au contraire trop vite et on commet là aussi une erreur qui peut se transformer en injustice. Il faut déterminer le juste moment en s’assurant que les personnes concernées sont prêtes et disposées. En cas de colère, différer sa réaction. Voire choisir l’abstention, qui n’est pas un renoncement ou une apathie. Il s’agit d’une abstention active.
Résumé : la justesse, c’est prendre connaissance des choses en s’ajustant honnêtement et objectivement aux faits, et en se contrôlant, pour récolter les éléments indispensables et ne pas omettre de poser les questions nécessaires. La justice, c’est se conformer aux principes et aux règles, former un jugement neutre sans précipitation, réagir au juste moment ou s’abstenir.
II - Les outils et moyens de la méthode
Ces outils sont la connaissance précise des notions suivantes : la vérité, le mensonge, l’erreur. L’outil que j’ajoute à cette liste est la théorie du Juste, une théorie que je fonde sur l’analyse des grands préceptes moraux et philosophiques d’utilité concrète dans l’application de la méthode (voir mes articles sur le juste). Il faut toujours garder le juste en perspective, le juste n'étant ni la raison ni l'émotion ni la référence exclusvie aux notions de bien et de mal. En fait, le juste est en lui-même perspective. Alors que les autres dimensions sont factuelles et statiques ou idéologiques.
Il convient de se souvenir d’incorporer à chaque étape les trois dimensions du temps : « L’avenir nous tourmente, le passé nous retient, c’est pour ça que le présent nous échappe » a dit Flaubert. Si chaque temporalité présente ses pièges et ses limites, chaque dimension temporelle doit cependant être prise en compte dans la démarche.
La méthode en trois temps
Analyse, élaboration, formulation.
Plutôt que de parler de catégories d’erreurs, je préfère parler de pièges qui varient selon les terrains : le terrain des données et du contexte analysé, le terrain de soi, le terrain du langage, le terrain temporel.
I – Analyser
Le terrain contient des pièges.
- La vérification de la véracité : les sources.
- La récolte des éléments : S’assurer de ne rien ignorer, de bien comprendre et de connaître le sujet.
- Quelle est la part du non-dit ?
- Repérer ce qui détonne et ce qui est anormal.
- Bien nommer et bien définir pour donner un point de départ juste à la réflexion.
- Les trois cas de base : les données brutes, la question, l’affirmation.
La question est-elle de pure forme ou authentique ? Elle est-elle biaisée ? Tactique (rhétorique) ? Tendancieuse ? Qui la pose : où, quand, comment et pourquoi ? Sa formulation est-elle correcte ?
L’affirmation : la soumettre au doute méthodique.
II –Enoncer correctement le problème
Ma manière d’être contient des pièges.
- L’attente : qu’est-ce qu’on attend de moi ? Se méfier de la sollicitation. A quel titre, ma personne est-elle sollicitée. Le risque est grand de laisser l’ego s’exprimer pour se mettre en valeur.
- Enoncer plutôt que dénoncer (éviter le moralisme)
- Gérer le temps : éviter toute précipitation, résister à la pression extérieure comme intérieure (impatience), sérier les priorités.
- Gérer mes humeurs. Les interférences des émotions, de l’imagination.
III – La formulation de la réponse
Elle contient aussi des pièges. Les pièges du terrain de la formulation. Il s'agit d'énoncer de manière neutre et positive. On a tendance en effet à en ajouter pour convaincre la personne à laquelle on s'adresse, voire pour s'auto persuader de la vérité de notre démonstration. Il faut être sobre et s'exprimer avec le moins de mots possibles, en parlant juste, à l'économie. Chaque mot ajouté l'est de manière intenntionnelle et intéressée. Il faut se demander si sa place est vraiment nécessaire.
Enfin, il se cantonner à son domaine et ne jamais s'aventurer au-delà sans avoir requis les avis compétents ni vérifié l'exactitude de ses sources. L'art de la citation se perd et c'est dommage car combien de fois il est observé des citations à peu près voire totalement faussées. Par exemple, on entend dire "cent fois sur le métier" par un effet moderne d'exagération (le meme qui faire dire "je suis à mille pour cent" ou qui conduit à produire des proportions édifiantes non prouvées : "90 % des gens pensent que..." est un abus de langage et un abus tout court ! ) alors que Boileau dit "Vingt fois sur le métier".
On prendra ici Boileau en modèle.
De L'Art poétique (1674)
Avant donc que d'écrire, apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L'expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
(Chant I)
Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,
Polissez-le sans cesse, et le repolissez,
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.
(Chant I)
Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire.
(Chant I)
Il n'est point de serpent ni de monstre odieux,
Qui par l'art imité ne puisse plaire aux yeux,
D'un pinceau délicat l'artifice agréable
Du plus affreux objet fait un objet aimable.
(Chant III)
Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.
(Chant III)
Soyez plutôt maçon, si c'est votre talent.
(Chant IV)
Ce qu'on ne doit point voir, qu'un récit nous l'expose :
Les yeux en le voyant saisiront mieux la chose ;
Mais il est des objets que l'art judicieux
Doit offrir à l'oreille et reculer des yeux.
(Chant III)
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