Une plongée en apnée chez les « sans-dents »
Il a perdu son emploi, il a une femme et un fils handicapé – non, non, je n’ai pas dit « donc deux handicaps » (bon OK, je l’ai pensé).
Il se bat, mais a la tête du Droopy résigné (même qu’il a gagné un prix d’interprétation à Cannes pour sa tête de chômeur fatigué de prendre des coups, c’est dire comment ses babines tombent bien).
C’est un film de Stéphane Brizé, c’est un film qui tape juste, qui tape fort et on sort de là groggy.

La scène inaugurale chez Pôle Emploi mérite à elle seule la médaille du réalisme social. On y voit Thierry, la cinquantaine triste, à son rendez-vous avec un conseiller où il revient d’un stage de grutier qui n’a abouti sur rien car il lui manquait une expérience en chantier pour pouvoir prétendre à un poste dans le monde réel. Car Pôle Emploi n’est pas le monde réel, on y voit un chômeur aussi perdu que le conseiller qui ne sait plus comment s’excuser d’avoir fait perdre son temps à Thierry. On sent qu’il a appris des phrases par cœur sur le nécessaire combat pour retrouver un emploi mais qu’il n’y croit plus lui-même. 5,5 millions d’inscrits à Pôle Emploi et 300 000 postes à pourvoir proposés sur leur site (ça ce sont les vrais chiffres, et encore je parle pas des 200 postes créés pour traquer les fraudeurs, pardon pour vérifier que les chômeurs n’ont effectivement rien à foutre, pardon pour les aider à trouver un emploi qui n’existe pas).
Cela me rappelle toutes ces anecdotes qu’on m’a racontées sur Pôle Emploi. Les radiations systématiques au motif de ne pas être venu à un rendez-vous que le conseiller avait oublié de proposer (oups). Le rendez-vous la veille au soir à un horaire où l’on a déjà un entretien d’embauche et où le conseiller demande le plus sérieusement du monde de le prouver par un justificatif signé par la DRH d’une boîte que l’on va rencontrer pour la première fois (et où l’on aimerait bien faire bonne impression).
C’est Kafkaïen, c’est grotesque. C’est la vie quotidienne des millions de chômeurs que certains traitent de fainéants à demi-mots (n’est-ce pas Mr Macron ?).
15 mois que Thierry est au chômage, dans quelques mois il sera au RSA. Comment va-t-il payer les factures ?
Alors, il fait ce qu’il peut, il essaye de vendre son mobile home à un acheteur autant dans la merde que lui et qui négocie jusqu’à l’absurde dans une scène à la limite du supportable.
La limite du supportable, ceci dit, avait déjà été dépassée car j’ai eu le malheur d’aller visionner ce film dans un cinéma du 6ème arrondissement. Les gens riaient dans la salle, alors que tout prêtait à pleurer, que l’ambiance était plombante au possible. Les gens riaient. Peut-être n’avaient-ils jamais vu de pauvres ? Ils se croyaient au zoo sans doute. Comme Laurence Parizoo quand elle a déclaré qu’elle ne reconnaissait pas la réalité dont le cinéaste sur laquelle le cinéaste offrait pourtant un bel éclairage. Ceci dit, le contraire eut été étonnant. Imaginez que Laurence comprenne la misère des chômeurs, ce serait un peu le scoop du siècle.
Certains films vous marquent pour leur côté artistique, par leur mise en scène, par le scénario. On est pas dans le même cas ici. La forme est brute, limite documentaire. Ça pue la misère à plein nez (celui qu’on nous met dans la merde).
Finalement, Thierry retrouve un emploi. Il sera vigile dans un supermarché. A traquer les autres pauvres qui essayent de voler un peu de viande parce qu’ils n’ont pas les moyens d’en acheter (2ème scène insupportable de ce papy qui reste digne, pris la main dans le sac). Stéphane Brizé ne dit rien, il ne fait que suggérer et c’est là toute la force de son film, le trait n’est pas grossi, il est juste comme il est.
Et la logique va jusqu’au bout, terrible. Non seulement Thierry doit arrêter les voleurs, mais il doit aussi espionner ses collègues. Implacable logique d’un système où les salariés qui devraient se serrer les coudes en viennent à se tirer dans les pattes les uns les autres pour grappiller des miettes.
La boucle est bouclée.
« La loi du marché » un film gênant car hyperréaliste : rien n’est magnifié, rien n’est romancé, cela aurait pu être tourné en caméra caché avec des vraies gens. On y aurait vu que du feu.
Ce film est dur car il montre la réalité brute : les dégâts d’une logique tournée vers le fric. Au profit d’une poignée d’hommes, prêts à écraser le reste de l’humanité pour garder ses privilèges. Quitte à monter les lions les uns contre les autres pour continuer à en profiter. Jusqu’à ce qu’un lion s’échappe. Puis retourne de lui-même dans l’arène. Il faut bien bouffer.
Le plus terrible dans ce film est qu’on ne voit jamais l’ennemi, le vrai.
La loi du marché est aveugle et invisible.
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