Une simultanéité suspecte : Constitution (1958) et mise en place du Marché commun (1958)
Je reviens à Pierre Cot et au rapport qu’il a présenté, le 5 avril 1946, à la tribune de l’Assemblée nationale constituante, sur un projet de Constitution d’abord placé sous la responsabilité d’un rapporteur issu du MRP (chrétien-démocrate) : François de Menthon.

Ayant montré, par l’analyse historique, que le principe de la séparation des pouvoirs était un vestige de la lutte menée par la bourgeoisie contre l’aristocratie pour assurer sa propre domination tout en maintenant le peuple à l’extérieur de l’ensemble du pouvoir étatique, Pierre Cot en tirait les conséquences pour le schéma institutionnel qu’il convenait désormais de mettre en place :
« Quand on rejette ainsi la dualité du pouvoir - ou la triplicité, pour les partisans du pouvoir judiciaire -, on aboutit forcément à l’unité du pouvoir qui est la règle démocratique. Tout le pouvoir appartient au peuple ; sa volonté est souveraine. Le peuple ne pouvant exercer directement le pouvoir élit ses représentants. Dans cette conception unitaire du pouvoir, l’Assemblée élue par le suffrage universel est évidemment la pièce maîtresse, la clef de voûte de tout le système. » (page 849)
Alors qu’antérieurement, l’Assemblée parlementaire avait à faire face à un exécutif issu du temps de la monarchie et de ses suites impériales, et donc initialement dominant, l’Assemblée unique n’a de comptes à rendre qu’au suffrage universel. Le principal responsable du pouvoir exécutif change entièrement de statut, ainsi que Pierre Cot le souligne :
« Le pouvoir exécutif n’existant plus en tant que pouvoir isolé et distinct par son origine, ce n’est plus un monarque ou un président élu, directement ou indirectement, par le peuple qui en est le chef. La fonction exécutive est exercée par un conseil des ministres, dont le président est élu par l’Assemblée nationale. La conception même de la fonction présidentielle est différente. Le Président de la République n’est plus le chef de l’État, mais le premier magistrat de la République. » (page 849)
Le Président de la République n'étend pas sa primauté sur l’État et, par le moyen de celui-ci, sur l’ensemble de la population. Il n’est plus que le représentant du système politique censé structurer l’organisation sociale dans son ensemble : la République, qui, elle-même, réalise la formule du "gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple". Face à ce peuple, il n’y a politiquement plus rien.
Or, la Troisième République elle-même, apparemment dépouillée de tout caractère monarchique ou impérial, avait donné un privilège redoutable au président de la République, qui devait l’exercer en lien avec un Sénat issu de tout ce que la France contenait de notabilités. Et c’est ce qui disparaît dans le projet de Constitution présenté par Pierre Cot, puisque, dans celui-ci, le président de la République…
…« ne peut plus, avec le concours d’une Chambre haute, dissoudre l’Assemblée des représentants du peuple quand celle-ci lui semble ingouvernable. » (page 849)
"Ingouvernable", cette Assemblée pourtant issue du suffrage universel… Certes, mais "ingouvernable" par… le Gouvernement, comme de juste.
C’est-à-dire ingouvernable par le pouvoir exécutif… lui-même étant, dans sa forme bourgeoise, d’origine monarchique.
Tout ceci est donc parfaitement clair. Et jetez donc maintenant un œil sur le fonctionnement de la Cinquième République, issue du coup d’État perpétré par Charles de Gaulle en 1958… Et voyez les conséquences que cette surrection du pouvoir exécutif peut avoir eues sur le schéma de base - tout aussi monarchique (l’Europe n’en finit pas d’attendre "son" maître) - des institutions européennes.
Vous aurez alors une idée un peu plus claire du chemin qu’il nous reste à parcourir pour, en nos qualités de citoyennes et de citoyens, sortir de ce piège à l’intérieur duquel nous voici pris depuis bientôt soixante ans, puisque la mise en œuvre du marché commun correspond tout juste à l’adoption de la Constitution de 1958.
Ce qui n’a rien à voir avec un quelconque hasard, comme le savent celles et ceux qui ont pu observer de près les conditions internationales du retour de Charles de Gaulle au pouvoir : il restait à plier le parti communiste qui, aux dernières élections (1956) précédant le coup d’État, était encore et toujours le premier parti de France et recevait, en permanence, un quart des voix, ainsi qu’il en allait depuis la Libération.
Compagnon embarrassant pour les pères de l’Europe… qui savaient bien, eux-mêmes, comment le 3 janvier 1946, Charles de Gaulle avait remis les clefs des coffres de la France (affaires économiques) dans les mains de Jean Monnet, et donc des États-Unis.
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