Va-t-on laisser l’UE achever l’ONU le 15 juin prochain au Kosovo ?
Pourquoi le 15 juin ? C’est la date à laquelle la Constitution de la République autoproclamée du Kosovo, qui fut adoptée le 9 avril dernier, est censée entrer en vigueur. C’est également la date butoir que les institutions provisoires du Kosovo et l’Union européenne, qui a commencé à déployer sa “mission de droit” Eulex sur place sans avoir au préalable obtenu l’autorisation du Conseil de sécurité des Nations unies, ont fixé à la Minuk, la Mission intérimaire des Nations unies, pour tourner les talons et leur laisser place nette. La Minuk est pourtant la seule à légalement disposer du pouvoir d’administrer la province serbe, cette autorité lui ayant été conférée par ce même Conseil, l’instance suprême de la communauté internationale, via la résolution 1244 qu’il adopta le 10 juin 1999. Cette volonté de voir la Minuk tirer sa révérence le 15 juin fut à nouveau exprimée sans équivoque lundi dernier à New York par les représentants permanents des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France, et vertement réprouvée par ceux de la Russie et la Chine, à l’occasion d’une séance du Conseil de sécurité dédiée à la situation au Kosovo.
Rappelons que la 1244 marqua la fin de la première campagne militaire de l’Otan qui, alors en pleine crise d’identité au seuil de la cinquantaine, trouva une nouvelle dynamique de cohésion en s’offrant le luxe de bombarder la République fédérale de Yougoslavie en toute illégalité pendant 78 jours. En chassant les forces de sécurité yougoslaves et serbes de la province, la République de Serbie se trouva de facto dans l’impossibilité de gérer le Kosovo, mais, n’osant pousser le bouchon trop loin et procéder dès lors à une soustraction définitive de la province, les puissances ayant décidé des bombardements se retournèrent vers l’ONU pour combler le vide juridique résultant de leur intervention.
L’arrivée de l’ONU au Kosovo ne marqua pas le rétablissement du respect du droit international pour autant, loin s’en faut, puisque la Minuk, pilotée par Washington et ses alliés européens, continua à progressivement grignoter l’autorité des Nations unies de l’intérieur. Le point culminant de ce processus d’évidage fut atteint le 15 février dernier, quand les Albanais du Kosovo proclamèrent unilatéralement l’indépendance de la province serbe, réalisant ainsi la promesse faite par la Secrétaire d’Etat américaine, Madeleine Albright, à la veille des bombardements de l’Otan. Tout ceci au nez et à la barbe de l’ONU, qui ne broncha pas d’un sourcil. Un travail de sape particulièrement réussi puisque le Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, resta muet comme une carpe, tout comme le Conseil de sécurité réuni en urgence sur l’insistance de la Russie.
La violation systématique des normes et des principes ayant régi les relations internationales depuis la Seconde Guerre mondiale semble d’ailleurs être une constante, voire le fil conducteur, dans la gestion du dossier kosovar. Le droit international ne fut pas le seul à en pâtir et certains concepts fondamentaux de l’économie de marché, dont les promoteurs de l’indépendance du Kosovo se font pourtant les chantres, furent sérieusement battus en brèche. C’est ainsi qu’à l’occasion de la définition du modèle de privatisation des entreprises publiques et autres coopératives spécifiques au modèle d’autogestion yougoslave, le bras économique de la Minuk, qui relève de l’Union européenne, ne s’embarrassa ni de définir qui en étaient les propriétaires, peut-être parce que sachant qu’ils étaient Serbes pour la plupart, ni du remboursement des créances pesant sur ces compagnies. Le processus fut d’ailleurs suspendu à maintes reprises soit par le département juridique des Nations unies à New York, car ne sachant pas quelles interprétations “créatives” donner aux lois existantes afin de justifier ces manipulations, soit par ceux en charge de les mettre en pratique sur le terrain par crainte de poursuites judiciaires car non protégés par l’immunité diplomatique. La privatisation n’a pu démarrer vraiment qu’après l’arrivée de Joachim Ruecker en février 2005, ce dernier apparemment peu soucieux de ce genre de considérations, une témérité qui aura certainement contribué à son accession à la tête de la Minuk en août de l’année suivante.
Finalement, et pour en finir sur ce registre, il est intéressant de constater que l’action de l’Union européenne au Kosovo se base sur le plan mis au point par l’envoyé spécial des Nations unies, Martti Ahtisaari, qui proposa d’octroyer à la province serbe une indépendance supervisée par la communauté internationale. Ce plan fut cependant rejeté après que le Conseil de sécurité n’eut pu réussir à l’adopter l’été dernier du fait de la menace de la Russie d’user de son droit de veto. D’après ce plan, la Minuk doit procéder au transfert des pouvoirs qu’elle détient vers les institutions provisoires du Kosovo et Eulex sur une période de 120 jours, au terme desquels elle disparaît. La date d’entrée en vigueur de la Constitution de la République du Kosovo a été fixée au 15 juin, soit quatre mois, ou 120 jours, après que le Kosovo a fait sécession. Une telle situation, ramenée à l’échelle de la France, consisterait à avoir le gouvernement mettant en pratique une loi rejetée par l’Assemblée nationale. A cela, il faut encore ajouter qu’Eulex a pris la liberté de commencer à se déployer malgré l’opposition de la Serbie, dont la souveraineté sur le Kosovo est pourtant confirmée par la 1244, une réalité que les géniteurs du Kosovo indépendant ignorent cependant superbement. Je ne m’attarderai pas sur la base militaire américaine de Bondsteel, un investissement dépassant le demi-milliard de dollars, que la commission d’enquête du Conseil de l’Europe chargée des transferts illégaux de personnes détenues par la CIA suspecte d’avoir « hébergé » certaines de ces dernières.
Depuis le 17 février dernier, date à laquelle Pristina coupa les ponts avec Belgrade, au lieu des 100 pays promis aux dirigeants Albanais du Kosovo par leurs souteneurs, c’est un total de 37 contrées, sur les 192 que compte l’ONU, soit à peine plus du cinquième, qui ont reconnu la sécession du Kosovo, lui conférant une légitimité somme toute très relative. Parmi ces 37, il faut compter 18 des 27 membres de l’UE, soit les 2/3, et pratiquement le même ratio au sein de l’Otan. De plus, 7 des 8 membres du G8, qui est en majorité constitué par ceux ayant poussé à l’indépendance du Kosovo, en ont fait autant. En dehors de ces forums, où les artisans de l’indépendance de la province serbe ont su faire preuve d’une force de persuasion plus ou moins dosée, la plupart des autres pays ayant accepté l’arrivée de cette nouvelle créature sur la scène internationale confèrent une dimension folklorique à l’événement.
On compte ainsi parmi eux l’Afghanistan qui, apparemment soucieux de préserver l’attention des Américains à tout prix, fut si diligent qu’il brûla la politesse à Washington et devint ainsi le premier pays à reconnaître le Kosovo nouveau, immédiatement suivi en cela par son tuteur. En firent autant Taiwan, lui-même un paria sur la scène internationale car ne parvenant à intégrer les Nations unies faute de reconnaissance, le Sénégal, dont on peut se demander s’il considère le Kosovo comme un exemple à suivre pour régler la question de la Casamance, ou encore la Principauté de Monaco, dont la motivation se situe peut-être quelque part à mi-chemin entre les arguments de Bernard Kouchner, notre hussard de la recomposition de l’ordre planétaire, qu’il a d’ailleurs pu mettre en pratique en personne au Kosovo, et ceux, sonnants et trébuchants, que l’on pourrait imaginer la mafia albanaise lui susurrer à l’oreille, le seul autre paradis fiscal l’ayant précédé étant le Lichtenstein. Qui sait ce qui a bien pu inspirer les îles Marshall dans cette démarche, ou encore la République de Nauru, le dernier Etat à s’être exécuté ce 23 avril, deux pays perdus en pleine Océanie que bien peu de gens sauraient montrer sur un planisphère et qui se font ainsi un peu de publicité à bon compte avant la saison estivale.
A ceux-ci s’opposent une cinquantaine de pays, et non des moindres pour la plupart, qui se sont déclarés résolument contre la reconnaissance d’un Kosovo indépendant. Outre la Russie et la Chine, ces derniers se rangent, en parcourant le globe d’Est en Ouest, de la Nouvelle-Zélande au Mexique en passant par les Philippines, l’Indonésie, le Vietnam, l’Inde, la Géorgie, la Syrie, Israël, l’Egypte, le Kenya, l’Afrique du Sud, Chypre, l’Ukraine, la Roumanie, la Grèce, la Slovaquie, la Libye, l’Algérie, l’Espagne, le Brésil, Cuba, l’Argentine et le Venezuela, pour n’en citer que quelques-uns. Beaucoup de ces pays ont une influence déterminante dans nombre d’organisations régionales et autres forums tels que le Mouvement des non-alignés, l’Organisation de la conférence islamique ou l’Organisation de l’unité africaine, entre autres. Ceux-ci, ramenés en termes purement démographiques, représentent une écrasante majorité de l’humanité s’opposant au traitement de faveur que Washington et ses acolytes ont décidé d’octroyer aux Albanais du Kosovo, et à eux seuls puisque, apparemment tout de même conscients du véritable risque d’effet de boîte de Pandore contenu dans une telle décision, ils ont décrété que la volonté de sécession de ces derniers représente un cas unique ne pouvant faire office de précédent. Il n’est pas exclu alors que la plupart de ces pays, si ce n’est tous, se montrent particulièrement disposés à soutenir l’initiative que la Serbie prévoit de lancer à l’occasion de la réunion annuelle de l’Assemblée générale de l’ONU cet automne et consistant à demander l’avis de la Cour internationale de justice de la Haye sur la légalité de l’indépendance du Kosovo.
Nous pouvons ainsi constater que l’expérimentation à laquelle se livrent au Kosovo, au nom de ladite communauté internationale, les Etats-Unis et certains de leurs alliés au sein de l’UE, laisse le reste du monde pour le moins perplexe et défiant, voire hostile. Avec le recul dont nous disposons désormais depuis les bombardements de l’Otan de 1999, il est manifeste que cette opération servit de précurseur à celles que Washington mena par la suite en Afghanistan et en Irak, en attendant que vienne le tour probable de l’Iran, et paraît répondre à la volonté de la première puissance de la planète de recouper cette dernière à ses mesures. Pour ce faire, elle s’appuie sur l’Otan et l’UE, que l’arrivée de Nicolas Sarkozy à l’Elysée semble avoir résolument jeté dans les bras de l’oncle Sam, ce à quoi ne s’opposera vraisemblablement pas Silvio Berlusconi de retour au pouvoir. En s’alignant si franchement sur les Etats-Unis, Bruxelles semble aussi adopter ses manières cavalières façon cow-boy, et c’est son admirable principe de consensus qui en a pris un sérieux coup face à un usage de la force en plein essor tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Union. Critiquant la tournure que prennent les événements, la semaine dernière le ministre russe des Affaires étrangères Sergei Lavrov a accusé l’Occident de vouloir créer une espèce de nouvelle alliance globale placée sous sa coupe et prenant le rôle de l’ONU.
Jusqu’à présent ce nouveau découpage à la hache de l’ordre international hérité de la Seconde Guerre mondiale n’a engendré que misère et désolation chez ceux sur qui elle a eu le malheur de tomber et l’on assiste désormais à une véritable flambée des prix des matières premières et denrées alimentaires de base qui ne manqueront pas d’alimenter l’instabilité planétaire grandissante. Jusqu’où va-t-on alors se permettre d’aller trop loin dans cette fuite en avant et par quelle nouvelle apocalypse nous faudra-t-il passer pour accoucher d’un nouveau phénix de l’ordre international, l’ONU ayant elle-même vu le jour à l’issue de la Seconde Guerre mondiale en naissant des cendres de la Société des nations qu’avait déjà engendré le premier conflit planétaire... le seul fait d’y penser me fait froid dans le dos.
8 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON