« Va te faire enculer ! » : vers une métaphysique et une herméneutique du Mondial

Va te faire enculer, fils de pute ! C’est en ces termes que Nicolas Anelka aurait apostrophé Raymond Domenech dans les vestiaires à la mi-temps du match France-Mexique. Les anicroches entres joueurs et entraîneurs ne sont pas habituelles mais elles se produisent parfois. On se souvient des propos, cette fois tenus à l’antenne, d’Eric Cantona qualifiant Henri Michel de sac à merde. Qui faut-il soutenir en pareille occasion, le joueur ou l’entraîneur ? Je ne me prononcerai pas, n’ayant pas l’intention de jouer les moralistes. Par contre, le déroulement du Mondial semble fournir matière à une réflexion à la fois d’ordre métaphysique et herméneutique.
Le comportement des Bleus au Mondial incarne ce qu’on pourrait appeler un classique du thymos, en référence à cette notion platonicienne dont on trouve la trace dans la découpe de l’âme en trois parties dans le Phèdre *. Un cocher et deux chevaux, l’un vertueux et droit, l’autre fougueux et obscur. Cette conception de l’âme renvoie également aux qualités de l’énergie dans la métaphysique indienne du Samkhya, élaborée en même temps que les dialogues de Platon. Sattva est un principe d’harmonie et d’équilibre, rajas représente la fougue et tamas la paresse et l’attachement accompagné d’obscurité. Les Bleus se sont laissé entraîner par l’ego, la passion individuelle, au risque de faire péter l’unité du groupe. Chacun avec soi, ainsi se dessine la tendance tamasique chez l’individu qui perd de vue le principe sattvique de l’équilibre, de l’harmonie, de la relation d’empathie avec les autres. Les Bleus ont suivi le cheval hargneux et fougueux, alors que leur coach n’a pas su dompter ces individualités pour en faire une équipe harmonieuse poussée par le désir et le plaisir de jouer ensemble. Ce qui devait être une fête est devenu un fardeau, un cauchemar. Où est passé l’esprit du sport se demande-t-on ? Peut-être que le philosophie averti y verra un signe du nihilisme contemporain où le « tout » et l’« ensemble » sont des valeurs dépréciées dans un univers où règne la compétition et le calcul économique, autant que le feu médiatique dont le propre est d’amplifier l’ego et de conduire vers un narcissisme exacerbé.
Lorant Deutsch a fait une bien piètre analyse dont on pourra retenir une seule chose pertinente, celle du rapprochement avec la pression du système poussant les uns contre les autres et favorisant les comportements prédateurs. Les Bleus ont perdu le sens de la communauté productive, supérieure aux intérêts individuels, affirme à juste titre Deutsch . Pour le reste, son analyse a été lénifiante, pétrie de sentimentalisme patriotique décliné autour du manque de héros, de supporters ayant failli à leur tache patriotique. Deutsch ému par les larmes du capitaine versées pendant la Marseillaise, regrettant l’épopée des Bleus et le symbole d’une France bigarrée alors qu’actuellement, le pays est miné par les scissions communautaires et qu’il aurait eu cruellement besoin d’une équipe pour ressouder la solidarité républicaine. Un symbole prisé également par un Finkielkraut qui fut bien obligé de déchanter après les émeutes de banlieues et qui lui aussi, est déçu par ces Bleus qu’il a qualifiés de voyous guidés par l’esprit mafieux. Il faut pourtant une bonne dose de naïveté pour croire encore que le football professionnel puisse incarner les valeurs du vivre ensemble, de la nation, de la solidarité. Alors que ce qui se joue dans ce milieu, c’est la surenchère dans les salaires et les droits de retransmission, bref, le plus parfait des libéralismes.
La solidarité républicaine, c’est justement le thème choisi par Dominique de Villepin pour lancer son mouvement. Pour sûr, le souci des valeurs est plus du côté des politiques, s’il y en a encore, que dans les stades de football où la seule valeur qui compte est l’argent. Il faut être bien naïf pour croire que des sportifs gagnant entre 100 et 1000 fois le Smic puissent être soucieux des valeurs collective et de leur pays que du reste, ils n’ont pas hésité à déserter pour aller près de l’argent et s’en mettre plein la poche en un minimum de temps. Alors, quand on se retrouve à 22 pour jouer un quelques matchs de plus, la passion n’est pas forcément au rendez-vous. La France est le pays qui a montré le plus ostensiblement les signes de cette désaffection des équipes nationales. Si on regarde l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et même le Brésil, force est de constater que le démarrage est poussif et que dans ces grandes équipes européennes, le spectre du nihilisme financier gagne du terrain alors que les joueurs peinent à gagner sur le terrain ! Un Mondial terne à l’instar de la qualité tamasique. Le jeu manque souvent de luminosité.
Le jeu pratiqué au Mondial a mis en avant quelques rares équipes, et quand les matchs à éliminations directes vont arriver, on verra peut-être du beau spectacle. N’empêche que les premiers matchs ont été ternes le plus souvent et que ce Mondial reflète l’esprit de l’époque, avec la crise de 2010 et l’éclatement des solidarités à cause de la cupidité et de cette économie de casino qui fait de chaque acteur un joueur personnel. L’éclatement des Bleus ne serait-il pas alors une allégorie de notre Europe fissurée par les questions d’argent et de dette ? Pire encore, le signe du nihilisme planétaire qui écrase tout sous une seule valeur, celle de l’économie, et qui met à mal les solidarités fondamentales ayant constitué l’un des ressorts fondamentaux de la civilisation. Le président Sarkozy a été choqué des insultes proférées par Nicolas Anelka mais n’est-ce pas un autre Nicolas qui un jour, au salon de l’agriculture, apostropha un quidam en lançant ce célèbre « casse-toi pov’ con ! »
Notre bon vieux Nietzsche doit bien se marrer s’il contemple tout ce spectacle. Sans doute aurait-il constaté quelques autres signes, voyant dans l’attitude des Bleus une sorte de séparatisme élitaire. D’un côté le monde protégé des stars et de l’autre, le bas peuple. Bref, comme sur la Croisette à Cannes. Les sportifs de haut niveau on perdu le sens de la société, comme du reste tous ces soi-disant artistes si généreux dit-on mais devenant hargneux dès lors qu’il faut protéger leurs droits financiers, quitte à défendre ce dispositif épouvantable qu’est l’Hadopi. La cupidité triomphe.
* « Ayant distingué, au début de ce mythe, trois parties en chaque âme, j’ai assimilé les deux premières à deux chevaux et la troisième à un cocher. Continuons à nous servir encore de ces mêmes figures. Des deux chevaux, disions-nous, l’un est bon, l’autre est vicieux. Il reste à dire maintenant, puisque nous ne l’avons pas dit, en quoi consiste l’excellence de l’un et le vice de l’autre. Le premier a, des deux, la plus belle prestance ; sa forme est élancée et découplée ; il a l’encolure haute, les naseaux recourbés, la robe blanche, les yeux noirs ; il est avec tempérance et pudeur amoureux de l’estime, et pour ami, il a l’opinion vraie ; sans qu’on le frappe, par simple exhortation et par seule raison, il se laisse conduire. Le second au contraire est tortu, épais, jointuré au hasard ; il a le cou trapu, l’encolure épaisse, le visage camard, la robe noire, les yeux glauques ; il est sanguin, ami de la violence et de la vantardise ; velu tout autour des oreilles, il est sourd, et n’obéit qu’avec peine à l’aiguillon et au fouet » (Platon, Phèdre, 253)
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