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Accueil du site > Tribune Libre > Vann Nath, un homme d’une grande humanité

Vann Nath, un homme d’une grande humanité

(Procès des Khmers rouges, 3/3). C’est un homme simple et discret, fatigué par la maladie, qui assiste au procès de Douch, l’ancien Khmer rouge qui fut, de 1975 à 1979, le directeur de la prison S 21. Vann Nath a passé un an dans ce lieu sordide, ne devant son salut inespéré qu’à son métier de peintre et aux portraits de Pol Pot qu’il fut contraint de réaliser. Il a accepté en 2002 de rencontrer ses anciens bourreaux pour dialoguer avec eux.

Né en 1946 dans une famille paysanne pauvre, Vann Nath (Nath est son prénom) doit arrêter l’école pour aider sa mère dans les rizières. Il part ensuite étudier le Bouddhisme à la pagode et devient moine de l’âge de 17 à 21 ans. C’est là qu’il se sent attiré par la peinture en voyant les fresques sur les murs de la pagode. Il devient plus tard apprenti pendant quatre ans chez un peintre d’affiches, puis exercera à son compte son métier de peintre jusque dans les années 70.

Un jour de décembre 1977, après la prise de pouvoir par les Khmers rouges et la déportation à la campagne qui a suivi, on vient le chercher dans la rizière où il travaille pour l’emmener, sous un prétexte fallacieux. On le jette brutalement dans une charrette à bœufs sans même lui laisser le temps de dire au revoir à son épouse et ses deux enfants. Il ne reverra jamais ses enfants, morts de faim pendant sa détention.

« L’un d’eux avait 5 ans. L’autre était encore un nourrisson ».


« Garder pour utiliser ».

Il est accusé d’être un agent de la CIA et sommé de dénoncer son réseau. N’obtenant pas les renseignements escomptés, les chefs Khmers rouges décident de le transférer à S 21, l’ancien lycée de Tuol Sleng reconverti en prison.

On le prend en photo dès son arrivée, comme c’était l’usage pour tous les prisonniers. De face et de profil.



Un mois après son arrivée, Douch, qui avait inscrit en rouge, à côté de son nom, la mention « Garder pour utiliser », le convoque et lui commande un portrait de Pol Pot.

Désormais, à S 21, la survie de Vann Nath dépend de l’accueil que recevront ses peintures de « Frère Numéro 1 ». Une peinture peu appréciée et c’est la mort immédiate. Tant que ses peintures plairont, il restera en vie. Il s’applique donc à valoriser au mieux Pol Pot, le représentant par exemple avec de belles joues rosées pour suggérer l’idée de pureté.

Vann Nath a été détenu à S 21 durant une année, de janvier 1978 à janvier 1979, durant laquelle il a peint et peint encore des portraits de Pol Pot, toujours les mêmes, sous l’œil de Douch qui venait chaque jour le voir durant ses séances de travail.

« Mon geste était très doux, sans brusquerie dénotant un manque de respect. »

Il a été le témoin visuel et auditif des actes de torture commis par les Khmers rouges, après en avoir lui aussi subis certains au début de sa détention.

Sur les milliers de prisonniers enfermés à S 21, seul sept (1) ont survécu. Quatre de ces survivants sont décédés aujourd’hui.

Les sept survivants après leur libération de S 21. Vann Nath se trouve au centre.

Vann Nath parvient à s’enfuir dans la confusion qui suit l’entrée des Vietnamiens dans Phnom Penh le 7 janvier 1979. Il retrouvera avec une immense émotion son épouse cinq mois plus tard, et commencera à peindre ce qui s’est passé à S 21. Il peint avec une grande sensibilité, s’attachant particulièrement à traduire les expressions des visages des prisonniers, sur lesquels on peut lire la terreur, le désespoir, l’incompréhension ou la résignation, et toute la souffrance endurée. Ses peintures, qui montrent de façon directe la torture et ne dissimulent aucun détail, sont souvent très difficiles à regarder.

Vann Nath ne s’arrêtera plus de peindre, pour témoigner, et pour que les victimes ne soient jamais oubliées.

La peinture, après lui avoir sauvé la vie, aura sans doute par la suite aidé Vann Nath à vivre avec son passé. Ses témoignages sur S 21 sont désormais exposés à Tuol Sleng, devenu de nos jours le musée du génocide.


En 2002 Vann Nath, accompagné une fois de Chum Mey, un autre survivant (premier en partant de la droite sur la photo) a accepté, à la demande du réalisateur Rithy Panh pour son film « S 21, la machine de mort Khmère rouge. », de retourner à plusieurs reprises dans la prison S 21 pour y rencontrer un groupe d’anciens gardiens, dont l’un était un jeune adolescent à l’époque, chargés de surveiller, interroger, torturer puis exécuter les prisonniers.

Malgré le poids de ses souvenirs, il affrontera avec calme et dignité ces difficiles entretiens avec les anciens bourreaux, leur tendant la main, écoutant avec beaucoup d’attention leurs explications toutes faites et leurs tentatives pour se justifier.

« Vous qui avez travaillé à Tuol Sleng, comme Houy, Ein et vous autres, vous considérez vous comme des victimes ? Je veux votre avis.

- Tous des victimes. Sans exception.

- Et les prisonniers comme moi ?

- Des victimes en second. »

Vann Nath consultera des archives avec eux, mais surtout il expliquera aux gardiens, en commentant ses tableaux, la souffrance que lui et les autres prisonniers ont endurée, et il les interrogera, afin de savoir ce qu’ils sont, ce qu’ils pensaient à l’époque, ce qu’ils ressentaient, et comment ils ont pu être endoctrinés à ce point.

Vann Nath, filmé par Rithy Panh montrant sa peinture représentant des prisonniers alignés au sol, et parlant à cinq anciens gardiens de S 21.

« Je ne comprends pas la raison d’une telle sauvagerie, et comment vous, qui travailliez là, vous vous êtes habitués à voir cette souffrance, demande Nath en montrant ce tableau. Et les enfants de moins d’un an, ils étaient contre quoi ? C’étaient des ennemis ?

- Si on nous ordonne de les détruire, on les détruit.

- Tu ne pensais pas du tout ? Ta capacité de réfléchir en tant qu’homme, tu l’avais perdue ?

- On me disait que c’était l’ennemi, je disais que c’était l’ennemi. »

Vann Nath le regarde en silence, les yeux remplis de tristesse et de consternation.

Quand ce gardien lui réaffirme plus tard qu’il ne faisait qu’obéir aux ordres de l’Angkar (2), Vann Nath explique, sans jamais perdre patience, et toujours de sa voix calme et posée : « Je ne veux pas entendre ça, ‘obéissance à Angkar’. Si chacun ne pense que Angkar, discipline, obéissance aux ordres, exécuter les ordres ou être tué, c’est la fin de notre monde, de la justice, il n’y a plus d’idéaux, plus de conscience humaine. »

« Je veux savoir, par exemple Houy, toi qui as travaillé ici, quand tu emmenais des hommes, à quoi pensais-tu ? »

Son attitude envers les anciens tortionnaires, avec qui il se montrera d’une grande humanité, ne manifestant à leur égard aucune colère ni rancœur, mais dialoguant calmement et patiemment, en toute sincérité, essayant de les mettre face à leurs contradictions et leurs responsabilités, sans les accabler de reproches mais en faisant appel à leur conscience d’êtres humains, laisse muet de stupéfaction.

Le comportement des gardiens semblera évoluer doucement, la rigidité du début à l’égard de Vann Nath laissant à la fin un peu de place à des moments plus sincères, comme lorsque Houy finit par avouer à Nath la honte qu’il ressent, mais qu’il ne peut regarder en face sans avoir mal à la tête ou aller se saouler.

« Pour moi, chacune de nos rencontres est très pénible. », leur dira Vann Nath, éprouvé par cette épreuve.

Les gardiens l’écoutent en silence, les yeux baissés, osant à peine le regarder.


Le film de Rithy Panh s’achève sur une scène montrant Vann Nath fouillant longuement, avec un petit bout de bois, un tas d’objets calcinés, et sortant soudain de sous la cendre un bouton de vêtement. Il le nettoie soigneusement avec ses doigts en le regardant comme un objet rare et précieux, comme le dernier témoignage et le dernier reste d’une humanité brisée…

Le vent s’engouffre par les fenêtres et soulève la poussière recouvrant le sol de Tuol Sleng, de nouveau vide et silencieux.



Vann Nath assiste en ce moment au procès de Douch, l’ancien directeur de la prison S 21, qui venait le regarder peindre. Il ne s’apitoie pas sur son passé et, s’il n’a jamais oublié et attendait depuis trente ans qu’un procès ait enfin lieu, il n’a jamais eu de désir de vengeance.

Son choix personnel a été de ne pas se constituer partie civile dans le procès, car il dit ne pas vouloir accabler les accusés comme ils ont eux-mêmes autrefois accablé les autres. Tout ce qu’il souhaite, c’est obtenir des réponses à ses questions, « comprendre, pour que cela ait un sens. ». Il est prêt à pardonner si les accusés acceptent leurs responsabilités et présentent des excuses.


En plus de ses tableaux sur S 21, dont la réalisation lui a demandé beaucoup de courage, Vann Nath a écrit un livre en 1998, dont la traduction française « Dans l’enfer de Tuol Sleng. » a été publiée en 2008 chez Calmann Lévy. Il a raconté que la rédaction de ce livre a été si éprouvante qu’il lui a fallu parfois deux semaines pour parvenir à écrire une seule page.

Vann Nath peint également de magnifiques scènes d’un Cambodge ressuscité. Certaines de ses peintures sont visibles sur son site internet.


Depuis plusieurs années, Vann Nath tient un petit restaurant à Phnom Penh avec son épouse. Ils ont trois enfants. Il a installé à côté du restaurant une annexe dans laquelle il expose ses tableaux, invitant toute personne intéressée à venir les voir. Il participe parfois à des ateliers de formation pour jeunes artistes peintres, et s’est déjà rendu dans des établissements scolaires pour informer les élèves sur le régime des Khmers rouges et leur raconter son vécu. Quand on lui demande ce qu’il ressent par rapport à certains jeunes qui refusent de croire ce qui s’est passé, il répond : « Je ne leur en veux pas. Un jour, ils y croiront, grâce aux preuves. »

Gravement malade, il doit subir des dialyses plusieurs fois par semaine, et fait face pour cette raison à de gros soucis financiers en raison du coût exorbitant de son traitement médical, non pris en charge par le gouvernement, et qu’il ne peut assumer. La vente de ses tableaux récents ne lui sert qu’à payer une partie de ses frais médicaux, et il dépend en réalité de la générosité d’ONG et de donateurs étrangers pour pouvoir se soigner.


« Je me demande s’il y a de la vie sur d’autres planètes et à quoi elle ressemble. Vivent-ils comme nous ? Souffrent-ils comme nous souffrons ? Parfois je pense que si leurs vies sont différentes des nôtres, s’ils ne subissent pas les souffrances que nous subissons, alors je me dis que ce doit être formidable de vivre sur l’une de ces planètes. »



« La peinture est accessible à toutes les générations et à tous les peuples, c’est le meilleur moyen de raconter l’Histoire. »


Notes.

(1) Sans compter Norng Champhal, un survivant récemment retrouvé, qui avait seulement neuf ans lors de son incarcération et avait jusqu’à présent préféré se taire.

(2) Le terme « Angkar » signifie Organisation. « Angkar » était le nom donné au parti communiste du Kampuchea Démocratique.

- Les propos de Vann Nath rapportés dans cet article sont extraits du film de Rithy Panh cité, ou ont été lus dans divers articles de presse trouvés sur Internet.

- Le portrait de Vann Nath provient de ce site internet.

- L’image montrant Vann Nath parlant aux gardiens devant son tableau est extraite du film de Rithy Panh et a été trouvée sur internet.

- Les deux archives en noir et blanc et la dernière photo de cet article proviennent du site internet de Vann Nath.


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6 réactions à cet article    


  • vincent p 17 mars 2009 18:29

    Difficile de répondre à un tel article,

    Le vécu et le témoignage d’un homme qui a vu beaucoup de choses, pourquoi essaye t’il encore d’en témoigner ? Pourvu que cela ne se reproduise pas dans l’histoire de l’humanité souffrante !




    • Surya Surya 17 mars 2009 20:29

      Je ne sais pas si le commentaire que j’ai mis juste au dessus répond en partie à votre interrogation sur le pourquoi témoigner ? Peut être ce besoin de témoigner relève d’une part d’une envie de comprendre pour ne pas rester seul face à ses interrogations, et aussi d’instaurer un travail de mémoire, parce qu’après avoir vécu ça en effet, en plus de vouloir s’en remettre et passer à autre chose, on doit avoir envie que cette expérience tragique de la vie ait un sens en cela qu’elle peut servir aux autres, et envie de contribuer à ce que justement cela ait moins de chance de se reproduire ?

      Vann Nath a mis longtemps avant d’accepter de faire ce film, c’était vraiment dur pour lui et je salue son courage. Je pense que ce qu’il a fait a déjà eu, et aura encore à l’avenir de grandes répercussions positives.


    • maharadh maharadh 17 mars 2009 21:28

      Bravo à vous Surya , effectivement le travail de mémoire sert à soi-même comme thérapie et l’autre but de ce travail c’est de retransmettre aux nouvelles générations afin de tenter d’éviter que de pareils holocaustes ne se reproduisent .

      Les leçons du passé ont pourtant du mal à êtres comprises mêmes souvent par les victimes elles mêmes.

      Gaza, Darfour etc....


      • Le péripate Le péripate 17 mars 2009 22:01

         Poignant.

        C’est aussi l’occasion de rappeler, ou même de dire car nombreux sont ceux qui l’ignorent, que les dirigeants responsables de ces actes insensés ont été formé en France, que le communisme qu’ils ont pratiqué a sa source ici. Tous, sans exception. Terrible.


        • enzoM enzoM 18 mars 2009 14:25

          Merci pour ton article Surya. Il serait peut-être temps que le public se tienne au courant de tous les génocides qui ont eu lieu, et celui du Cambodge par les Khmers rouges, étaient de parmi les plus horribles et inhumains qu’il soit.


          • boddah boddah 26 mai 2009 13:46

            très bon article, et dire que tout les dirigeants KR avaient été à l’école en France...
            http://tinyurl.com/q2frl9

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