Vers un affrontement PS-FN au second tour de la présidentielle française ?
C’est en tout cas ce que pronostique Emmanuel Todd dans Le Point (24 août, p.26) en s’appuyant sur la victoire du non au projet de constitution européenne, produit selon lui par un rejet des principaux partis politiques, provenant cette fois des classes moyennes de plus en plus paupérisées par la globalisation des échanges. Le fait que le PS arrive au second tour s’expliquerait quant à lui par le refus de plus en plus prononcé de la conception stipulant que seuls « les privatisations, le marché et le libre-échange sont concevables ».
Emmanuel Todd agrémente ainsi son interview par quelques-unes de ces idées-forces, ajoutant également celle d’une distinction entre marché avec ou sans régulation, ou encore le constat détonant, martelant qu’il existe en réalité un degré élevé d’intégration républicaine des enfants d’immigrés, (ainsi qu’un nombre important de mariages mixtes), du fait qu’ils seraient "politisés comme nulle part ailleurs" ; réclamant, par exemple, avec force l’égalité avec leurs concitoyens, à la différence de ce qui se passerait en Grande-Bretagne où cette notion "d’égalité féroce" n’existe guère alors qu’elle a fondé, " dès le XVIe siècle, la famille paysanne du Bassin parisien" ; c’était également le cas " à Rome sous le Bas-Empire", remarque aussi Todd. Il ajoute, à ce même registre de la passion "égalitaire", l’idée que les principaux problèmes de délinquance en France seraient en fin de compte plutôt liés au fait que " la famille immigrée se désintègre plus vite en France qu’en Grande-Bretagne", précisément parce que la "valeur égalitaire" bousculerait en quelque sorte le "statut de femme maghrébine", ce qui n’irait donc pas sans remous...
Bardé de ces idées-forces non quelconques, tant elles semblent être à rebrousse-poil, Todd expose alors le coeur de sa thèse en stipulant que les classes moyennes seraient désormais plus enclines à voter FN qu’UMP, et ceci moins à cause des problèmes d’immigration et de sécurité, comme veut le faire croire le "système politico-médiatique et sondagier" (après l’avoir nié dans les années 1980...) que pour des raisons économiques liées à la mondialisation, à l’injustice des privilèges, à l’incapacité de l’Europe à être autre chose que "le cheval de Troie de la globalisation".
Un tel diagnostic provient d’un analyste réputé ; il avait, on s’en souvient, conseillé à Jacques Chirac d’avancer, en 1995, le concept de fracture sociale, (alors que le PS était plutôt social-libéral via Jospin ( Fabius et DSK...) et que Balladur exprimait ce "néolibéralisme" tant vilipendé par Todd et ses amis écrivant dans Marianne, comme Jean-François Kahn...). Mais Todd se désola bien vite du manque de cohérence de ce même Jacques Chirac en la matière (qui avait été jusqu’à nommer le libéral par excellence Alain Madelin, et ceci au ministère de l’économie, rattaché à celui de l’industrie à l’époque... ce qui n’allait pas vraiment dans le sens toddien des choses...).
En résumé, il y aurait, sous nos yeux, un basculement des classes moyennes du sécuritaire vers l’économique, caractérisé par le non à la constitution européenne. Le problème, dit alors Todd dans cette interview, ne serait désormais plus l’immigration, comme cherche à le faire croire encore l’élite, construisant ainsi un "bouc émissaire" facile, mais les divers manques d’égalité (d’où les émeutes de l’automne 2005 et la crise du CPE) et de protection envers les méfaits de la globalisation.
Autrement dit, les classes moyennes, en se ralliant à la contestation générale menée d’une part par l’extrême droite et la droite extrême (FN+MPF), d’autre part par les franges fonctionnarisées du PS axées sur la "défense du service public", auraient en quelque sorte imposé leur thème de prédilection, l’économique, aux classes populaires qui votent depuis un certain temps en majorité à l’extrême droite et se remettent à voter PS (par exemple aux régionales), ce qui obligerait ces divers partis contestataires à bien plus axer leur programme sur des thèmes protectionnistes et égalitaires (comme le propose d’ailleurs Fabius) afin de souder dans l’urne la conjonction des mécontentements à l’encontre de la droite dite libérale et de la gauche plus ou moins blairiste. D’où le second tour que pronostique Todd entre le PS et le FN, du moins un PS "clairement à gauche" (pour parler comme Fabius).
Plusieurs éléments viennent néanmoins sinon contredire du moins complexifier ce diagnostic.
Il n’est tout d’abord pas sûr que l’on soit passé tout de go d’une préoccupation sécuritaire, liée aux problèmes des flux migratoires non maîtrisés, aux seules préoccupations d’ordre économique et égalitaire. Les deux pouvant d’ailleurs fort bien se combiner. Surtout en période de stagnation et de crise morale (que Todd minimise dans son interview, j’y reviendrai) : ainsi les 2% et quelques de croissance actuels ne sont pas en effet suffisants pour créer les conditions d’un renouveau en termes de finances publiques, de résorption du chômage, en particulier celui de longue durée ; tandis que les problèmes latents de corruption, de privilèges indus, de cohabitation sociale et culturelle peuvent d’autant plus s’exacerber que les facteurs permettant de les amoindrir ne sont toujours pas traités, en particulier au sein de l’éducation nationale, au sein des institutions politiques et médiatiques, et du fait de la présence de plus en plus agressive de forces hostiles au régime démocratique, qu’elles réduisent souvent à un processus électoral et à leur liberté d’expression, tout en interdisant celle des autres, comme on l’a vu avec les caricatures de Mahomet, et tout en manipulant certaines failles en matière d’intégration, à la suite il est vrai de plusieurs décennies d’analyses et de politiques erronées en matière de "politique de la ville" et de formation adaptée.
Par ailleurs, la stagnation économique n’est pas uniquement due aux méfaits de la globalisation et du libre-échangisme provenant de Bruxelles, mais aussi et sans doute surtout au manque d’innovation et au poids des charges sociales supportées en priorité par les salariés et les petites et moyennes entreprises, (ce terreau pourtant de la croissance), ces dernières freinant par exemple l’augmentation de leur chiffre d’affaire afin de ne pas basculer dans des tranches bien trop onéreuses fiscalement ; tandis qu’il existe bel et bien une crise morale qui n’est pas seulement liée à de la xénophobie (supposée toujours à sens unique...) ou au mépris de la classe politico-médiatique (et sondagière...), mais au fait que les institutions politiques et sociales ne sont pas structurellement à même de faire prendre en compte les bouleversements divers, et ceci à la fois en leur propre sein et à l’intérieur du corps social.
Ainsi, et en développant succinctement, j’avancerai pour ma part que l’on voterait, aussi, en France pour les extrêmes et l’interventionnisme étatique (ce que j’ai appelé ailleurs le social-nationalisme) afin de pouvoir conjurer cette crise morale qui semble atteindre le coeur même de l’Etat, donc de la nation, et ceci non pas seulement du fait de la corruption (genre Clearstream, d’ailleurs Todd n’y croit pas non plus) mais surtout de cette sensation diffuse qui donne l’impression de se voir abandonné à son sort, ou le passage d’un extrême à un autre, de l’Etat nounou à rien du tout, l’ensemble se doublant d’une crise infantile puisque l’autorité morale et politique n’est désormais plus là pour dire où il faut faire, ce qu’il faut admirer, penser...
On peut certes rétorquer le contraire, à propos de cette crise morale.
Pourtant, il n’est pas vrai que tout ait été fait pour qu’au sein des institutions politiques et des médias, une France plus entreprenante, moins sexiste et plus colorée ait par exemple droit au chapitre, alors que d’aucuns le clament à cor et à cri... On s’extasie de voir un journaliste "noir" présenter un journal télévisé, alors que c’est monnaie courante dans les pays anglo-saxons, bêtes noires s’il en est de " l’exception française". Ne parlons pas de la composition du Parlement où la gente féminine est l’une des moins représentées des pays dits développés... Ou encore, l’on s’apitoie face à la simplification à outrance du débat économique, alors que toute tentative d’innovation en matière de protection sociale (telle que l’assurance et la mutualisation librement choisies) est apparentée à de la "casse" ou est immédiatement étiquetée de malignité, à la façon d’une condamnation religieuse qui excommunie tout ce qui pense "mal", en l’occurrence toute pensée censée apporter la prospérité pour tous au lieu de la voir se confiner dans les mains de quelques-uns ou à l’étranger.
Par ailleurs, au sein par exemple de l’éducation nationale, l’initiative pédagogique est au point mort, ou vient de tout en haut, avec toute une suffisance et cette invraisemblance montrant chaque jour de jeunes enseignants aller au casse-pipe dans les "territoires perdus de la République" ; tout en étant bien peu à même d’expliquer et surtout de contrecarrer efficacement les phénomènes médiatiques qui influencent d’autant plus référentiellement les relations humaines au sein de la famille (et de chaque individu, à vrai dire) que ces ensembles se trouvent au centre d’une remise en cause encore impensée de leur possibilité et de leur signification ; remise en cause liée pour une part à la crise de l’universalité classique, reposant sur une seule forme admissible de vie "bonne", celle définie par les institutions ; cette crise étant liée, pour une autre part, à la révolution des années 1960, axée sur l’épanouissement de soi, pour le meilleur comme pour le pire, épanouissement qui semble être sans limite ; la vie devient par exemple du cinéma, l’on change de vie comme l’on change de chemise, ou le triomphe du relativisme intégral, (et son revers, l’absolutisme rampant), alors qu’une recherche plus qualitative, subtile, du sens des choses, ne serait-ce déjà de la façon de consommer, de se comporter vis-à-vis d’autrui (ce que je nomme le passage de la modernité quantitativiste et utilitariste à la néomodernité, celle de l’affinement) a du mal à se frayer le chemin parmi les méandres erratiques des icebergs idéologiques dont la dérive de plus en plus extrémiste peut faire de plus en plus mal, quitte à entraîner dans sa chute.
Cette crise morale affecte également ce que l’on croyait acquis, du moins en France, cette idée républicaine de l’égalité en droit, de la tolérance, de la laïcité, concernant toute personne vivant sur le sol français, puisque certains groupes la contestent désormais, moins du fait de ses manques mais en ce qu’elle permet déjà comme protection du développement humain ; cette idée qu’on pensait solide se trouve alors reléguée en conception du monde parmi d’autres, bref en point de vue que l’on peut discuter à l’infini, mais de moins en moins appliquer, de peur que tel ou tel groupe, hostile par principe, le prenne mal.
Pourtant, ce système dit laïque (que l’on confond souvent avec l’athéisme) permet de bien distinguer la nécessité de valeurs universelles, mais aussi la nécessité d’une diversité formelle que la liberté d’expérience permet de décanter, afin que peu à peu des formes adaptées à la complexité humaine se stabilisent. En un mot, il ne sert à rien d’interdire les signes ostensibles à l’école si n’est pas enseigné en son sein (mais aussi ailleurs) en quoi il n’y a pas incompatibilité entre la nécessité de valeurs universelles et leur mille et une traductions singulières. Ainsi, les libertés de penser,d’entreprendre, de rendre à chacun le sien, c’est-à-dire de permettre à ce que chacun ait droit à ce qui lui revient en fonction du travail fourni, (ce qui permet de ne pas confondre l’égalité et cet égalitarisme qui récompense autant ceux qui travaillent que ceux qui ne font rien), il faut enseigner que ces diverses libertés peuvent se traduire selon divers modes et traditions (y compris l’économie du troc), sans que l’on puisse dire que l’un doit prévaloir, en soi, sur les autres, ce que d’ailleurs n’affirme pas l’économie de marché mais qu’elle prouve en montrant que l’échange médiatisée par une valeur monétaire s’avère bien plus juste puisque l’on peut ensuite acheter ce que l’on veut. Que cet ensemble soit établi selon le droit, cela va de soi, puisque sans celui-ci il ne pourrait pas exister ; qu’il existe des tricheurs, cela va aussi de soi, et nul ne peut faire l’impasse sur les dérives de la volonté de puissance lorsqu’elle refuse d’admettre que respecter la liberté de penser et d’entreprendre commence par respecter celle des autres, ce qui, en revanche, ne va pas de soi, d’où la nécessité du politique et aussi de la distinction en son sein de plusieurs pouvoirs...
Si les Français choisissaient de ne pas choisir, en optant pour deux conceptions qui précisément limitent négativement ces valeurs universelles des libertés de penser, d’entreprendre, de rendre à chacun le sien, bref, si les Français préféraient opter plutôt pour le conservatisme ou le socialisme national que pour l’ouverture, alors il n’est pas invraisemblable de penser que la crise dans toutes ses dimensions (et qui court depuis des décennies, sinon des siècles, peut-être depuis la Révolution...) va s’aggraver. Et ainsi permettre, peut-être, de clarifier ce que l’ouverture et son substitut le mot réforme signifient ; le vocabulaire que l’on emploie souvent à tort et à travers risque d’être alors interpellé par une exigence féroce de vérité. C’est peut-être ici aussi et surtout le message que veut faire passer le peuple français en rupture de ban. Un message qui ne se réduit pas à l’économie, puisqu’il touche aux fondements mêmes du vivre ensemble.
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