Vieillir

Lassitude de répéter à l'envi des actes quotidiens qui n'excitent plus guère ; l'usure de faire les cents pas devant les barrières que l'on n'a pas pu soulever. Résignation après avoir acquiescé au déclin de ses rêves ; dessiller.
On vieillit dès l'âge mûr entamé mais on ne le sait pas. Vieillir s'apprend par à coup, parce que ce sont les coups qui font vieillir. On s'arrête un instant et on se souvient, c'est par la perspective que l'on se sent vieilli car pour le reste, à chaque âge, la conscience qui convient.
Vieillir n'a sans doute jamais été une joie à venir, ni même un but à atteindre ; quand on est jeune, dans le moment présent, la vieillesse est pour les grands-parents, pour les parents, pour les autres. On n'y pense pas, ni repoussoir ni crainte, on ne s'y prépare pas ni on s'avise de l'éloigner. C'est un des caractères tangibles de notre animalité ; on la sait, on la sait inéluctable mais rien n'est prêt en nous pour que l 'on ait envie de la confondre.
Et pourtant, ce sont les autres qui le disent, soi ne vieillit pas. On peut le jouer, l'afficher, s'en plaindre, on peut le revendiquer, dire que c'est le plus bel âge de la vie, mais dans la sincérité de notre intimité, on ne se le dit pas . Car en vieillissant, on devient soi de plus en plus ; quel que fut ce « soi » ; artificiel, rôle social ou familial, ou bien au contraire une recherche de l'authenticité. On lâche les pressions que nous impose la société : la séduction, le quant-à-soi, la diplomatie, tout ce qui nous a tenus en respect. On se libère peu à peu des contraintes, souvent bien avant d'en être délivré par la retraite par exemple. Le recul que donne la connaissance due à l'expérience peut devenir une attitude subversive, bien vue par les employeurs qui ne courent pas après les seniors ! La peur de ne pas être à la hauteur, de paraître idiot ou ignorant, les complexes de classe, de sexe ou d'origines se dépassent peu à peu pour disparaître complètement quand on a compris que les autres, ceux qui nous tenaient la dragée haute ou nous impressionnaient, au fond, ne valent guère mieux que nous. Les valeurs se réajustent sauf, sans doute, pour ceux qui toujours ont vanté leurs mérites ou tenu en obéissance une armée de femmes d'enfants, d'élèves ou d'employés ! Restés figés dans leurs certitudes, ceux-là vivront, en secret, la vieillesse comme une décrépitude.
On sait dire « non », on a le temps de dire « oui » ; on ose le « peut-être », et tout dépendra !
La colère s'est refroidie sur le mur des impossibles ; les chagrins d'enfants se sont séchés de ne jamais trouver consolation ; l'énergie manque de tirer les autres vers des jeux ou des combats ou bien de les retenir pour éloigner leur haine. Tout devient plus adouci, les reliefs s'estompent comme le temps use la roche et un camaïeu nuance les pastels et parce que les engouements sont moins extravagants, les passions moins violentes, les humeurs sans le contraste du chaud et froid, on pense à la sagesse. Mais la sagesse est-elle forcément monochrome ? Ne serait-ce pas plutôt un peu d'indifférence qui viendrait s'inviter dans les sentiments ? Un peu d'égoïsme qui dirait : j'ai déjà tant donné ? Le soi qui a enfin compris qu'il n'était pas indispensable, utile seulement. Et que son manque sera moins douloureux que le manque de tabac au fumeur. Cela donne une aise et lime les responsabilités !
Demain est un autre jour qui ressemblera à aujourd'hui, vieillir c'est voir les aventures, les imprévus se raréfier sauf à compter les morts, et même les morts rentrent dans la normalité.
Je suppose que vieillir dans la sécurité d'un monde assez clos pour y maintenir les mêmes, apporte de la douceur, de la patience, c'est peut-être un repos.
Je ne connais pas les secrets des agacements, des impuissances du très vieil âge qui a su se maintenir en santé : forcément un corps qui se délite mais dont on peut s'arranger, forcément un esprit qui perdant la curiosité porteuse d'avenir, finit par se détacher de tout, forcément l'ennui et l'attente de rien.
Et je comprends le choix involontaire du perdre la tête, comme onguent à la conscience du désastre annoncé. De plus en plus fréquent.
Je conçois cet abandon dans la logique d'une vie de contraintes d'un soi étouffé par les rôles habités toute une vie de soumission aux us, à sa place tenue avec sans doute des rêves et des regrets qui s'effilochent au fil du temps.
Une belle-mère centenaire qui a passé ses dix dernières années à espérer mourir !
Une mère nonagénaire qui a laissé filer l'apprêt de sa culture, de ses goûts pour finir en animal dépendant de soins et d'attentions et dont la moindre carence la plongeait dans des souffrances indicibles.
On vieillit comme on a vécu : on se délabre ou on s'affirme, on se durcit ou on se répand. La passivité se paye alors car la résignation n'est pas sagesse.
On devient méchant comme révolte à la décrépitude ; ou l'on s'adoucit comme fatigue de ses combats. Ou bien on s'adapte à ce nouveau rôle en faisant encore un peu croire à sa maîtrise, mais rares sont ceux qui veulent passer un flambeau, faire lien avec l'avenir dont ils seront exclus.
C'est pourtant là que réside la beauté de la vieillesse, dans cette expérience qui rend compréhensif et qui veut donner.
Rien n'est plus terrible aujourd'hui que de refuser ou de ne pas susciter les paroles des anciens ; la seule chose qui semble rester c'est la ringardise reprochée, comme une entrave à l'égoïsme, aux caprices, à la déroute programmée. Une espèce de regard qui juge et qui gêne !
Car le jeune n'a rien à apprendre, il sait ; on le lui a toujours laissé croire, c'est pourquoi il apprécie l'aïeul(e) qui se met à l'ordinateur, qui s'intéresse à la variété, qui s'accroche au monde avec une curiosité sans jugement.
La nostalgie est reprochée aux vieux qui ne sont plus alors que des rabat-joie. Si le vieux n'est pas jeune, il ne vaut rien ; ainsi les liens entre générations s'inversent : l'ignorance excitée, qui peut être arrogance, habitera l'ancêtre qui veut encore se faire aimer.
Les vieux au village me paraissaient être son âme ; je les avais rencontrés comme ça et ne les voyais pas vieillir ; certains allaient encore travailler le carré de vigne qu'ils avaient gardés après la retraite ; d'autres allaient dans la garrigue cueillir des salades sauvages, des asperges, des poireaux ; ils me les désignaient, me les faisaient reconnaître et en vantaient les vertus. Ils se retrouvaient sous les platanes en fin d'après-midi, jouaient aux boules ; d'autres s'occupaient de l'association du troisième âge, organisaient le repas annuel où tout le monde se retrouvaient autour des grandes tablées ; on dansait la valse. Cela, me semblait-il, devait durer toujours. Puis peu à peu, un accident vasculaire ou une chute les éloignait vers un hôpital puis une maison de convalescence. Ils revenaient mais on ne les voyait plus guère ; ils partaient pour toujours, victime d'une crise cardiaque ou bien en maison de retraite où on les savait malheureux.
La mort des vieux ne fait pas un trou soudain, l'absence est antérieure, qu'ils se cloîtrent chez eux, affaiblis ou tenus en vie quelques mois, ailleurs, loin de notre regard.
Ils ne furent plus que trois, plus que deux et le dernier errant encore un peu au village, céda.
J'habite un pays où les jeunes ne prennent pas la relève ; ils sont autres, viennent d'un autre part indéfini et il faut les connaître bien pour en savoir l'histoire.
Rupture.
Rupture d'une chaîne millénaire, applaudie ou consentie dans l'indifférence.
Ils manquent. Dans la routine de leurs déplacements lents, ils manquent. Dans leurs savoirs de cette terre et de ses secrets, ils manquent.
Curieusement ici, il n'y avait que des veufs ou de vieux célibataires quand j'y vins. Mais j'entendais les histoires... et j'imaginais les femmes, gaillardes, sous le hangar que j'ai vu démolir, à segmenter la vigne mère, source unique du commerce extérieur.
Ils ont gardé leur mystère à mes yeux et j'aime, ça et là, me pencher sur une tombe, perdue au milieu de nulle part...
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