Violences à tous les étages dans un monde d’innocents
Il est étrange de constater qu’à chaque nouveau fait divers, nous sommes assoiffés de débattre, sur les groupes, les forums, les différents sites nous permettant de le faire. Qu’un viol soit porté sur le devant de la scène, on trouvera une foule de gens pour exprimer leur désir légitime de le faire punir.
Il m’apparait à présent que ce n’est pas tant la sacralisation des victimes, qui pose problème, vis-à-vis de la justice, mais plutôt notre façon de nous penser comme des innocents.
Bien sûr qu’il faut punir les coupables, bien sûr qu’il faut protéger les victimes. Il serait choquant de soutenir le contraire. Mais encore faut-il le faire correctement, sans excès, et en ayant conscience de certaines tares de la justice, qui peuvent être lourdes de conséquences sur des destins personnels.
Il est étrange de constater qu’à chaque nouveau fait divers, nous sommes assoiffés de débattre, sur les groupes, les forums, les différents sites nous permettant de le faire. Qu’un viol soit porté sur le devant de la scène, on trouvera une foule de gens pour exprimer leur désir légitime de le faire punir. Sauf qu’il est déjà puni. Qu’on entende parler d’un cas d’infanticide, et voilà que chacun se transforme en un législateur domestique voulant interdire et réprimer la chose… qui l’est déjà. Qu’un citoyen se fasse tabasser et on voudra durcir la loi sur les agressions, qu’un malheureux conducteur inattentif tue des enfants à la sortie de l’école, et on exprimera tout à la fois son indignation, sa rage, son désir de punir le méchant, l’irresponsable, le chauffard, la brute, le pauvre homme qui n’a peut-être que fait l’immense erreur de sa vie, son regard détourné par une affiche publicitaire malencontreusement placée au mauvais endroit.
Dans tous les cas, on voudra légiférer, on réclamera de la sévérité, toujours plus de sévérité. Dans aucun cas pourtant on est réellement à même de comprendre exactement comment et pourquoi les choses se sont passées ainsi. On se penchera alors sur des études et statistiques douteuses, pour dire « regardez, il y a de plus de ceci chaque année, et de moins en moins de cela, alors ça prouve que… ». Mais non, ça ne prouve souvent rien, car chaque cas est particulier, et c’est chaque cas qu’un tribunal est amené à juger, dans sa particularité, son unicité. Malheur si jamais un jour la justice devait avoir si peu de moyens qu’elle jugerait les affaires par lots et enverrait les gens subir telle ou telle peine qui avait été augmentée par l’effet de la revendicative vindicte populaire.
Car la justice, dans de telles conditions, et j’ai la triste impression d’énoncer une Lapalissade en le disant, n’est qu’un boomerang que l’on lance au loin. Un terrible boomerang, et il ne faudra pas s’étonner, ni se plaindre, si on se le prend en pleine gueule, après y avoir ajouté des clous, de l’acide et des lames de rasoir, afin de bien punir le méchant criminel, le tueur d’enfants, le cogneur de femmes (alors que la violence conjugale ne se limite pas aux hommes), la voleuse de poules, ou l’escroc malgré lui.
Et tout ça pourquoi ? Parce qu’on n’avait pas vu que, tout comme le statut permanent de bourreau ou de victime à vie, le statut d’innocent absolu n’existe pas. Et encore moins dans notre société que dans une autre, probablement.
Cela signifie qu’à chaque fois qu’on participe à cette foire à la législation de salon et de comptoir, à cette indignation perpétuelle, cette quête de la plus grande sévérité qui dissuaderait tout crime, comme si un monde sans risques pouvait exister - mais est-ce vraiment souhaitable d’ailleurs ? - et bien on plante des clous devant nos chaussures, on jette de l’huile bouillante sur notre paillasson, on construit la prison autour de nous, une prison dans laquelle on ne croyait jamais pouvoir être enfermé, en tant qu’innocent congénital. On ne pense pas qu’on pourrait fauter, que dans des circonstances exceptionnelles, comme le sont celles de tout crime grave, ou de toute faute fatale, ça aurait pu être nous aussi. On se croit infaillible, on se croit innocent de manière immanente car on diabolise le coupable, et l’on ne peut pas être soi-même ce diable, ce bourreau, puisqu’on le caricature. Non, on se voit plutôt mieux dans la posture de la victime. Celle qui n’avait jamais eu de mauvaises intentions, car elle aussi de manière immanente, elle ne pouvait que subir. Jamais, croit-on, elle n’aurait pu être amenée dans la position du bourreau. Il s’agit là, au fond, d’une conception qui relève plus de la croyance que de la raison. Il s’agit de croire que des êtres peuvent être amenés en position de coupables, jamais de victimes, et d’autres pour qui c’est l’inverse. Il s’agit donc de penser en termes d’anges et de démons, de bons et de méchants, de se placer toujours soi-même dans la bonne case, et surtout de ne pas oser imaginer que soi-même, on pourrait se trouver amené, par les circonstances, à être gravement imprudent, fatalement inattentif, ou encore d’être poussé dans nos retranchements, à bout, par des circonstances que jamais, ô grand jamais, on n’aurait imaginé avant de les vivre, puisque par définition elles peuvent nous pousser à commettre l’inimaginable, parfois l’irréparable, et qu’alors nous serons, à notre plus grande surprise, sur le banc des accusés, avec ce sentiment d’avoir fauté, de culpabilité, de ne pas être digne de nos idéaux et de nos espérances, tout en sachant qu’on n’était pas responsable des circonstances qui nous ont poussé à faire le mauvais choix, au mauvais moment. C’est le cas de la majorité des gens qui se trouvent devant la justice. Quelques-uns ont sciemment choisi de nuire par intérêt, ou d’ignorer la justice par avidité, orgueil ou que sait-on – mais la plupart sont, au fond, des innocents qui auraient cru le rester, qui croyaient ne pas pouvoir se tromper, ne pas pouvoir en arriver là.
Alors oui, ce jour-là, ces incurables innocents qui avaient légiféré dans leur salon, qui avaient milité pour l’imprescriptibilité, pour la double-peine, pour la perpétuité, pour la purification par la brûlure, pour la main coupée ou la tête tranchée, ou encore ceux qui trouvaient que la prison est un châtiment trop doux pour les criminels, les vrais, les diables sous forme humaine, se rendront compte qu’ils avaient lancé le boomerang, qu’ils avaient affuté la lame qui les blesserait, préparé le bûcher qui les consumerait.
Mais ils ne peuvent pas l’imaginer, puisqu’ils sont essentiellement, intrinsèquement, divinement, presque compulsivement, des innocents dans leur tête. Jusqu’au moment de la poser sur le billot ? Suffit-il de se croire innocent pour le rester ? Est-ce que cette quête de sévérité toujours plus grande ne fait pas déjà le lit d’un autoritarisme de plus en plus envahissant ? Je crois que c’est ça, au fond, le problème. On nous sert des faits divers pour que nous construisions nos propres chaînes, et que nous les entretenions. Cette course à la répression ne grandit pas notre civilisation, elle en fait au contraire un monde d’une grande violence morale dans lequel la violence est à tous les étages, où la violence des innocents qui revendiquent s’ajoute à celle des coupables, elles-mêmes ajoutées à la violence institutionnelle qui exige de nous que nous fassions nous-mêmes ces revendications. Cette logique perverse est l’un des pires dangers qui menacent la démocratie. Car quand la violence est à tous les étages, on sait qu’il y en a toujours un paquet au-dessus de nos têtes, prête à tomber… mais pour cela il ne faut pas se croire viscéralement et foncièrement innocent, comme si l’innocence n’était qu’une disposition d’esprit. Il faut accepter son humanité, sa faillibilité, la reconnaître, et savoir qu’on peut être alternativement dans n’importe quel camp. Car, pas plus que la notion de victime, celle d’innocence ne devrait avoir cette connotation sacrée, religieuse, qu’elle a. Notre justice, rappelons-nous le, ne punit pas des diables qui ont violé des anges, elle punit des êtres humains qui ont fauté, et qu’il faut savoir punir comme tels.
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