Vous reprendrez bien un peu de tassergal ?
Les restaurateurs pour touristes font preuve de beaucoup de désinvolture dès qu’il s’agit de traduire la carte des agapes promises à nos palais. Tout voyageur en a sûrement fait un jour l’expérience.
En la matière, le pire est à trouver chez les restaurateurs de poisson. Passons sur l’orthographe souvent approximative de leurs cartes pour filer droit à l’essentiel.
Ces toqués de la friture ont le chic, il faut le croire, pour dégoter des traducteurs à la petite semaine, des amateurs aussi distraits que mal payés, j’imagine.
Chez certains, ça fleure bon le le cousin qui s’y colle parce qu’il est le moins pourri en langues. Autant le savoir, chaque restaurateur compte dans sa famille un traducteur en puissance.
Pas plus tard que cette semaine, nous avons encore vérifié ce postulat dans un restaurant stambouliote, situé en bordure de la mer de Marmara.
Avant cela, nous avions opté pour une petite gargote à poisson dont le menu était juste traduit en anglais, laissant supposer que le reste du monde sait parfaitement ce qu’est un sea bass, un cod ou encore un glassfish.
Raison de plus pour aller faire un tour en cuisine pour juger sur pièce avant de commander.
Las ! le présentoir n’est guère garni. Nous montrons du doigt ces jolis poissons bleutés qui se signalent à notre attention par leur apparente fraîcheur.
« Bluefish ! » nous conseille l‘affable restaurateur, « verrry good, verrrry frrrresh today....Marmara sea, ! ». Rassurés par sa bonne tête de turc, nous nous laissons convaincre.... sans trop savoir ce qui nous attend.
Va donc pour la suggestion du chef, du genre à laisser croire au client qu’il est roi, alors qu’il n’est qu’un roitelet en sursis.
Six d’entre ces fameux bluefish posent pied sur notre tablée quelques minutes plus tard, coincés en deux grosses lamelles d’oignon, appétissants en diable et en assez bon état pour permettre une identification plus poussée.
Nous penchons d’abord pour un genre de sardine, puis pour un genre de hareng, autant dire pour un genre de poisson.... En réalité, nous sommes bien en peine d‘identifier la chose. Pas le temps de pousser l’investigation bien loin, car poisson grillé déteste le réchauffé.
Au goût, assez d’indices pour éliminer hareng et sardine, mais nous sommes en tout cas conquis par la fraîcheur et la saveur délicate de la chair de nos compagnons à nageoires du jour.
Dès le lendemain, l’affaire m’ayant taraudé une partie de la nuit jusqu’à l’heure du chant du muezzin, je me mets derechef en mode inspecteur Colombo.
Après avoir scruté les menus d’une petite dizaine de cantines à poisson, je tombe en arrêt sur une carte traduite en trois langues, dont la nôtre. Là, je lis que notre fameux bluefish serait un loup de mer, un bar donc, selon mes modestes connaissances. Or, le bar est aussi à la carte, deux lignes plus haut. C’est à ne rien y comprendre...
Dieu merci, internet n’étant pas fait pour les chiens, je vais vite en avoir le coeur net.
J’y trouve effectivement de quoi satisfaire ma curiosité : « Bluefish, littéralement poisson bleu, en latin Pomatomus saltatrix, snapper, skipjack et en français : Tassergal ». Ce bluefish est donc un tassergal et non un loup de mer.... ce qui ne m’avance guère d’ailleurs, puisque ce nom de tassergal ne me dit rien non plus... ce qui ne fait qu’aiguiser un peu plus ma curiosité.
La lecture d’un document ancien publié par Ifremer fera l’affaire. Celui-ci m’apprend que l’espèce peut atteindre la taille de 80 à 90 centimètres et peser jusqu’à huit kilos. Diable !....ceux que nous avons mangé étaient si petits...
Le tassergal se signale donc par son extrême voracité. Sa gueule prognathe et son maxillaire inférieur remontant auraient dû nous mettre sur la voie d’un carnassier. Ayant pris soin d’inspecter mon poisson d’hier, en lui ouvrant la gueule, par pure curiosité, je m’étais bel et bien fourvoyé. Cette rangée de petites dents affûtées comme des lames de rasoir aurait dû m’inviter à plus de prudence et à rejeter d’emblée l‘option sardine, ô combien ridicule.
Ce poisson bleu pélagique est un gros vorace capable d’occire des proies en grande quantité rien que pour le plaisir. Il est même rapporté que ce tassergal là n’aurait rien à envier à son cousin d‘Amérique, le redoutable piranha qui sévit dans l’Amazonie.
Très rare sur nos côtes, il parait qu’il fait rêver les pêcheurs, autant que les chasseurs apnéistes. Des pêcheurs qui racontent sur lui le genre d’histoires qui se chuchotent près du poêle à bois, après quelques bonnes rasades de pastis...ou de raki....
En tout cas, il faut retenir que ce poisson, qui tue pour le plaisir de tuer, est un drôle de client qui se tient mieux à table que dans son milieu naturel.
Finalement, je me demande si tout cela n’est pas un fait exprès, pour stimuler l’intellect paresseux du touriste inculte que je suis...
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