Voyoucratie et révolte sociale
Les émeutes de Villiers-le-Bel, la semaine passée, ont permis au président de la République d’introniser un nouveau concept : celui de la voyoucratie, littéralement le gouvernement des voyous, des gamins des rues. S’il ne fait aucun doute que les émeutiers sont et doivent être traités comme des voyous, il semble en revanche moins évident de laisser entendre que les émeutes résulteraient d’une voyoucratie durablement installée dans les quartiers populaires.
Pire, considérer ces émeutes sous l’angle exclusif de la révolte infondée, gratuite, sourde, affectant une portion d’individus psychologiquement instables, une population « culturellement » violente, est au mieux une erreur, à mon sens, une faute.
Je m’explique.
Les banlieues comme on les appelle si souvent, embrassant dans un conglomérat homogénéisant des histoires de vie, des parcours personnels, des espaces, des lieux, des espoirs, des réalités, des mondes, des cultures, des mode de vies différents, constituent déjà une première forme de stigmatisation. D’ailleurs historiquement, la banlieue définit un espace incertain, ni à l’intérieur de la ville, ni tout à fait hors de la ville. Espace ambigu, à la marge et par conséquent inquiétant, la "ban-lieue" s’est construite et développée sur le mode de la marginalisation. A l’origine, elle désignait l’espace d’une lieue ou plus qui encerclait la ville et sur lequel le seigneur exerçait sa juridiction - son ban - à l’époque féodale. S’y installaient ceux qui n’avaient pas droit de cité dans l’enceinte de la ville. Plus tard, ce seront les premières industries, les activités commerciales qui s’y développeront et feront profiter à la ville de leur essor grandissant. Mais la ville restait un espace délimité, contrôlé, sécurisé, infranchissable.
La banlieue est et reste toujours aujourd’hui un espace à la marge, déconsidéré, dévalorisé. Par suite, ce sont ses occupants qui se sont trouvés être stigmatisés, dépréciés. Comme si la représentation négative de l’espace s’était fondue dans ses résidents.
Aujourd’hui le terme de banlieue désigne dans le langage courant ces quartiers populaires en périphéries des villes qui concentrent une forte majorité d’immigrés et de Français descendant d’immigrés. Mais plus encore, ces banlieues concentrent avant tout une majorité des laissés-pour-compte de la crise économique et sociale qui a touché la France au milieu des années 70. Ce qui définit le mieux ces quartiers, ce n’est pas leur communauté culturelle, mais bien davantage, c’est leur origine et leur destinée commune : absence, ou pour le moins faiblesse de la mobilité sociale, difficulté d’insertion économique et sociale, ostracisme de la part de la population active (inclus), sentiment de relégation. L’unité de ces populations repose davantage sur des critères sociologiques que sur des critères ethniques et culturels. Issus de l’immigration ou non, Français ou étrangers, jeunes ou plus âgés, la plupart des habitants de ces quartiers appartiennent avant tout aux classes sociales « inférieures », défavorisées, dont les aspirations légitimes d’ascension sociale se retrouvent confrontés à un principe de réalité inacceptable, dure, terriblement dépossédant. Condamnés pour l’essentiel à la reproduction sociale, ils vivent leurs destins sociaux comme une frustration insoutenable.
Lorsque M. Sarkozy ironise à mots à peine voilés sur l’incapacité de certains à se lever tôt le matin pour trouver un emploi, faisant ainsi peser l’essentiel des difficultés et des échecs d’intégration et d’insertion économique et sociale sur l’individu lui-même, il stigmatise encore un peu plus ces populations. Ainsi s’ils ne travaillent pas, c’est, implicitement, parce qu’ils ne le veulent pas. C’est parce qu’ils ne font pas d’effort pour se lever tôt.
Mais ce propos venant du président de la République (censé, dois-je le répéter, représenter l’ensemble des Français) est à mon sens proprement scandaleux. M. Sarkozy fait là la preuve de son soutien à la cause libéraliste, plus que libérale. Il s’applique d’ailleurs à lui-même la recette : le chômage qui baisse, c’est lui, la croissance, (si elle repart) c’est lui, le pouvoir d’achat (mais lequel ?), c’est lui, etc. A chacun d’assumer ses responsabilités et sa part de réussite et d’échecs.
Certes, sur le principe, on peut être d’accord dans nos sociétés individualistes. Mais à la condition sine qua non suivante : que tous aient dès le départ les mêmes chances, les mêmes moyens mis à leurs dispositions afin de partir de la même ligne de départ. Or, rien n’indique qu’il en soit ainsi (doit-on encore le démontrer !).
La France qui se lève tôt, elle, mériterait donc davantage de profiter des fruits de la croissance puisqu’elle aurait fait plus d’effort. La rhétorique est simple et limpide. Mais la question essentielle à laquelle M. Sarkozy devrait s’atteler à répondre est la suivante : est-ce que la France qui se lève tard le fait volontairement ?
Rien n’est moins sûr. Bien évidemment, il est toujours possible de trouver quelques réactionnaires, marginaux, préférant vivre de l’assistance publique que du fruit de leur travail, mais c’est là l’immense minorité de la population. La plupart des Français qui se lèvent tard ne le font pas de gaieté de cœur : eux aussi rêvent d’aurores, de vie rythmée, de temps contraint, d’espace délimité, de revenus supérieurs, eux aussi rêvent de réveils qui sonneraient tous les matins.
Mais pourquoi se lèvent-ils si tard alors M. le Président ?, qui semblez avoir balayé la question d’un revers de main : s’ils se lèvent tard, c’est parce qu’ils le veulent bien ! La réalité a l’immense défaut d’être moins lisse qu’on ne l’imagine : elle est souvent plus complexe, mais aussi tellement moins séduisante. S’ils se lèvent tard c’est pour d’autres raisons bien moins « libérales ».
Après avoir envoyé plus de deux cent lettres de motivation, après avoir rédigé des dizaines de CV, après avoir entrepris des démarches, après s’être investi, s’être battu, avoir espéré, avoir fait le constat amer de l’indifférence généralisée (à peine une trentaine de réponses), s’être fait rejeté, refoulé, l’identité personnelle est forcément atteinte, l’estime de soi ébranlée et la dévalorisation suit. Alors, pour oublier sa condition miséreuse, ce sentiment déstructurant d’inutilité sociale, pour s’oublier soi-même, on relâche, on plie, on coule. Pour ne pas voir qu’on tombe, on préfère s’endormir et se lever chaque jour un peu plus tard. Non par oisiveté, non par fainéantise, mais par résignation. Plutôt que Don Quichotte à l’héroïsme pathétique, se battant contre d’improbables moulins à vent, plutôt que Sisyphe au courage obligé, la fuite dans le sommeil - ce repas du pauvre - pour l’homme ordinaire. Se lever le plus tard possible pour ne pas avoir à ressentir l’insoutenable poids de sa négligeable condition.
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