Yiftah Spector, cet encombrant héros (3)
Voilà donc notre homme, auteur de deux actions d’éclat, même si la première est toujours entachée de suspicions légitimes. Un pilote de chasse, à ses heures bombardier, qui ne va pas que répercuter les ordres qu’on lui donne dans sa carrière. Quand on lui a appris sa méprise du Liberty, notre homme était au bord du suicide, racontent ses compagnons. Il va sans dire que la première opération d’importance à laquelle il a été mêlé l’a marqué à jamais. Des erreurs, il en fera d’autres encore, apportant la mort là où elle n’aurait pas dû être. Mais ces erreurs sont celles d’un être humain et non pas d’un presse-bouton à tuer. Yiftah Spector va entrer dans la légende des êtres humains en 2003 seulement, et ce n’est pas abattant un 16 ème Mig pour son tableau de chasse. Non, notre gloire israélienne va devenir véritablement légendaire avec sa plume, et non avec ses ailes. Laissez-moi donc vous conter comment celui qui avait été programmé pour devenir une machine à tuer est devenu un véritable sage. Ça n’est pas fréquent, aussi est-il nécessaire de vous raconter le troisième grand exploit d’Yiftah Spector.
Durant cette guerre des nerfs de 1967 à 1970, les Mirage ou les Phantom de Yiftah Spector ont descendu des Migs (il en descendra personnellement 8 durant la période !), certes, mais il ont aussi beaucoup bombardé. Notamment durant l’opération Priha, ("Blossom"- "floraison"), qui a consisté en 118 sorties aériennes, de janvier à juin 1970, toutes faites par deux escadrons de Phantom : le 201, "The One"("Le premier") le 69 "Hammers" ("les Marteaux"). Les objectifs des bombardements sont le plus souvent des sites de missiles, mais aussi parfois des sites industriels. Yiftah Spector fait alors partie des "Marteaux". Début février, son escadron va commettre une grave erreur. "La mission Blossom 9 ne fut pas aussi glorieuse. Le Squadron 69 devait bombarder un site de stockage à El Hanka le 12 février, maïs ses équipages larguèrent par erreur leurs bombes sur l’usine de métallurgie d’Abu Zaabal. L’Egypte annonça initialement 50 tués et 56 blessés mais le nombre des morts devait passer à 70 le 17 février, puis à 80. Accablé par la mort de tant d’innocents, Israel informa l’Egypte qu’une bombe à retardement de 400 kg devait exploser 24 heures après l’attaque" nous dit le Fana. En réalité, il y aura 80 morts et 98 blessés. Un vrai carnage de civils. Au milieu du mois d’avril, c’est l’autre escadron qui commet un impair de taille en Syrie : "Par ailleurs, la mission 19 du 18 avril se termina sur une nouvelle erreur tragique. Les avions du Sqn 201 visaient un quartier général àTsalchiya, mais c’est une école qui fut frappée. 46 enfants furent tués. La dernière mission de frappe en profondeur, Blossom 21, eut lieu cinq jours plus tard". Spector abattra deux MiG-21 de plus, et à l’arrivée du conflit de 1973 deux de plus encore, pour arriver au score assez faramineux de 15 victoires aériennes au total. Commandant de l’Escadron 107 (les "queues orange"), en 1973, il continue d’aller au charbon et participera à 42 sorties en seulement 19 jours.
On comprend que pareilles erreurs finissent par marquer les individus. Chez Yiftah Spector comme chez d’autres, mais chez lui c’est une drôle de rencontre qui va lui faire prendre conscience de pas mal de choses, et ce assez tôt. En 1967, avant qu’il ne devienne LE héros de la guerre des 6 jours sur son Mirage IIIC, Ronen "Ran" Pecker , 7 victoires homologuées, 2 non confirmées, était le pilote le plus admiré qu’Yiftah croisait tous les jours sur la base. Un pilote à qui il n’avait osé jusqu’ici lui demander si la rumeur qui courait à son propos était vraie ou pas. Celle-ci était à vrai dire terrible : selon celle-ci, Ran Pecker aurait de ses mains exécuté un pilote jordanien prisonnier, après que celui-ci ait admis avoir tué lui aussi un pilote israélien capturé ! Le procédé révulsait Spector. Tout le monde était au courant sur la base, visiblement, mais personne n’osait en parler au héros.
Un soir de "debriefing" de mission, Spector, avait demandé à la cantonade pourquoi, pour mettre fin aux rumeurs, ne faisait-on pas une enquête officielle sur celles circulant dans la base. Le commandant de la base, Motti Hod, présent, lui intima le conseil "de ne pas prêter attention à des choses aussi peu fiables" et de se calmer. Le soir même, Pecker, mis au courant des propos d’Yftiah, le héros tant admiré fondait sur lui "avec un regard de faucon" raconte Yiftah, en lui disant ceci : "Alors comme ça tu as entendu quelque chose. Et alors, tu voudrais ainsi les défendre ? Et pleurnicher sur le sort de tout le monde ?... Est-ce la façon dont se comportent les copains ? Pour moi, tu es terminé, et c’est fini pour toi dans l’aviation, et pour le pays, et compte bien que je vais y veiller"... Yftiah, sans le savoir venait d’obtenir un aveu. Le héros adulé était aussi un assassin, comme l’était aussi son prisonnier. Bien plus tard, Spector avait envoyé à Ran Pecker son manuscrit, avec dedans l’anecdote, en lui demandant s’il pouvait la publier. Il lui avait répondu, plutôt désabusé : "écrivez ce que vous voulez, ce que vous pensez. Signé : un homme, un vrai".
Lassé des combats, il est nommé chef des opérations de l’IAF en 1976, mais abandonne en 1978, le poste ne lui convient pas. Il démissionne, mais on vient le rechercher pour devenir le metteur au point du F-16 au sein de l’IAF : ç’est plus dans ses cordes et il rempile aussitôt, à la base de Ramat David . On comprend mieux pourquoi il fera partie des 8 pilotes de F-16 : il le connaissait sur le bout des doigts ! Lors de l’attaque d’Osirak, alors qu’il était commandant, il n’avait pas exigé être leader et était devenu l’ailier simplement d’un de ses 7 autres camarades. Les feux de la rampe ne sont pas sa tasse de thé.
Dans son livre, Yiftah avait aussi tenu à citer le commandant Pinhas Weinstein, à qui on avait aussi demandé en 1956 de tuer des pilotes prisonniers, et qui avait répondu à ses supérieurs : "messieurs, vous pouvez embrassez mon derrière", une formule très anglaise qui montrait sa détermination à respecter les règles ordinaires de l’art de la guerre. Lorsqu’il avait été appelé à comparaître pour insubordination et injures à supérieur, Weinstein, décidément en verve, en avait sorti une autre : "Il y parfois des choses qu"il faut dire "haut et clair" (loud and clear) de manière à ce que tous les soldats comprennent". Le titre du livre d’Yiftah Spector était tout trouvé. Car son livre, à la sortie, allait provoquer un beau scandale. Spector y parlait de "dérive actuelle" voire de "désintégration" des valeurs du départ de l’armée israélienne. Celle des commandos de son défunt père : la défense du pays, pas le massacre de civils. Selon lui, le gouvernement est devenu "sourd, aveugle et stupide".
Les autorités avaient eu vent de ce qu’ils voulaient écrire : ils firent pression sur tout le monde. Son éditeur, surtout, pour que soient retirés des éléments entiers de son manuscrit. Celui en particulier sur les bombardements de civils innocents. Spector avait fait un long chapitre sur une autre chose qui l’avait révulsé : le largage de plus de 500 000 sous-munitions lors de la première offensive au Liban, en 2002, récidivée en 2006. Plus de 50 000 étaient encore actives ! Le "comité de lecture" de l’état hébreu avait sucré tout le chapitre, en effaçant même le nom de la bombe larguée, y compris en allant aussi le retirer sur le site officiel de la Défense ! Selon lui, les censeurs avaient même insisté pour mettre des noms d’escadrons fictifs sur ceux qui les avaient larguées. Yiftah avait moyennement apprécié : avec ses 8 500 sorties dont 334 missions de combat, avec ses 15 victoires totales (11 homologuées, deux à partager et 2 non homologuées pour 14 Mig 21 et 1 Mig 17) il pouvait espérer un peu plus de considération, peut-être. Du moins l’espérait-il ! Il avait assez rendu service à la nation et n’avait jamais démérité, ou presque. Le 9 décembre 2006, le commandant des tirs de l’IDF, confirmait pourtant les dires de Spector : il y en avait eu 1,2 millions de tirées à partir de 1800 bombes clusters ! le plus souvent ce sont des canons autoportés qui les avaient tirées : or on connaissait aussi leur imprécision notoire : phénomène aggravant pour leur dissémination n’importe où dans le territoire.
En 2003 encore, bien que retiré depuis 1984, il était toujours instructeur et réserviste. Il avait volé cette année là 110 fois dans l’année, dans ses 47 jours effectués de réserviste ! Mais le 10 septembre de cette année-là, un événement l’avait fait sortir de ses gonds, et de sa réserve militaire : ce jour-là, un raid mené contre un des leaders du Hamas, Mahmoud Zahar, en plein milieu de Gaza, avait tourné au massacre de civils et le fils de Mahmoud Zahar, Khaled, avait péri. Yftiah re-songeait à son pilote jordanien tué par son héros, sans nul doute. Tuer un assassin, ça sert à quoi ? Et ces enfants ? Ça n’élève pas vraiment l’auteur du second crime : mais là il y avait autre chose en plus : une densité de population qui ne pouvait devenir un ciblage sur une seule personne ! Il y aurait obligatoirement des dégâts collatéraux ! Repensait-il à son usine bombardée et les terribles photos dans la presse qui avaient suivi ? Ou à l’école massacrée par ces collègues d’escadron ?
La décision de bombarder à cet endroit était révoltante et pire encore, puisqu’on apprenait que les avions l’avaient fait à deux reprises, dans la même semaine, et en pleine ville ! Il avait déjà lui, pilote, aussi provoqué des morts civiles, mais pas délibérément de la sorte : là, les F-16 avaient carrément fondu sur la maison du militant, alors que les autorités connaissaient le nombre de personnes à l’intérieur, et ce à deux reprises. Yftiah s’est toujours défendu de ne pas l’avoir vu, ce satané drapeau ! C’était bien ici, un de ces assassinats ciblés, comme l’avait été très certainement aussi son attaque du Liberty, en définitive (le président Johnson avait fini par dire au téléphone "mais qu’il coule donc, ce rafiot !"), et pour Yiftah Spector c’en était trop : ses avions n’avaient pas à participer à pareille boucherie, et il allait le faire savoir, à sa façon, aux politiques qui avaient décidé cette action. Spector veut bien faire la guerre, mais pas dans ses conditions-là.
Car si l’un des héros d’Osirak et l’attaquant du Liberty était aussi désormais détesté par les politiques, c’était pour autre chose encore. Pas un livre, mais une lettre. A la Zola : un "J’accuse" particulièrement incisif, signé de 27 officiers de réserve de l’armée de l’air d’israël dont neuf d’active qui avait retenti comme un coup de tonnerre au dessus de Jerusalem et de Tel-Aviv. Yftiah en était le signataire le plus âgé. La bombe lancée le 24 septembre 2003 avait eu un effet de souffle médiatique énorme en effet en Israël. Elle s’intitulait "La lettre des pilotes" et portait en titre phare "le courage de refuser". Au milieu, des phrase clés : "nous refusons d’attaquer des cibles civiles", " nous sommes opposés aux ordres illégaux et immoraux que donne l’Etat d’Israël dans les territoires occupés"... allant plus loin encore, en faisant de l’occupation des territoires une source d’insécurité menaçant le pays !
La lettre, pas encore parue dans le journal Haaretz, Yiftah, toujours réserviste, à 63 ans, avait été convoqué par son supérieur du moment, le général Dan Halutz. Ce dernier l’avait supplié de retirer son appel, dont il avait appris le contenu avant parution. Pendant deux heures, il avait tenté de le convaincre. Sans y arriver. Et à la fin, de décider de le rayer de la liste des pilotes de réserve de son escadron. En lui retirant les ailes cousues sur son uniforme, comme on avait dégradé Dreyfus. En claquant la porte, Yiftah lui avait alors lancé un "Halutz, c’est la dernière fois que je donne une leçon à l’aviation". Yiftah ne devra pas attendre longtemps pour en voir les effets.
Halutz n’était pas un inconnu, c’était bien un extrémiste, et surtout en quelque sorte un récidiviste du comportement impardonnable. "En l’an 2000, Dan Halutz fut nommé commandant de l’armée de l’air. A cette fonction, plusieurs de ses déclarations en public déchaînèrent une tempête et médiatique. Ainsi, après une attaque aérienne à Gaza, où furent tués également des citoyens palestiniens, Dan Halutz fut interrogé sur ses sentiments au moment de l’exécution d’une mission de ce type et voici quelle fut sa réponse : "Je sens un léger choc dans l’avion, conséquence de la libération de la bombe, et au bout d’une seconde, cela passe." À la suite de cette déclaration, une requête fut présentée à la Cour suprême contre sa nomination en juillet 2004 aux fonctions d’adjoint du chef d’état-major général. La requête fut repoussée. Au début de 2005, Dan Halutz fut nommé successeur du chef d’état-major général, Moshé Yaalon, et prit ses fonctions en juin 2005." nous dit "Un Echo d’Israël" que l’on peut difficilement objecter de manque d’impartialité.
Nommé en effet responsable de l’IDF (Tsahal, à savoir toutes les armées et plus seulement l’aviation ou IAF, c’est la première fois pour un aviateur !), Halutz, trois victoires à son actif, en 1973, et choisi par Ariel Sharon en personne, allait se lancer tête en avant dans l’aventureuse opération libanaise, où tout avait été axé sur le rôle de l’aviation, chargée de pilonner à outrance le Sud Liban. Un choix militaire absurde. Ce sera en vérité un véritable massacre de civils. Jamais offensive n’avait été si soudaine et si destructrice. Toutes les images qu’on en a gardé sont atroces. Je vous passe les pires, tout le monde les a vues. Halutz sera effectivement présenté comme un boucher sur des affiches qui vont fleurir un peu partout à son effigie. Le 17 janvier 2007, sous la contrainte de la critique venue de partout sur sa gestion désastreuse du conflit, il est contraint à la démission qu’il remet à Ehud Olmert et au ministre de la Défense Amir Péretz. Il n’avait pas attendu, et le pouvoir non plus, les résultats de la commission Winograd sur la conduite des troupes et l’usage des armes dans l’offensive de 2006. Il y était littéralement crucifié.
Selon Amnesty International, "en se fondant sur ses recherches menées sur le terrain et sur l’analyse de la gestion des hostilités en 2006, Amnesty International a conclu que ce sont les civils libanais – et non les combattants du Hezbollah – qui ont payé le plus lourd tribut s’agissant des attaques de l’armée israélienne. Quelque 1 190 personnes ont été tuées, pour l’immense majorité des civils qui ne prenaient pas part aux hostilités, dont des centaines d’enfants. De même, la plupart des habitations, propriétés et infrastructures visées par les frappes aériennes et les tirs d’artillerie étaient civiles." Halutz avait fait tout l’inverse que ce que lui avait recommandé Spector !
La commission elle-même avait été censurée sur l’usage des bombes à fragmentation ou sur l’horrible massacre de Cana du 30 juillet 2006 a qui avait fait 29 morts tous civils, hommes, femmes et enfants. Dans son livre, Yiftah avait mis en lumière ses bombardements aveugles et le recours à ce type de bombes. En janvier 2008, un autre bombardement par des chars tuait le second des fils de Mahmoud Zahar, Hussam al-Zahar. Et en janvier 2009, c’est l’offensive de Gaza qui débutait... Non, franchement, on écoutait fort peu Spector en haut lieu.
Oh, les 27 signataires de l’appel ce n’était pas pour autant des insoumis, ni des "traîtres" comme on s’est empressé de le dire, mais des citoyens, attestant à la fin de leur missive toujours vouloir défendre leur pays. Des patriotes, écœurés par ce qu’ils avaient vu ou ce qu’on leur avait demandé de faire. Dans certains mots de cette formidable lettre, qui devrait être lue partout (on songe à celle de Guy Môquet !), j’ai crû entrevoir une image. Celle d’un bateau, mitraillé incendié, et martyrisé. Celle de l’USS Liberty, sauvagement agressé pour de biens obscures raisons, jamais expliquées à ceux à qui on avait demandé d’assurer l’attaque en bons patriotes. Et qui avaient assumé à eux seuls des ordres aberrants. Les laissant avec leurs remords à vie.
Epilogue : si Yiftah Spector est détesté par certains hommes politiques et certains militaires, qu’il accuse de graves dérives conservatrices, il garde une aura extraordinaire dans l’armée, en raison de ses scores mais aussi de son franc-parler qui était, et est encore, très apprécié. L’homme qui a tenté de redonner à Tsahal sa dignité perdue, à cette heure, n’est pas encore écouté. Il devra le redire une nouvelle fois, "plus haut et plus fort", sans doute. En attendant, on vient de le convoquer pour lui remettre les ailes d’or, une distinction de grande valeur là-bas, puisqu’elle marque le cinquantenaire de la remise de ses insignes de pilote : une grande boucle de bouclée. En temps ordinaire, ce serait une cérémonie assez anodine, ma foi... ailleurs.
Mais en ces temps troublés pour Israël, on notera le geste : quelqu’un, en haut lieu, en lui redonnant ses ailes arrachées par un général raciste et belliqueux, a clairement donné le signal de la reconnaissance des idées justes et pondérées d’Yiftah Spector. Prouvant par la même qu’on peut très bien avoir été pilote de chasse, et être devenu humaniste. Il a simplement tenté de sauver l’âme meurtrie de son pays pour lequel il se sera toujours battu. Mais n’y est pas encore parvenu, hélas. Des Yiftah Spector, cet "homme d’honneur en uniforme", il n’y en a pas encore assez là-bas semble-t-il, où le bruit du canon résonne toujours au sein des ministères activé par des va-t-en guerre extrémistes. Ce pays a aujourd’hui besoin d’honneur, pas de déshonneur.
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