Fichier Edvige : la Cnil tire les oreilles du gouvernement
Les responsables économiques, sociaux, politiques, associatifs, syndicalistes, religieux seront désormais "surveillés" de près dès l’âge de 13 ans. Une décision qui ne réjouit guère les gardiens de l’informatique et des libertés.
L’information a été déjà largement relayée et commentée ici et ailleurs : un décret du 27 juin 2008 a permis la création du fichier Edvige qui va répertorier les individus susceptibles, par leurs activités ou fonctions, de perturber l’ordre public, ce qui est d’autant plus large comme critère qu’il inclut des enfants de 13 ans et plus !
Un tel fichage va hélas dans le sens de l’histoire administrative et technologique, mais sûrement pas dans le sens d’une démocratie irréprochable.
Toutes ces données dont aucune garantie de protection n’a été apportée par le gouvernement, ne serait-ce que pour éviter un piratage par un hacker particulier, pourraient être dans le futur utilisées par un dirigeant politique peu scrupuleux des principes républicains et démocratiques.
Garde-fous face à un Exécutif sécuritaire
Même si ce décret est du ressort réglementaire et pas législatif, la France a quelques garde-fous.
Parmi ceux-là, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), créée en 1978 et qui contrôle en France toutes les créations et utilisations de fichiers de toutes sortes.
Par exemple, le 12 juin 2008, la Cnil a donné son accord pour la constitution d’un « fichier clients comportant une liste noire d’exclusion des naturistes ne respectant pas les dispositions du règlement intérieur » d’un centre naturiste du Cap-d’Agde, à la condition que ladite liste soit « fermée objective » ne comportant que des éléments factuels (impayés, etc.) sans aucun commentaire.
Le 2 juillet 2008, la Cnil a rendu public son avis du 16 juin 2008 sur ce nouveau fichier de renseignement Edvige.
La Cnil avait émis de nombreuses réserves et les principales ne furent pas écoutées par le gouvernement. Il m’a semblé intéressant de les présenter.
L’influence minime de la Cnil sur Edvige
Certes, la Cnil a réussi à imposer au ministère de l’Intérieur de publier le décret du 27 juin 2008 au Journal officiel. Son avis a également été publié au JO.
Juridiquement, la publication au Journal officiel permettra de garantir un « contrôle sur place et sur pièces » de ce fichier.
Par ailleurs, l’interconnexion du fichier Edvige avec d’autres fichiers de la police judiciaire a été abandonnée sur demande express de la Cnil.
En revanche, la Cnil a maintenu de grandes réserves sur d’autres éléments très importants de la réforme gouvernementale.
13 ans et déjà fauteur de trouble ?
Par exemple, elle juge souhaitable que les personnalités fichées aient plus de 16 ans et pas seulement 13, d’autant plus que le décret parle de personnes dont l’activité est « susceptible de porter atteinte à l’ordre public ». Considérer qu’un mineur de 13 ans (quel qu’il soit) puisse porter atteinte à l’ordre public, ce serait assurément croire que notre pays est bien faible.
Une erreur de jeunesse qui collerait à la peau cinquante ans après ?
Ce jeune âge est d’autant plus scandaleux que la Cnil regrette l’absence de limite de durée de conservation des données. Si des mineurs étaient à l’origine de troubles publics, il ne faudrait pas leur opposer de tels faits trente années après, ou plus ! La Cnil remarque avec bon sens que « le droit de changer, le droit à l’oubli, doivent être assurés pour tous, y compris pour les citoyens de demain ».
L’exception, règle floue d’un enregistrement systématique ?
Si la Cnil a obtenu que le « comportement » et les « déplacements » des personnalités fichées ne soient plus enregistrés, leur « orientation sexuelle » , leurs « origines ethniques » et leur « santé » le resteront néanmoins, même si c’est uniquement de « manière exceptionnelle » (encore faut-il savoir ce que signifie "exceptionnel", la Cnil s’en inquiète).
Ni traçabilité des accès ni sécurisation des données
De plus, aucune garantie de sécurité technique du fichier ne lui a été apportée et aucune procédure de traçabilité d’utilisation du fichier n’a été prévue pour vérifier les conditions d’accès aux données, contrairement à ce que voulait la Cnil.
La Cnil, empêcheuse de tourner en rond… en sursis ?
On le voit, les avancées obtenues par la Cnil ont été bien maigres mais existent malgré tout.
L’existence de la Cnil reste incertaine avec l’adoption par le Congrès à Versailles le 21 juillet 2008 de la révision constitutionnelle qui prétend moderniser les institutions, car cette dernière institue un Défenseur des droits des citoyens qui pourrait s’emparer des prérogatives de la Cnil (ce que je n’espère pas, la Cnil ayant fait ses preuves).
Le fichage systématique et la démocratie
Edvige, c’est un peu le fichage a priori des fauteurs de trouble dans la même philosophie que la rétention de sûreté votée il y a plusieurs mois, à savoir, vouloir mettre hors d’état de nuire des individus qui n’ont encore rien fait ou pour des faits pas encore commis, des personnes qui, selon des critères très discutables, pourraient éventuellement voire probablement faire quelque chose…
Ce n’est pas nouveau : des empreintes génétiques sont collectées même pour des témoins dans des affaires judiciaires ou pour tout autre raison. Petit à petit, les bases de données sur la vie privée des personnes s’enrichissent.
Au moins, un début de transparence ?
La démocratie ne s’accommode pas de compromis avec un système totalitaire, certes, mais faut-il pourtant en conclure que la création du fichier Edvige va conduire la France vers un régime totalitaire ?
Évidemment non, car les élections y sont libres et précieusement préservées. C’est d’ailleurs souvent la France qui est citée comme modèle, et sans doute avec raison, malgré ses nombreuses imperfections, quand on regarde à côté, notamment hors de l’Europe.
Car après tout, en acceptant de rendre publique l’existence de ce fichier, le gouvernement rompt finalement une pratique très ancienne de fichage secret des individus, notamment par les Renseignements généraux voués à disparaître au profit de la réforme des services français du renseignement.
Aux citoyens, aux instances de régulation, aux parlementaires de garder la vigilance et de surveiller le comportement du gouvernement et des services de l’Intérieur au sujet de cette nouvelle base de données.
La sécurité ne peut s’affranchir de la liberté.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (22 juillet 2008)
Pour aller plus loin :
Décret 2008-632 du 27 juin 2008.
L’avis de la Cnil du 16 juin 2008.
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