Justice : brève autopsie d’une réforme qui n’a jamais existé (I)
Alors que la campagne présidentielle reste toujours très silencieuse sur la réforme de la justice, le Conseil constitutionnel vient de censurer, par une décision du 1er mars, quatre articles (14, 21, 24 et 34) de la loi organique sur le recrutement, la formation et la responsabilité des magistrats. Pour le président de la Commission des lois de l’Assemblée nationale, Philippe Houillon, il s’agit d’une « victoire du corporatisme ». André Vallini, président de la commission d’enquête parlementaire sur Outreau, évoque une « réforme bâclée ». Mais le citoyen et le justiciable peuvent se poser une question plus basique : a-t-il jamais existé un quelconque projet de réforme de la justice française ? Que faire pour que cette aspiration légitime puisse devenir réalité ?
Ceux qui espéraient une réforme de la justice dans le sens demandé par de nombreux justiciables seront déçus, mais ce serait une erreur de croire qu’il ne reste plus rien des lois récemment adoptées. La réalité est bien plus inquiétante en ce qui concerne les conséquences de ces textes. Les implications des considérants du Conseil constitutionnel méritent également un examen attentif.
Pascal Clément avait dit devant le Sénat le 22 février : « Première évolution, peut-être la plus symbolique : la création d’une nouvelle faute disciplinaire, sanctionnant la violation grave et délibérée [par un magistrat] d’une règle de procédure constituant une garantie essentielle du droit des parties. Au cours des débats dans votre assemblée, la définition de cette faute a été modifiée afin de mieux l’adapter aux exigences constitutionnelles. Je regrette que cette nouvelle définition n’ait malheureusement pas été retenue par la commission mixte paritaire ». Il avait également adressé des propos analogues à l’Assemblée nationale. Mon article du 25 février évoquait la nature objectivement contentieuse de la saisine du Conseil constitutionnel par le Premier ministre. Malgré l’obligation de soumettre le texte à la Haute Juridiction s’agissant d’une loi organique, la situation litigieuse découlait du point de vue publiquement exprimé par le Gouvernement via le Garde des sceaux. Le différend a été très vite réglé par le Conseil constitutionnel, lequel a estimé à propos de la définition de la faute disciplinaire :
« 6. Considérant que l’article 14 de la présente loi modifie l’article 43 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 susvisée qui définit la faute disciplinaire comme "tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité" ; que le 1° de cet article 14 précise que « constitue un des manquements aux devoirs de son état la violation grave et délibérée par un magistrat d’une règle de procédure constituant une garantie essentielle des droits des parties, commise dans le cadre d’une instance close par une décision de justice devenue définitive » ;
7. Considérant que l’indépendance de l’autorité judiciaire, garantie par l’article 64 de la Constitution, et le principe de la séparation des pouvoirs, proclamé par l’article 16 de la Déclaration de 1789, n’interdisent pas au législateur organique d’étendre la responsabilité disciplinaire des magistrats à leur activité juridictionnelle en prévoyant qu’une violation grave et délibérée d’une règle de procédure constituant une garantie essentielle des droits des parties puisse engager une telle responsabilité ; que, toutefois, ces mêmes principes font obstacle à l’engagement de poursuites disciplinaires lorsque cette violation n’a pas été préalablement constatée par une décision de justice devenue définitive ;
8. Considérant, dès lors, qu’il y a lieu de déclarer contraires à la Constitution les dispositions du 1° de l’article 14 de la loi organique ; qu’il en va de même des dispositions de coordination prévues par son 2°, qui en sont inséparables... »
(fin de citation)
Quant à l’examen des réclamations portant sur le comportement d’un magistrat, le Conseil constitutionnel écrit :
« 9. Considérant que l’article 21 de la loi organique insère dans l’ordonnance du 22 décembre 1958 susvisée un nouvel article 48-2 relatif à l’examen des réclamations des justiciables portant sur le comportement d’un magistrat ; que cet article 48-2 dispose que toute personne physique ou morale qui estime, à l’occasion d’une affaire la concernant, qu’un tel comportement est susceptible de constituer une faute disciplinaire, peut saisir directement le Médiateur de la République d’une réclamation ; qu’il prévoit que, pour l’examen de cette réclamation, le Médiateur est assisté d’une commission qu’il préside et qui est composée de cinq autres personnes dont quatre au moins n’appartiennent pas à l’ordre judiciaire ;
10. Considérant que l’article 16 de la Déclaration de 1789 et l’article 64 de la Constitution garantissent l’indépendance des juridictions ainsi que le caractère spécifique de leurs fonctions, sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur, ni le Gouvernement, non plus qu’aucune autorité administrative ;
11. Considérant que, si le législateur organique a précisé que le Médiateur ne pouvait porter une appréciation sur les actes juridictionnels, le nouvel article 48-2 lui donne néanmoins le droit de « solliciter tous éléments d’information utiles » auprès des premiers présidents de cours d’appel et des procureurs généraux près lesdites cours, ou des présidents des tribunaux supérieurs d’appel et des procureurs de la République près lesdits tribunaux ; qu’il prévoit que, lorsqu’il estime que les faits en cause sont de nature à recevoir une qualification disciplinaire, le Médiateur transmet la réclamation "au Garde des sceaux, ministre de la Justice, aux fins de saisine du Conseil supérieur de la magistrature" ; que le garde des sceaux doit, dans tous les cas, demander une enquête aux services compétents ; que, s’il n’est pas tenu d’engager des poursuites disciplinaires, il doit, lorsqu’il ne le fait pas, en informer le Médiateur par une décision motivée ; que le Médiateur peut alors "établir un rapport spécial qui est publié au Journal officiel" ; qu’en reconnaissant au Médiateur l’ensemble de ces prérogatives, le législateur organique a méconnu tant le principe de la séparation des pouvoirs que celui de l’indépendance de l’autorité judiciaire ;
12. Considérant qu’il s’ensuit qu’il y a lieu de déclarer contraire à la Constitution l’article 21 de la loi organique... »
(fin de citation)
La décision du Conseil constitutionnel est insusceptible de recours et doit être acceptée par tous. Certes, une jurisprudence n’est pas la loi, mais les jurisprudences évoluent lentement. En revanche, il paraît indispensable d’etudier les considérants du Conseil constitutionnel et de se demander quelle réforme institutionnelle peuvent proposer les justiciables qui, malgré tout, ne se satisfont pas de la situation qui s’est créée suite : a) aux lois sur la responsabilité des magistrats et sur la procédure pénale récemment adoptées ; b) à la décision du Conseil constitutionnel sur la première d’entre elles. Rappelons que le juge constitutionnel n’a pas pour vocation de se prononcer sur l’équité citoyenne d’une loi, mais uniquement de la comparer avec la Constitution en vigueur. Ses attendus sont censés être, avant tout, techniques.
Le premier constat qui s’impose est que les considérants sont tournés d’une telle façon, qu’ils ne laissent pratiquement aucune marge au législateur. Le deuxième, qu’ils sont très proches de l’avis du Conseil d’Etat du 19 octobre 2006 tel qu’il a été diffusé sur le site de « Maître Eolas » sans recevoir de démenti. Cet avis dit notamment :
« En revanche, en qualifiant de faute disciplinaire la "violation délibérée des principes directeurs de la procédure civile ou pénale", le projet de loi organique, loin de clarifier la définition de cette faute, introduit un risque de confusion entre l’office des juges d’appel et de cassation et celui du juge disciplinaire. L’appréciation du comportement professionnel ne serait en effet pas dissociable de celle du bien-fondé des recours portés, dans la même affaire, devant le juge d’appel ou de cassation. En l’absence de précisions appropriées sur les conditions dans lesquelles l’activité juridictionnelle d’un magistrat pourrait donner lieu à la constatation d’une faute disciplinaire, la disposition en cause est de nature à porter atteinte aux principes de séparation des pouvoirs et d’indépendance de l’autorité judiciaire.
Le Conseil d’Etat relève que si le Conseil supérieur de la magistrature statuant en matière disciplinaire et le Conseil d’Etat statuant au contentieux ont déjà admis que pouvaient être de nature à justifier une sanction disciplinaire les manquements graves et réitérés aux devoirs de son état que constituaient les violations par un magistrat des règles de compétence et de saisine de sa juridiction, c’est après avoir constaté que les faits ainsi reprochés avaient été établis dans des décisions juridictionnelles devenues définitives. »
(fin de citation)
J’avais exprimé un point de vue différent dans mes articles des 25 décembre et 14 février, mais le Conseil constitutionnel reprend l’argumentation, voire même les expressions, de l’avis du Conseil d’Etat.
Comme c’est la règle, la décision du 1er mars n’indique pas le nom du rapporteur, lequel, aux termes de l’article 19 de l’Ordonnance n°58-1067 du 7 novembre 1958, doit être un membre du Conseil constitutionnel. Cependant, un article de septembre 2005 du responsable du service juridique de ce Conseil, Régis Fraisse, expose que : « Le secrétaire général et les trois membres du service juridique assistent au délibéré. Ils [...] peuvent, à la demande du président, répondre à toute question technique ou rappeler l’état de la jurisprudence sur un point particulier ». Une page du service juridique précise que : « Le service juridique est une équipe restreinte de trois fonctionnaires détachés au Conseil ou mis à sa disposition (un membre du corps des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, un magistrat de l’ordre judiciaire et un administrateur des services de l’Assemblée nationale) chargée d’apporter une assistance technique aux membres du Conseil constitutionnel ». On trouve donc, notamment, deux juges parmi les trois assesseurs juridiques dont le rôle est essentiel dans l’élaboration des décisions du Conseil constitutionnel.
Mon article du 5 novembre rappelait également que les membres du Conseil d’Etat sont avant tout des juges, au statut régi par le Code de Justice administrative. A cette précision, il convient d’ajouter que le secrétaire général du Conseil constitutionnel est un conseiller d’Etat en détachement. C’est le cas depuis 1959, sauf pour la période 1983-86 où ce poste fut occupé par un conseiller à la Cour de cassation.
La partie II de cette note abordera plus en détail les aspects juridiques de la décision du Conseil constitutionnel, et les parties III et IV, l’ensemble des deux lois sur la justice adoptées le 22 février. Mais, d’ores et déjà, deux conclusions paraissent raisonnables :
- Le Parlement peut, s’il le souhaite vraiment, rendre constitutionnels les articles 14 et 21 invalidés le 1er mars. Il suffirait d’une légère modification de la Constitution dans le sens de la Charte de 1998 du Conseil de l’Europe, aux termes de laquelle : « Toute personne doit avoir la possibilité de soumettre sans formalisme particulier sa réclamation relative au dysfonctionnement de la justice dans une affaire donnée à un organisme indépendant ».
- Compte tenu des péripéties récentes des lois sur la justice, il serait salutaire d’instaurer sans tarder une plus nette séparation entre le Conseil constitutionnel et les autres juridictions, de même qu’entre le Conseil d’Etat et la juridiction administrative, dans le sens des propositions de mes articles des 13 septembre et 18 février.
Sans jamais oublier que, dans cette Europe bourrée de monarchies, la Constitution française présente la spécificité d’un pouvoir émanant du peuple souverain. Le général de Gaulle estimait qu’en France, la cour suprême, c’est le peuple. Ce n’est pas vrai chez tous nos voisins.
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